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ça va mieux en l'écrivant !...

... ENCORE FAUT-IL LE LIRE AVANT !

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Le monde est fatigué, de Joseph Incardona

Publié le 6 Novembre 2025 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Novembre 2025,

Un titre intrigant, une héroïne hors du commun, un destin implacable, des situations improbables, des rebondissements à la limite du vraisemblable, une construction finement élaborée, un parti d’écriture original : Le monde est fatigué est un livre surprenant à tous égards. Son auteur, Joseph Incardona, est suisse et réside à Genève. Dans un précédent roman publié en 2020, La soustraction des possibles, j’avais apprécié ses qualités d’imagination et sa capacité à me tenir en suspens… Et je m’étais aussi demandé si ses allusions mi-indignées mi-goguenardes sur les modes de vie des très riches ne masquaient pas une sorte de fascination…

Dans son nouveau roman, le monde est peut-être fatigué, mais il est surtout illuminé par un personnage de femme qui ne porte que des pantalons ou des jupes longues. Ce n’est pas sans raison. Cette femme a un secret : comme son visage, son corps semble idéalement harmonieux… mais il s’arrête juste en dessous des genoux. Ceux-ci sont prolongés par des prothèses en titane qui lui permettent de se mouvoir normalement… ou presque.

En fait, ce qui compte pour Êve — avec un accent circonflexe, comme dans rêve —, c’est surtout de se mouvoir en nageant. Après s’être soigneusement maquillée, elle glisse ce qu’il lui reste de ses jambes dans une queue de sirène en silicone peinte écaille par écaille, plonge avec élégance dans des bassins, des piscines ou des aquariums géants, évolue avec grâce dans l’eau et offre des spectacles aquatiques éblouissants. Pour répondre à la demande de collectivités, d’entreprises ou de très très riches particuliers prêts à dépenser sans limites pour des festivités sortant de l’ordinaire, elle sillonne le monde comme une femme d’affaires de haut vol, habituée aux gares et aéroports, s’arrêtant dans des hôtels au luxe ultramoderne désincarné, de Genève à Tokyo, de Paris à Brisbane, sans oublier Dubaï. Des périples longs et fatigants pour rejoindre, sur des sites d'exception, des réalisations humaines se ressemblant à en être fatigantes…

Pas toutes ! Il y a pire. Au cœur du Pacifique Nord flotte entre deux eaux une colossale masse de déchets plastiques, s’assemblant naturellement au même point géographique sous l’effet de courants océaniques tourbillonnants dans le même sens. De quoi amener certains à s’interroger : dans une intention de pédagogie et de prise de conscience, ne serait-il pas intéressant de filmer un spectacle de sirène dansant dans cette soupe boueuse ?

Êve est seule dans la vie, elle n’a personne, à l’exception de Matt Mauser, une espèce de détective privé obèse et transpirant qui enquête pour elle. Car entre deux contrats, Êve veut savoir ce qu’est devenu son enfant. Et elle veut retrouver le responsable de l’accident ayant laissé une jeune femme belle et heureuse, ancienne championne de natation synchronisée, éparpillée façon puzzle au bord de la route. Vengeance !… Autre question qui la turlupine : D’où proviennent ces versements mensuels conséquents qui alimentent depuis quelques années un compte à son nom dans une banque de Zurich ?

Un texte au présent de l’indicatif, des phrases courtes et un soupçon de causticité dans le ton donnent à la narration un rythme saccadé, une allure décalée. Par ses observations cinglantes, ses métaphores drôles et cruelles, sa façon de balancer inopinément des chiffres et des rapports scientifiques, Joseph Incardona démasque l’absurdité de l’air du temps, des tendances du jour, de la modernité en général. Et le spectacle des riches lui fait toujours le même effet.

Le monde est fatigué se laisse lire agréablement, mélangeant les genres avec bonheur : une part de satire sociale, une part de thriller palpitant et poignant, une part d’alerte environnementale. Le chapitre te conduisant, lectrice, lecteur, sur une route de montagne surplombant le lac de Derborance, dans le Valais, et celui te faisant survoler le vortex d’ordures du Pacifique Nord sont aussi terrifiants l’un que l’autre, chacun à sa manière.

Roman de Joseph Incardona déjà critiqué : La soustraction des possibles.

GLOBALEMENT SIMPLE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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Je voulais vivre, d'Adélaïde de Clermont-Tonnerre

Publié le 6 Novembre 2025 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Novembre 2025,

Je te préviens, lectrice, lecteur, ma critique de Je voulais vivre s’accompagne de considérations personnelles. Aussi, avant de t’embarquer dans mes digressions, je t’annonce sans ambages que ce dernier ouvrage d’Adélaïde de Clermont-Tonnerre m’a passionné et que sa réécriture de Les trois Mousquetaires, le « best-seller » universel d’Alexandre Dumas, constitue, à mes yeux, une véritable prouesse littéraire. Je le proclame haut et fort, parce que j’avais hésité à le lire, ayant gardé quelques préjugés après un précédent roman de l’autrice.

Tout le monde a lu Les trois Mousquetaires, plus ou moins tôt à l’adolescence. C’est en fait ce que tout le monde a l’habitude de dire, et moi aussi… Sauf que, dans les premières pages de Je voulais vivre, en découvrant les accusations de ceux qui se sont institués « juges », j’ai pris conscience que je n’avais probablement pas lu le fameux roman de Dumas, en tout cas, pas en entier, ou peut-être seulement une version expurgée destinée aux enfants, juste de quoi garder le souvenir d’aventures de cape et d’épée glorifiant d’Artagnan, Athos, Porthos et Aramis… Milady ? Une ennemie des héros, forcément vouée à l’échec, un personnage féminin secondaire ; je n’avais pas pris la mesure du potentiel de séduction ni de l’incarnation maléfique dont Alexandre Dumas l’avait doté.

Au fil de ma lecture de Je voulais vivre, j’ai découvert avec intérêt une fiction romanesque consacrée à la vie et à la mort d’une femme à nulle autre pareille : Charlotte Backson, Anne de Breuil, puis Milady de Winter. Que retenir du personnage ? Victime en 1609, à l’âge de six ans, d’un crime affreux la laissant orpheline, elle fait preuve d’une résilience étonnante qui se confirmera tout au long de son enfance, de son adolescence et de sa courte vie d’adulte. Dotée d’un esprit brillant, d’un caractère bien trempé, d’un opportunisme débridé et d’une capacité de séduction irrésistible, elle atteint prématurément une maturité qui l’incite à vouloir accélérer sa destinée de femme libre, par des choix osés dont elle mesure mal les risques. Elle chute durement, se relève à chaque fois, prompte à reprendre son ascension dans les cours royales de France et d’Angleterre, rebondissant sur des stratégies de plus en plus audacieuses, abandonnant un à un tous ses scrupules face à des adversaires toujours plus nombreux, déterminés et haineux. Vengeances à suivre ! Une spirale captivante !

A partir de 1625, jusqu’en 1628, année de son « exécution », son parcours croise et recroise celui des mousquetaires Athos, Porthos et Aramis, rejoints par d’Artagnan. Celui-ci s’est mis au service de la reine de France, tandis que Milady émarge chez le cardinal de Richelieu. La suite est connue.

Pour écrire Je voulais vivre, qui élargit l’angle de vision fixé dans l’ouvrage originel, Adélaïde de Clermont-Tonnerre a développé des allusions esquissées ça et là par Alexandre Dumas : une idée intelligente pour concevoir une fiction romanesque renouvelée, sans trahir son inspirateur. Elle a choisi — à juste titre, selon moi — de la raconter à la manière de Dumas, bien que ses longs récits narratifs classiques, parfois verbeux, puissent te lasser, lectrice, lecteur, car les façons d’écrire aujourd’hui sont plus épurées, plus incisives. Pour éviter l’ennui pouvant naître de l’uniformité, certains récits sont confiés à des narrateurs variés — parmi lesquels Milady elle-même, témoignant comme en direct, et d’Artagnan, ressassant sa confession quarante-cinq ans plus tard —. L’autrice a opté pour des chapitres très courts, ce qui aère la lecture des quatre cents pages.

Restent les petites polémiques : est-il légitime de réécrire un livre considéré comme « culte » et d’en publier une version prétendument féministe ? En 1844, quand Dumas écrivait Les trois Mousquetaires, les romans de cape et d’épée, paraissant en feuilletons, séduisaient un public attaché à la mythologie viriliste du duel ; les femmes fatales et criminelles s’inscrivaient dans un fantasme, celui des créatures du Mal ou du Diable. Adélaïde de Clermont-Tonnerre reprend, sans les transformer, les mêmes péripéties qu’Alexandre Dumas ; elle montre en revanche comment Milady, aveuglée par l’esprit de revanche et de vengeance, devient fatalement une meurtrière. En ce qui nous concerne, lectrices et lecteurs d’aujourd’hui, admettons simplement qu’on ne peut pas employer les mots de tribunal, de jugement et de punition pour qualifier l’horrible mascarade de la mise à mort de la jeune femme.

Roman d’Adélaïde de Clermont-Tonnerre déjà critiqué : Le dernier des nôtres

GLOBALEMENT SIMPLE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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Gabriel's Moon, de William Boyd

Publié le 24 Octobre 2025 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Octobre 2025 

Avec William Boyd, je sais parfaitement ce qui m’attend, ce n’est pas par hasard si je lis depuis quarante ans cet écrivain britannique septuagénaire. D’ailleurs, quand je jette un coup d’œil à mes critiques de ses romans précédents, je constate m’être souvent répété… Pas sûr de faire mieux pour Gabriel’s Moon ! L’auteur livre à nouveau une histoire fictive plaisante, très réaliste, totalement originale, n’ayant aucun lien avec un autre de ses ouvrages. Le personnage principal et ceux qui l’accompagnent ont été créés pour l’occasion et ils évoluent dans un contexte inédit, un contexte qui, comme à l’habitude chez Boyd, est historique ou authentique. Et son talent hors pair de conteur fait le reste.

Dans Gabriel’s Moon, lectrice, lecteur, tu voyageras entre l’Angleterre, l’Espagne et le Congo, avec, en prime, un petit tour au-delà du « rideau de fer ». L’expression te fait lever un sourcil ? Oui, nous sommes revenus dans le passé, au début des années soixante, en pleine Guerre froide ; les rivalités est-ouest se manifestent un peu partout dans le monde, jusqu’en Afrique équatoriale, dans les pays cherchant à structurer une indépendance récemment acquise. Depuis Londres, les services secrets de Sa Majesté tissent de drôles de toiles, où viennent s’empêtrer les âmes ingénues.

Gabriel, trente ans, est de celles-là. Ce célibataire londonien bon vivant est un journaliste spécialisé dans les voyages ; il a même écrit quelques livres sur cette thématique. En 1960, alors qu’il se trouve à Léopoldville en vue d’un article sur le fleuve Congo, il est sollicité pour interviewer et enregistrer Patrice Lumumba, un acteur essentiel de l’indépendance du Congo ex-belge, devenu un Premier ministre… particulièrement éphémère. Car Lumumba sera emprisonné puis assassiné quelques semaines plus tard dans des circonstances mystérieuses. Dans les sphères diplomatiques, on est fébrile, on tient absolument à connaître les mots exacts prononcés par Lumumba lors de son interview.

Gabriel se retrouve donc sous pression et embarqué dans une succession d’aventures rocambolesques inattendues, parfois dramatiques, à l’instigation d’une femme qui le fascine, à laquelle il ne sait rien refuser, bien qu’il ait conscience d’être manipulé. Le MI6 et le Foreign Office ne le lâchent plus. En vérité, les péripéties ont l’avantage de le distraire d’un quotidien un peu morne, dans lequel il est aux prises à des cauchemars récurrents qu’il traîne depuis l’âge de six ans, comme tu pourras le comprendre, lectrice, lecteur, après avoir pris connaissance du prologue du roman.

De quoi éprouver une certaine empathie pour cet homme plutôt sincère, plus futé qu’il en a l’air. Il réussira à s’affranchir de ses barrières psychologiques, prendra en main sa vie sentimentale et se construira un destin d’écrivain voyageur, en couverture d’un parcours d’agent secret qui s’ignorera de moins en moins. Il lui resterait encore — c’est un jugement personnel — à réduire sa consommation d’alcool et de tabac. Ce dernier commentaire est toutefois à replacer dans les mœurs de l’époque. Les romans de William Boyd sont toujours documentés avec précision. Il semble établi qu’en ces temps-là, dans les milieux d’affaires et diplomatiques anglo-saxons, l’on buvait quantités de gin-tonic à l’heure du déjeuner et de whisky dès la fin d’après-midi…

Elégante, souple, fluide, traduite avec finesse, la prose de l’auteur est très foisonnante ; elle s’arrête sur de multiples détails — paysages, aménagements intérieurs, physionomies, garde-robes féminines des années soixante… —, conférant à la narration une tonalité cinématographique saisissante, égayée par des situations cocasses, vivifiée par des accélérations et des rebondissements d’intrigues.

Mouvementé, divertissant, captivant, Gabriel’s Moon ne peut pas prétendre au qualificatif de chef-d’œuvre, mais il procure un très agréable moment de lecture, un peu dans le genre de certains romans de Mario Vargas Llosa, récemment disparu, que William Boyd appréciait.

Romans de William Boyd déjà critiqués : Les vies multiples d’Amory Clay, L’amour est aveugle, Trio, Le Romantique.

FACILE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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Les preuves de mon innocence, de Jonathan Coe

Publié le 24 Octobre 2025 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Octobre 2025, 

De cet écrivain britannique chevronné et réputé, j’avais lu La vie très privée de Mr Sim et, plus récemment, Billy Wilder et moi, deux romans d’aventures savoureuses, empreintes d’une fantaisie malicieuse qui lui est propre. Jonathan Coe doit par ailleurs une part de sa notoriété à quelques ouvrages de fiction satiriques plus politiques, qui lui ont été inspirés par la conduite autoritaire des affaires socio-économiques au Royaume-Uni, tout particulièrement au temps de ce qu’on a appelé le thatchérisme. De nos jours, on parlerait plutôt d’ultralibéralisme.

Et justement, dans La preuve de mon innocence, un homme — d'un abord assurément sympathique —, au profil d’activiste intellectuel de gauche, est poignardé dans un manoir anglais, lors d’un symposium politico-culturel réservé à des personnalités — carrément antipathiques —, réputées pour leurs opinions conservatrices radicales. Thème conducteur des conférences : le virus woke est une pandémie anglo-américaine. Objectif sous-jacent : préparer la privatisation du système national de santé… Diable !

Il se trouve que l’événement relie directement ou indirectement plusieurs personnes s’étant croisées à l’Université de Cambridge quarante ans plus tôt. Que s’y tramait-il donc, tandis que Margaret Thatcher régnait au 10, Downing Street ? Et que penser d’un certain écrivain, étiqueté « conservateur », qui s’était suicidé à la fin des années quatre-vingt, et dont un éminent professeur de littérature devait présenter l’œuvre lors du symposium ?

Voilà qui te plongera, lectrice, lecteur, au plus profond d’une énigme politico-policière, imprégnée selon toute apparence d’une atmosphère à la Agatha Christie. Aux manettes officielles de l’enquête, une inspectrice à la retraite prénommée Prudence, affutée intellectuellement, mais se laissant facilement aller au sherry et la bonne chère, tout en conduisant sa Lamborghini personnelle à tombeau ouvert. En parallèle intervient un duo de très jeunes femmes, touchées de près par la mort brutale du blogueur progressiste. En dignes représentantes de la génération Z, elles brocardent la structure politique traditionnelle bipartisane du Royaume-Uni, qui ne donnerait le choix qu’entre deux partis « dont l’un est un tout petit peu moins d’extrême droite que l’autre » ! Elles passent beaucoup de temps à revoir des épisodes de Friends, la célèbre sitcom, ce qui ne les empêchera pas d’avoir des intuitions pertinentes en déchiffrant des documents autobiographiques datant de l’époque.

La preuve de mon innocence est un roman structuré en trois parties, dont les modes narratifs sont différents. L’auteur commence par dresser longuement les tenants et aboutissants de l’intrigue à venir, en en présentant de manière classique et circonstanciée les nombreux personnages ; un développement par paliers successifs, dont la lecture est un peu poussive, d’autant qu’il faut s’adapter à une prose qui n’a pas le brio délié d’un Franck Bouysse ou d’un Laurent Mauvignier, dont je viens de lire les dernières œuvres. S’en suit, dans une deuxième partie, la transcription intégrale, très fluide, d’un manuscrit d’époque, qui ouvre des perspectives nouvelles sur les motifs du meurtre. Le dénouement, inattendu, fait l’objet d’une narration à deux voix, très pétillante, où réapparaît la malice, la créativité et l’audace de l’auteur, lequel n’hésite pas à se livrer par moment à des digressions réjouissantes.

Un court épilogue rebat curieusement les cartes. Comme Jonathan Coe ne manque pas de le souligner, il est difficile aujourd’hui de s’y retrouver entre vérité objective, vérité alternative, fausse information, rumeur, prédiction réaliste ou promesse politique. Il n’y a donc après tout rien de mieux que l’écriture d’une fiction romanesque pour donner sa vérité ; la sienne !

Roman de Jonathan Coe déjà critiqué : Billy Wilder et Moi.

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La maison vide, de Laurent Mauvignier

Publié le 7 Octobre 2025 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Octobre 2025, 

Ce livre, La maison vide, relate une authentique saga ; c’est l’extraordinaire histoire d’une famille — en fait, une descente aux enfers ! —, reconstituée et racontée avec lucidité et objectivité par l’un des descendants, enfant devenu homme ; l’écrivain Laurent Mauvignier est cet homme et a été cet enfant. En surplomb des intrigues, se dresse la grande maison, majestueuse, construite à la fin du XIXe siècle à l’initiative d’un propriétaire de terres agricoles prospère, l’arrière-arrière-grand-père du narrateur ; une maison restée inhabitée depuis plusieurs décennies, mais jonchée d’empreintes indélébiles de femmes et d’hommes y ayant autrefois vécu.

Pour comprendre le désastre, il n’est pas sûr qu’il suffise, comme le narrateur l’avait entendu de sa mère et par les rumeurs du village, d’incriminer sa grand-mère, morte en 1953 à l’âge de quarante ans : Marguerite, la maudite, la mère de son père — lequel s’est tué dans les années quatre-vingt, quand l’auteur n’était encore qu’un adolescent ! De quoi l’amener à s’interroger, à mener l’enquête et à déduire ou à imaginer ce qui a pu se passer entre les bribes d’anecdotes qui lui sont parvenues.

Peut-être faut-il y voir une série de causes et d’effets. Quel rôle a tenu — ou n’a pas tenu ! — l’arrière-grand-mère, Marie-Ernestine, longtemps cloîtrée dans la nostalgie nébuleuse d’un talent supposé de pianiste et n’ayant jamais manifesté le moindre intérêt pour sa fille ? Quelle part (involontaire) revient à Jules, l’arrière-grand-père mort en 1916 au front — héroïquement, dit-on —, privant ainsi Marguerite de père ? Et quel jeu a joué Lucien, le notaire bien comme il faut, second époux de Marie-Ernestine ?

Je ne peux préjuger, lectrice, lecteur, des sentiments que t’inspirera le personnage de Marguerite. J’ai pour ma part éprouvé une sorte d’affection, d’empathie pour cette petite fille, devenant au fil des chapitres une jeune fille, puis une jeune femme, livrée à elle-même, tenue à l’écart des réalités, en proie à des pulsions affectives lui faisant perdre la notion du bien et du mal, la conduisant à faire confiance à des personnes non recommandables et à prendre des décisions dont tu auras anticipé sur le champ les conséquences catastrophiques. La destinée de Marguerite et celle de la famille s’accomplissent dans des péripéties haletantes, inéluctables, désespérantes.

Certes, les circonstances ont pesé, notamment en temps de guerre. En août 1914, période de moisson active, tout est chamboulé par l’ordre de mobilisation — mot créé pour l’occasion — du jour au lendemain de tous les hommes en âge de travailler, dont beaucoup ne reviendront pas, ou en quel état ! Pendant l’Occupation, se construit mine de rien le quotidien soumis des petites villes régionales, où des officiers allemands bien nourris, bien costumés, bien organisés prennent un ascendant mental sur une population paupérisée et apeurée d’enfants, de vieillards et de femmes seules.

Aucune longueur dans La maison vide, ses sept cent cinquante pages et ses courts chapitres dépourvus de titre, déployés sur cinq parties encadrées par un prologue et un épilogue tous deux circonstanciés. Difficile toutefois de lire l’ouvrage d’une traite, tant il vaut la peine de prendre son temps, d’admirer la prose de Laurent Mauvignier, ses expressions éblouissantes, son humour en demi-teinte, ses envolées lyriques et surtout ses phrases longues, interminables, écrites non pas pour être « à la manière de Marcel Proust » et démontrer quelque virtuosité syntaxique, mais parce qu’il approfondit les moindres détails de l’enquête qu’il mène, parce qu’il pèse avec conscience la plausibilité des faits ou des états d’âme qu’il imagine et parce qu’il les relate avec précision, justesse, clarté et fluidité. A la différence de la plupart des ouvrages romanesques, le texte ne laisse aucune place rituelle à des dialogues ; de courts propos, des commentaires apparaissent sous forme d’alinéas d’une ou deux lignes rompant le récit sans en interrompre le sens.

A l’origine était le suicide du père, mais Laurent Mauvignier ne se met pas en scène dans La maison vide. Il ne se révolte pas contre la fatalité d’un déterminisme social et psychologique défavorable. Il a écrit l’histoire d’une famille qui aurait pu ne pas être la sienne, il a surtout émis « des suppositions, des spéculations… du roman », explique-t-il. Car « c’est par l’invention que l’histoire peut survivre à l’oubli », dit-il encore… Je place La maison vide au-dessus de tout ce que j’ai lu ces derniers temps.

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Entre toutes, de Franck Bouysse

Publié le 7 Octobre 2025 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Octobre 2025

Je suis par principe réticent aux livres s’inspirant d’histoires de famille, je n'apprécie pas les complaintes d’écrivains tentant d’y justifier pourquoi ils ressassent tel ou tel tourment personnel. Sachant que Franck Bouysse y racontait la vie de sa grand-mère, j’ai dans un premier temps hésité à lire Entre toutes. Mais mes précédentes incursions dans l’œuvre de l’auteur m’ayant vraiment beaucoup plu, j’ai surmonté mes préjugés et je me suis lancé.

Bien m’en a pris, car Entre toutes n’est pas une chronique familiale ni même une fiction familiale ; c’est une fiction tout court, un roman. Née en 1912, Marie est morte dans les tout premiers jours du vingt-et-unième siècle. Hors l’évocation des derniers instants paisibles de la vieille dame en présence de son petit-fils, l’essentiel du récit s'achève à la fin des années cinquante, bien avant la naissance de l’auteur, lorsque Marie comprend que désormais, « sa vie devient une annexe de son existence ».

Même s’il garde le souvenir de sa grand-mère, même s’il s’interroge finalement sur « ce qui se perd et se conserve dans le grand délayage héréditaire », Franck Bouysse a juste fait le choix d’écrire sur une femme parmi d’autres, une femme ayant traversé l’ensemble du XXe siècle au fond d’un terroir reculé, une femme « entre toutes » celles qui vécurent comme elle, simplement, humblement, patiemment, dignement ; une femme dont il ne connaissait que quelques bribes d’épisodes ayant jalonné le parcours, car Marie ne parlait pas d’elle.

A partir de ces jalons — qui auraient aussi bien pu être fictifs —, l’auteur a imaginé avec sensibilité les détails d’aventures, de péripéties, d’anecdotes advenues à non pas une, mais à deux femmes dont le livre fait partager les moments de bonheur et de souffrance. Car Marie et sa mère Anna ont, à vingt ans d’écart, vécu les mêmes aléas d’une vie de labeur à la tête d’une petite ferme familiale, isolée, sans confort, n’ayant accédé à l’électricité qu’à la fin des années quarante.

Dans la France profonde au travail, les deux Guerres mondiales ont fait évoluer le rôle effectif des femmes, du fait de la diminution drastique du nombre d’hommes — d’hommes valides ! —, un phénomène encore accentué dans le contexte de la Première, en prenant en compte l’indisponibilité de ceux revenus indemnes, mais restés irrémédiablement perturbés par les horreurs du front. Vingt-cinq ans plus tard, lors de l’Occupation allemande, les femmes se sont efforcées de maintenir à niveau les activités de production, en dépit des réquisitions et des exigences menaçantes des uns ou des autres, et malgré les crimes commis par des divisions SS circulant à proximité.  

Après la perte prématurée de son époux, Marie, comme Anna avant elle, est longtemps restée seule à faire tourner la petite exploitation agricole, sans négliger d’élever ses enfants. Une responsabilité qu’aucune des deux n’avait choisie et qu’elles ont assumée avec dignité. Elles ont travaillé sans faillir, ce qui ne les a pas empêchées d’aimer leurs proches. Elles n’ont aimé d’amour qu’un seul homme, celui qu’elles avaient épousé. La rencontre de Marie et de Clément « à la voix d’ange » est d’ailleurs l’un des moments forts de la narration.

Avec Entre toutes, lectrice, lecteur, tu pourrais t’attendre à un roman du terroir comme il y en eut tant, glorifiant la nature, le travail, la tradition. Mais l’auteur est particulièrement talentueux, son livre dresse deux portraits de femmes confrontées à des situations graves, inattendues, captivantes, les élevant ainsi au niveau d’héroïnes d’une épopée de la France rurale au vingtième siècle. Et si, en son temps, tu avais lu son fabuleux roman titré Née d’aucune femme, tu auras reconnu dans Entre toutes quelques traces des lieux où Rose fut mise à mal, plusieurs décennies auparavant.

Le livre se lit très rapidement. Franck Bouysse écrit toujours aussi bien. Des phrases onctueuses et claires, avec, par instant, des fulgurances lyriques qui sont sa marque, des descriptions éblouissantes, des métaphores magiques, des scènes déchirantes. Lectrice, lecteur, prépare un mouchoir.

(*) Romans de Franck Bouysse déjà critiqués : Né d’aucune femme, Buveurs de vent, L’homme peuplé.

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Les fleuves du ciel, d'Elif Shafak

Publié le 17 Septembre 2025 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Septembre 2025 

A savourer au travers du prisme limpide de l’eau, Les fleuves du ciel est un éblouissant voyage romanesque dans l’histoire de civilisations admirables et de leurs luttes, souvent perdues, contre des ennemis de la civilisation. En fond de plan, au septième siècle avant notre ère, la Mésopotamie est fertilisée par les mythiques Tigre et Euphrate, des fleuves aussi généreux que destructeurs. Dans sa majestueuse bibliothèque de Ninive, Assurbanipal, l’homme qui règne sur l’empire assyrien, lit et relit les tablettes transcrivant en signes cunéiformes l’épopée de Gilgamesh, le plus ancien récit littéraire de l’humanité, dont un épisode inspira le mythe du Déluge dans la Bible. Plus tard, à la chute du roi, Ninive sera rasée. Tout près de ce qu’il en reste, s’élève de nos jours la ville de Mossoul, en Irak.

Née en Turquie et résidant à Londres, la belle écrivaine Elif Shafak s’exprime en turc ou en anglais. De fort caractère, elle ne craint pas de déplaire au régime autoritaire islamisant d’Ankara. Après le passage introductif par l’antiquité, son roman Les fleuves du ciel s’articule autour de trois personnages, apparus en des temps différents, en des lieux éloignés, mais inspirés par les mêmes traces de mémoire.

En 2014, Naryn a neuf ans. Elle vit avec sa grand-mère dans le sud de la Turquie, en territoire kurde, au sein d’un petit groupe de Yézidis, pratiquant tranquillement leur religion monothéiste particulière. Elles vont devoir quitter leur village, condamné à être englouti lors de la mise en service d’un barrage en construction. Elles ont prévu de franchir la frontière, pour rejoindre, en Irak, aux environs de Ninive, une communauté yézidie plus importante. Mais Mossoul vient de tomber aux mains de Daesh, l’Etat islamique, dont les « soldats » massacrent ou réduisent en esclavage les Yézidis, au même titre que celles et ceux que le Califat désigne comme des kouffars (mécréants).

Milieu du dix-neuvième siècle. Arthur passe sa prime enfance dans les égouts puants et les taudis misérables des quartiers ouvriers de Londres, sur les bords de la Tamise. Un univers brumeux à la Dickens, où le garçon, intellectuellement surdoué, se passionne pour les antiquités et parvient étonnamment à déchiffrer les signes cunéiformes des tablettes exposées au British Museum. Les tablettes ne sont pas au complet, il manque des versets au récit du Déluge, Arthur va vouloir partir à leur recherche. Sur le site de Ninive, il est hébergé par des Yézidis. Mais en ces temps-là comme de nos jours, personne n’aime ceux qu’on appelle « les adorateurs du diable ».

Londres, 2018. Zaleekhah, d’origine levantine, est une jeune scientifique spécialisée dans l’hydrologie, étude de l’eau dans ses interactions avec la terre et l’air. En instance de divorce, déprimée, Zaleekhah décide de s’installer sur une petite péniche amarrée parmi d’autres à un quai de la Tamise. Un mode de vie choquant pour son oncle Malek, qui l’a généreusement prise en charge depuis la mort accidentelle de ses parents. Richissime, Marek veut le bonheur des siens, quitte à sacrifier toute considération éthique. Amateur d’œuvres d’art et d’antiquités, il n’hésite pas à en acquérir par des moyens détournés, quoi qu’il lui en coûte, alimentant ainsi le trésor de guerre des terroristes islamistes, qui détruisent et pillent les sites archéologiques. Et sans Zaleekhah, il aurait pu ne pas s’arrêter là…

Les destinées de Naryn, d’Arthur et de Zaleekhah font à tour de rôle l’objet des nombreux et courts chapitres du roman. Dans les premiers, tu pourrais, lectrice, lecteur, avoir la fausse impression de lire un conte oriental déjà vu, alternant avec de banales chroniques sociales historiques. Mais la découverte des aventures surprenantes, émouvantes, parfois tragiques des personnages t’embarquera peu à peu.

La prose traduite d’Elif Shafak résonne superbement en français. Fluide comme de l’eau claire, le texte semble par moment s’évaporer dans des lignes au lyrisme céleste, sur lesquels tu t’arrêteras, lectrice, lecteur, pour les relire et les admirer. Tu réagiras de la même façon aux commentaires pertinents que la romancière glisse dans la narration et pour lesquels elle trouve des métaphores à couper le souffle. Après le dernier chapitre, sa note au lecteur montre son incroyable travail de documentation, à partir duquel elle a laissé libre cours à son imagination, pour bâtir une œuvre fictive complexe et cohérente, fondée sur des personnages et des événements ayant existé et n’ayant pas forcément eu de liens entre eux. La magie de la création littéraire dans sa plus belle expression.

GLOBALEMENT SIMPLE  ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT

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Les éléments, de John Boyne

Publié le 17 Septembre 2025 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Septembre 2025, 

C’est un fait : il m’est plus difficile d’écrire la critique d’un excellent roman que de dézinguer un livre que je n’ai pas aimé. Alors, si j’avoue le mal que j’ai eu à rédiger la présente chronique, on en déduira à juste titre que j’ai lu avec enthousiasme Les éléments, dernier opus de l’Irlandais John Boyne, déjà auteur, entre autres, des œuvres admirables que sont Le Garçon en pyjama rayé et La Vie en fuite.

Dans ce roman qu’on pourrait qualifier de saga, tout commence sur une île minuscule au large de l’Irlande. Les péripéties se poursuivent à Dublin, à Londres, à Sydney, ainsi que dans une ville moyenne d’Angleterre non nommée parce que fictive, sans oublier une courte escale à Dubaï, avant de trouver leur fin lors d’un retour sur l’île.

L’auteur a choisi de laisser s’exprimer quatre narrateurs. Ces personnages, deux femmes et deux hommes, ont été directement ou indirectement confrontés à des abus sexuels. Ils en ressentent une souillure indélébile, susceptible de les amener à des dérapages non contrôlés. Pour continuer à survivre, chacun s’accroche à l’un des éléments fondamentaux de l’univers, structurant ainsi le livre en quatre parties : l’eau, la terre, le feu, l’air. Une architecture littéraire ambitieuse, audacieuse, mais ne présentant aucune complexité à la lecture.

Grande bourgeoise, Vanessa s’est exilée sur une île au climat pluvieux. Elle a choisi la mer pour mettre à distance un monde insoutenable, après l’arrestation, pour viol de très jeunes filles, d’un notable respecté de Dublin. Autre tourment, sa propre fille, pourtant nageuse accomplie, s’est noyée en mer… Vanessa aurait-elle pu l’empêcher ?

De la terre humide de l’île à la pelouse impeccable d’un stade ! Espoir du football malgré lui, il fuit un père aussi brutal qu’obtus et quitte l’île pour Angleterre. Il y vit d’expédients dégradants, avant de signer un contrat dans un club. Parmi ses coéquipiers, un mâle fier de ses conquêtes féminines… Accusé de complicité de viol, s’en sortira-t-il indemne ?

Cheffe du service des grands brûlés à l’hôpital d’une ville moyenne, elle avait, à l’âge de douze ans, subi divers sévices de la part de deux copains de quatorze ans. Elle avait cru s’en libérer en manipulant des allumettes. Vingt-cinq ans plus tard, elle porte un intérêt particulier aux jeunes garçons de quatorze ans… N’est-ce pas jouer avec le feu ?

A quatorze ans, il avait été violé par une femme adulte. Même marié, sa libido en était restée désespérément atone. Partir s’installer en Australie n’y avait rien changé. Voilà qu’il décide d’embarquer son fils, quatorze ans, pour un très long périple dans les airs, menant de Sydney à Dublin, avant un dernier trajet en train et en bateau… Une manière de boucler la boucle en famille.

Les quatre récits sont indépendants, tout en étant liés, parfois imbriqués avec bonheur les uns dans les autres. Leurs courts chapitres alternent présent et passé, ce qui donne du punch à la lecture et provoque l’envie presque frénétique d’en savoir plus. L’auteur sait s’y prendre pour ménager ses effets. Truffé d’incertitudes en suspens, de découvertes surprenantes, de rebondissements multiples, le roman offre des pages qui se lisent le souffle coupé, comme un thriller.

La psyché des narrateurs est méticuleusement élaborée. Inspirés de faits de société très actuels, les récits qu’ils donnent de leurs aventures revêtent une authenticité poignante. Tu auras, lectrice, lecteur, l’impression d’écouter les confidences de proches. Tu éprouveras tour à tour à leur égard de la curiosité, de la compassion, de l’émotion, de l’agacement, et parfois aussi, de la répulsion.

Le texte se lit sans effort. Nulle complication, nulle fioriture, nul effet de style dans la plume de John Boyne, sa fluidité est totale. Les éléments est un livre passionnant que j’ai regretté de refermer après la dernière page ; et toi, lectrice, lecteur, tu pourrais regretter de ne pas le lire, car il a tout pour te plaire, quels que soient tes goûts ou tes habitudes littéraires.

GLOBALEMENT SIMPLE  ooooo  J’AI AIME PASSIONNEMENT

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La leçon d'allemand, de Siegfried Lenz

Publié le 27 Août 2025 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Août 2025, 

Très peu lu en France, La leçon d’allemand, publié en 1968, est un livre incontournable outre-Rhin, où il fait partie des ouvrages de littérature inscrits au programme des lycées. Siegfried Lenz (1926-2014) aura en effet été un écrivain essentiel de l’après-guerre, en orientant ses jeunes compatriotes vers un futur digne sans occulter un passé indigne. Sur près de six cents pages, son roman La leçon d’allemand se compose de deux histoires espacées de dix années et superposées dans deux récits entrelacés.

La première remonte à 1943, au nord de l’extrême nord de l’Allemagne. Une région plate et sombre de tourbières au bord de la mer du Nord, battue par des vents violents, des pluies froides, des brouillards denses. Le narrateur, prénommé Siggi, se souvient : il n’a pas encore neuf ans, son père est le brigadier — et unique effectif — du poste de police local, où la famille est logée. Non loin de là se trouvent l’habitation et l’atelier d’un ami, un peintre, Max Ludwig Nansen, un homme bienveillant, d’une bienveillance toutefois légèrement teintée de suffisance ; il a une haute opinion de son talent et de ses devoirs d’artiste. Son œuvre est appréciée par des amateurs éclairés, mais elle a été qualifiée de « dégénérée » par Berlin, qui lui signifie une interdiction officielle de travailler.

Il revient au brigadier d’aller porter cette interdiction en main propre. Le peintre lui oppose une forme d’incrédulité désinvolte : impossible d’arrêter de peindre, tant pis pour les risques encourus ! Voilà qui attise l’agacement puis la rage du brigadier, qui, obsédé par son « devoir » de fonctionnaire, trouve insupportable qu’on le nargue en faisant fi des règlements. Chargé de veiller au respect de l’interdiction, il s’entêtera à remplir son « devoir », menaçant son ancien ami, confisquant des œuvres, adressant des rapports à Berlin, tandis que l’artiste imaginera des biais pour poursuivre son travail, notamment par des peintures dites invisibles. Les relations entre les deux hommes se dégraderont. Au fil des mois, l’idée, puis la réalité de la défaite ne changeront rien à l’obstination du brigadier.

Pendant tout ce temps, Siggi est partout. Accroupi dans des cachettes ou assis sur le porte-bagages du vélo de service paternel, il observe les personnes de son entourage, voit tout et comprend ce qu’il peut à son âge. Tandis qu’il se passionne pour le travail du peintre qui l’a pris en affection, la peur qu’il éprouve face à un père obtus et violent se transforme en mépris, en haine et en incompréhension.

Dans son second récit, Siggi a vingt ans. Pour des motifs révélés dans un rapport de psychologie vers la fin du roman, il est détenu dans un centre de rééducation pour jeunes adultes. En cours d’allemand, on a donné comme sujet de rédaction : « Les joies du devoir ». Assailli par une masse d’évocations, Siggi ne peut rien écrire. Sa copie blanche est prise pour un geste de rébellion et il est envoyé en cellule isolée jusqu’au rendu d’une composition correcte. Pris au jeu des souvenirs, il choisit de rester plusieurs mois à l’isolement afin d’achever le récit complet du long duel ayant opposé le peintre désormais célèbre (*), à son père, fidèle au poste, toujours aussi rigide, et sur lequel il ne cesse de s’interroger.

Pour l’essentiel, les péripéties se situent en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, sans que les mots « nazi », « Hitler » et « juif » soient énoncés. Peut-être n’avaient-ils aucune résonance dans cette contrée rurale et sauvage du bout du monde ! L’auteur s’est attaché à montrer comment le régime avait conduit certains à satisfaire leur bonne conscience dans l’exécution aveugle d’ordres stupides. Un sujet qui ne concerne pas que l’Allemagne nazie ! Comme le dit le peintre : « Tout ce qui se passe dans le monde, tu le trouves ici… »

L’auteur s’est laissé aller à observer de nombreux personnages secondaires, s’amusant de leurs faits et gestes. Il s’étend sur la grisaille triste des paysages, tranchant avec les couleurs vives des toiles du peintre. J’ai lu avec plaisir et intérêt ce livre, dont les longueurs ne plairont pas à tout le monde.

(*) Pour le personnage de Max Ludwig Nansen, Siegfried Lenz s’est inspiré du célèbre peintre expressionniste Emil Nolde. Hitler détestait ses peintures, qui ont donc été jugées « dégénérées » et interdites. Il a toutefois été révélé récemment que Nolde avait été membre du parti nazi et qu’il était foncièrement antisémite. Rien de tel n’est allégué pour son double fictionnel dans le roman.

TRES DIFFICILE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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Un monde à refaire, de Claire Deya

Publié le 27 Août 2025 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Août 2025 

Apprécié par la critique, par le public et par le jury du prix RTL- Lire Magazine 2024, Un monde à refaire est le premier roman de Claire Deya, une femme discrète, quasiment inconnue, pour laquelle on ne trouvait aucune information sur le web avant la publication de son livre. Elle est depuis sobrement présentée comme scénariste et romancière.

Inspiré par des anecdotes familiales, son roman est intelligemment conçu. Claire Deya a imaginé une quête amoureuse très plausible, au cœur d’un contexte historique complexe, celui des derniers jours de la Seconde Guerre mondiale sur le littoral varois, au printemps et à l’été 1945. La région avait été libérée après le débarquement allié de Provence en août 1944, mais les plages étaient restées interdites d’accès, car elles étaient jonchées de mines, installées avec malignité par l’armée occupante avant sa déconfiture. Une situation effrayante, d’autant que le déminage est un processus à haut risque. Le Gouvernement provisoire et les pouvoirs locaux lui avaient alors affecté plusieurs milliers de prisonniers allemands, en appoint à des volontaires français. Parmi ceux-ci, d’anciens résistants et toutes sortes d’individus ayant des raisons personnelles d’affronter les dangers inhérents à la tâche.

Evadé après deux ans de captivité en Allemagne, un homme répondant au prénom de Vincent est de retour dans la région, à la recherche d’Ariane, une femme avec laquelle, avant d’être capturé, il avait noué une relation intense. Elle est introuvable. Qu’est-elle devenue ? Est-elle même encore en vie ? Vincent est persuadé que parmi les prisonniers allemands détenus localement, quelques-uns savent ce qui est arrivé à Ariane. Afin de les identifier, d’entrer en contact et de les faire parler, il se déclare volontaire pour intégrer une équipe de démineurs.

Au-delà du déminage, Claire Deya aborde des sujets souvent occultés par l’Histoire et pourtant essentiels en cette période de fin de l’Occupation. La volonté de construire un monde nouveau appelait à des modes de relations apaisées entre les hommes, le Général de Gaulle lui-même prônant une réconciliation nationale. En même temps, les vainqueurs longtemps martyrisés et humiliés éprouvaient le besoin légitime de se venger de leurs bourreaux désormais défaits ; des bourreaux qui, au-delà de toutes les catégories d’Allemands, avaient pu être des Français ayant pactisé avec l’ennemi : traîtres, collabos plus ou moins actifs, profiteurs indignes, sans oublier d’ignominieux auteurs de lettres de dénonciation, commençant presque rituellement par la formule « j’ai l’honneur de… ».

La résilience touchante de Saskia, revenue d’un camp de concentration sans sa famille, a permis à Claire Dexa d’évoquer la déportation et l’extermination des Juifs ; sans être un axe essentiel du roman, le sujet reste loin d’être « un point de détail de l’Histoire », comme le prétendait l’autre. La personnalité charismatique et rayonnante de Fabien est un hommage à tous ceux qui se sont engagés sincèrement dans la Résistance. Le profil atypique de l’Allemand Lukas est un témoignage d’ouverture d’esprit. Tous les personnages font l’objet de portraits frappants de vérité.

Le roman s’appuie sur plusieurs aventures en tension, qui progressent au même rythme ; elles sont élaborées avec cohérence, même s’il est probable, lectrice, lecteur, que certaines révélations te paraîtront légèrement tirées par les cheveux. Les détails techniques sur les mines et le déminage t’impressionneront, mais il t’arrivera de les lire en diagonale.

Le livre se présente comme une série de courts chapitres, alternant les intrigues ; une structure simple, qui dopera ton envie de passer au suivant, dans l’espoir d’en savoir plus. La lecture est très fluide, grâce à de longues phrases à la syntaxe parfaitement maîtrisée. Claire Deya écrit d’une plume très sage et très classique, tout en se laissant aller, deçà delà, à des envolées lyriques pouvant paraître un peu forcées. Tout au long de sa narration, les péripéties historiques ou fictives lui inspirent de nombreux commentaires pleins pleins pleins de bons sentiments, ce qui ne fait jamais de mal.

Beaucoup de qualités dans ce livre ! Quelle que soit ta catégorie de romans préférée, lectrice, lecteur, Un monde à refaire dispose de tous les atouts pour te séduire.

GLOBALEMENT SIMPLE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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