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Juillet 2025,
Incroyables destinées que celles du roman Le Seigneur des porcheries et de son auteur, Tristan Egolf ! Cet Américain acheva d’en écrire les six cents pages à Paris en 1996, à l’âge de vingt-quatre ans ; il reçut une soixantaine de refus d’éditeurs américains, et c’est en français, chez Gallimard, que le livre fut publié deux ans plus tard à l’initiative de Patrick Modiano, avant de devenir un succès de librairie mondial. Reconnu comme un écrivain de génie, le jeune marginal routard mit fin à ses jours en 2005. Son parcours m’a rappelé John Kennedy Toole et son roman La Conjuration des imbéciles… qui ne m’avait pas mis de bonne humeur lorsque je l’avais lu et critiqué, il y a une dizaine d’années.
Le Seigneur des porcheries raconte l’histoire burlesque et tragique de John Kaltenbrunner, un jeune homme marqué dès la naissance par un sort funeste. En dépit de ses efforts et d’une réelle forme d’intelligence pratique, il ne parvient pas à s’extraire de sa condition. Il est systématiquement et douloureusement renvoyé aux rebuts de la société à Baker, sa ville natale, une bourgade industrielle fictive du Midwest, peuplée de « petits Blancs » dégénérés, ivrognes, violents et racistes, autour desquels gravitent diverses communautés survivant misérablement dans des abris de fortune.
Incompris par sa mère, maltraité à l’école, spolié par les bigotes de l’Eglise méthodiste, première victime des incivilités des pouilleux, brutalisé par les forces de l’ordre, mal payé à l’usine et méprisé par les petits chefs, John aura été cantonné aux pires métiers dans les pires conditions : mousse à bord d’un navire marchand, égorgeur de dindes suralimentées dans une usine de volaille, manutentionnaire de chargement/déchargement, jusqu’à éboueur au centre de traitement des déchets. Là, sa personnalité étrange et sa détermination de revanche fascinent un petit groupe de collègues, qu’il entraîne dans une grève. Une longue grève du ramassage des ordures, dont les effets sur la vie quotidienne à Baker, siège d’activités agro-industrielles polluantes, seront bien plus lourds que ce que nous subissons de temps à autre dans nos quartiers résidentiels français. Le pic de la crise sera atteint lors d’un match de basket entre l’équipe de Baker et celle d’une ville bourgeoise voisine. Les haines mutuelles, les comportements sauvages et les effets de meute seront effroyables… et pas si différents de ce qu’il nous arrive de constater en marge de certaines manifestations culturelles, sportives ou politiques. Pour Baker et sa région, une honte cataclysmique irréparable !
L’intention générale de l’auteur apparaît peu à peu : la narration émanerait d’un petit collectif d’éboueurs proches de John, soucieux, dix ans après les événements, de rétablir la vérité sur leur déclenchement, afin de mettre un terme à des calomnies et à des ragots de bistrot sur le rôle réel et la responsabilité de leur ami, en lequel des légendes urbaines iraient jusqu’à reconnaître l’Antéchrist ! Eux auraient plutôt vu en lui un sauveur du genre humain. Pour ma part, je n’ai pas décelé d’amour en John, rien que de la haine et la détermination implacable d’engloutir la région en enfer avec lui.
Que dire du livre sur le plan littéraire ? Le texte est constitué de longues phrases complexes à la syntaxe irréprochable, agréablement développées. Le vocabulaire est riche, varié, original, parfois surprenant. Les paragraphes sont longs, les pages denses, d’autant que les dialogues sont insérés directement dans la narration, sans alinéa ni ponctuation spécifique ; ces ruptures de rythme dans la lecture ne créent pas de problème de fluidité, lui donnant même de l’allant, comme des clins d’œil goguenards.
L’ouvrage est toutefois difficile d’accès. Les quarante premières pages sont d’un abord hermétique et il faut y revenir plus tard pour qu’elles s’éclairent. L’épilogue reste fumeux. Le corps du livre se lit plaisamment et au fil des péripéties hallucinantes rapportées, l’on prend bien la mesure des violences injustes subies par le héros, de la bêtise insondable du peuple de Baker, des mœurs arriérés des trolls, citrons, rats de rivières et autres rats d’usines, ainsi que de l’environnement répugnant des postes de travail de John. Mais une fois qu’on a compris que la merde déborde de partout et que ça schlingue, le lyrisme noir a ses limites et la prolifération de détails peut devenir superfétatoire…
Il n’en reste pas moins qu’il fallait un talent exceptionnel au très jeune auteur d’un ouvrage romanesque aussi long, dense, cohérent dans sa complexité, et puissamment porteur de sens.
DIFFICILE ooo J’AI AIME