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ça va mieux en l'écrivant !...

... ENCORE FAUT-IL LE LIRE AVANT !

chroniques litteraires

J'écris l'Iliade, de Pierre Michon

Publié le 19 Mars 2025 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Mars 2025, 

Dans certains cénacles littéraires élitistes — dont je ne fais pas partie —, il se dit que Pierre Michon est l’un des plus grands écrivains français de sa génération. Pour juger le talent de cet homme de lettres, qui vit dans son village natal de la Creuse, je me devais de lire au moins l’un de ses livres. J’hésitais, je ne savais pas lequel choisir. L’occasion est enfin survenue avec la publication de son dernier ouvrage, J’écris l’Iliade.

Avant de se lancer dans la lecture, il faut prendre conscience que l’ouvrage, qualifié de « récit » en page de couverture, est en fait constitué de quatorze courts récits, des nouvelles indépendantes les unes des autres, toutes inspirées plus ou moins directement par la mythologie grecque…

… Plus ou moins directement, dis-je. La deuxième nouvelle, titrée Le rêve d’Homère, m’a effectivement plongé en pleine guerre de Troie. En revanche, dans la première, Hoplite, où l’auteur relate le souvenir réel ou fictif d’un voyage en chemin de fer dans les années soixante, j’ai cru comprendre qu’il avait entrevu l’image d’hoplites — des guerriers grecs armés pour la bataille —, après avoir été ébloui par l’aspect rutilant et agressif d’une locomotive à vapeur.

Les références à la mythologie grecque, qui vont d’ailleurs bien au-delà de l’Iliade, sont manifestes. Mais si l’essentiel était ailleurs ? Pour parler clair, ce qui relie l’ensemble des textes réunis dans J’écris l’Iliade, c’est avant tout ce que l’auteur et son éditeur appellent « l’érotisme », un érotisme dans lequel mon imagination et mes sens n’ont reçu ni suggestion ni stimulation, et que je qualifierais donc plutôt de « pornographie ». Une pornographie certes très littéraire, écrite dans une langue riche, foisonnante et lyrique, mais dont le sens des mots ramène presque systématiquement au sexe de la femme et à sa pénétration, comme un éternel fantasme d’adolescent.

Comment interpréter cette obsession ? L’auteur a quelques années de plus que moi. Les garçons de nos générations étaient en pleine puberté lorsque, entre deux bagarres à la récré, ils découvraient la mythologie grecque et sa statuaire dénudée : Achille et les héros ardents au combat, représentés tous muscles saillants devant Hélène admirative, sous l’œil de déesses, de demi-déesses et d’esclaves magnifiques, sculptées dans des poses pâmées, lascives, ou désespérées en cas d’enlèvement par Zeus ou Apollon, les deux séducteurs impénitents de l’Olympe. De quoi, pour certains, rester fascinés par la violence, qui serait la conduite obligée pour écarter les contradicteurs et pour posséder des femmes.

Que penser finalement de ce texte sublime, touffu, aussi déroutant qu’incommodant, dont la lecture — et la relecture de certains passages abscons en première approche — m’ont exigé concentration, persévérance… et parfois lutte contre l’ennui ? Que penser aussi du dernier chapitre et de l’autodafé titanesque de la grande bibliothèque des siècles et des mondes ?

De ce feu ravageur, l’on peut parler de mascarade, car les mémoires informatiques survivent aux pulsions destructrices des hommes, l’auteur étant d’ailleurs le premier à le reconnaître. Plus généralement, peut-être faut-il conclure qu’une table rase s’impose pour réécrire l’œuvre absolue qu’est l’Iliade, et pour que Pierre Michon, dont l’érudition et la qualité de plume sont immenses, rejoigne un jour Homère, Shakespeare et Borges au panthéon des poètes qu’il vénère. Un processus de destruction-reconstruction recommandé pour son efficacité sur soi-même.

Un dernier mot ; ce n’est sans doute pas demain que je serai admis dans les cénacles littéraires élitistes dont je parlais au début de ma chronique.

TRES DIFFICILE     oo    J’AI AIME… UN PEU

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Bristol, de Jean Echenoz

Publié le 19 Mars 2025 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Mars 2025, 

Auteur d’une vingtaine de romans, tous publiés par les Editions de Minuit, lauréat de plusieurs prix littéraires, dont un Médicis et un Goncourt, Jean Echenoz a mené depuis quarante-cinq ans un parcours d’écrivain atypique. Peu connu du grand public, il est très apprécié dans les cénacles de la littérature francophone. Après Vie de Gérard Fulmard, qui date de 2020, son nouveau roman, Bristol, vient de paraître.

Bristol – Robert de son prénom — est le nom du personnage principal, un cinéaste qui compte à son actif une douzaine de films. Aucun n’a vraiment rencontré le succès, même si l’un d’eux a valu à son réalisateur « un Clap de bronze aux Journées cinématographiques de Panazol »… Le livre s’ouvre à Paris par la chute d’un corps nu s’écrasant sur le trottoir à quelques mètres de Robert Bristol, qui n’y prête pas attention. Il faut dire que son esprit est absorbé par la préparation du tournage de son nouveau film, une adaptation d’un ouvrage fameux de la célèbre romancière Marjorie des Marais, Nos cœurs au purgatoire. Le titre du film sera finalement changé en L’Or dans le sang, « que la production, au vu de la copie de travail, et foutu pour foutu, trouvera plus vendeur » que le titre d’origine…

Voilà qui te donnera, lectrice, lecteur, le ton de la narration : tout est parodique et loufoque dans Bristol. Le roman rapporte les mésaventures du réalisateur, de ses acteurs et de ses techniciens, lors du tournage en Afrique australe, très précisément au Botswana, « à Bobonong, chef-lieu du sous-district de Bobirwa, dans le bassin versant du Limpopo » (on se croirait dans un poème de Georges Fourest). Pour l’essentiel, les tribulations de l’équipée se poursuivent à Paris, dans l’immeuble où habite Robert Bristol, que la police soupçonne d’être impliqué dans la défenestration de son voisin du dessus, évoquée à la première page du livre et dans le précédent paragraphe de ma chronique.

C’est une habitude chez Echenoz, les personnages sont des losers, des tocards, des êtres en perdition, un peu vains et dérisoires dans leurs tentatives désordonnées de sauver la face, à l’occasion de péripéties souvent abracadabrantesques.

L’écriture est superbe. Par sa maîtrise de la langue, de la syntaxe et du vocabulaire, l’auteur parvient à s’abstraire des règles littéraires courantes et à oser toutes les fantaisies, comme mêler dialogues et narration, changer de narrateur au beau milieu d’une phrase, ou introduire une digression incongrue inspirée de lieux communs. Des variations de rythme souvent inattendues, donc surprenantes, qui relancent l’agrément de la lecture.

L’auteur a aussi la manie d’insérer des mots rares au sein d’assertions d’une absurde banalité. Ces mots rares, lectrice, lecteur, tu as peu de chances de tous les connaître, à moins que tu ne sois spécialiste à la fois de psychologie, de philosophie, de cinéma, de faune, de flore, de technologies de pointe, que sais-je encore ! Mais rassure-toi, — sauf curiosité irrassasiable —, il n’est pas forcément utile de t’aider d’un dictionnaire, ces mots inconnus font plutôt partie d’un décor de mise en scène et ils ne perturberont pas ta bonne compréhension du texte.

Le livre est court, à peine plus de deux cents pages, une trentaine de chapitres distribués sur trois parties, la dernière, très brève, clôturant sans crier gare des intrigues, dont il serait injuste de prétendre qu’elles n’ont ni queue ni tête, parce justement elles en ont plusieurs. A l’occasion, écoute et regarde une interview de l’auteur en vidéo, voit son œil malicieux de pince-sans-rire. Cet homme a de l’humour, il a le sens de l’absurde, il s’est certainement amusé à écrire Bristol, un authentique exercice de style. Le livre est drôle, sa lecture est très distrayante. Alors, pourquoi s’en priver ?

GLOBALEMENT SIMPLE   oooo J’AI AIME BEAUCOUP

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Le Déluge, de Stephen Markley

Publié le 25 Février 2025 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Février 2025, 

Il y a deux ans, Stephen Markley m’avait enthousiasmé avec son premier roman, Ohio, une imposante fiction ancrée sur un territoire post-industriel du Midwest, auquel restaient liés des personnages ne se reconnaissant plus dans le rêve américain. Comptant plus de mille pages, Le Déluge, son deuxième roman, est encore plus dense et volumineux. Il m’a passionné, mais il est si complexe que j’ai du mal à résumer et à ordonner les commentaires qu’il m’inspire.

L’auteur, qui a consacré plusieurs années à ce livre, le qualifie d’épopée romanesque futuriste. L’on peut voir Le Déluge comme le grand récit dramatico-historique d’une Amérique en proie au changement climatique ; un récit à plusieurs voix insérant des parcours personnels fictifs au sein d’événements réels récents, puis les développant dans une préfiguration de l’avenir ; une préfiguration crédible, car elle s’inscrit, sans transition, dans le prolongement du présent dont nous sommes témoins.

Plusieurs personnages principaux t’emmèneront ainsi, lectrice, lecteur, dans un long périple aux quatre coins des Etats-Unis, de 2013 à 2040. Ils sont des êtres d’esprit, de chair et de sang, plus ou moins concernés par le dérèglement climatique. Tony, un océanographe renommé, peine à faire entendre les alertes qu’il lance ; Shane, une mère célibataire vivant dans la clandestinité, fomente des actions écoterroristes ; Jackie, une jolie et brillante publicitaire, se fait un nom dans le green washing ; Keeper, un petit délinquant violent, est prêt à tout pour payer sa prochaine dose ; Ashir, un jeune universitaire surdoué, conçoit des algorithmes prévisionnels de référence ; Kate, une femme charismatique au sourire ravageur, monte une ONG dont l’activisme non violent s’impose à l’Administration.

Tout en te dévoilant leurs secrets, lectrice, lecteur, ces personnages et ceux qui les entourent te feront pénétrer dans les principales institutions du pays, participer à des débats politiques, scientifiques, économiques, financiers ; tu liras la presse et les rapports d’experts, tu verras ourdir des complots, tu assisteras à des crises parfois tragiques et même à des crimes. Avec eux, tu découvriras au fil des ans les conséquences des accidents climatiques sur l’évolution des modes de vie en ville, en site périurbain, à la campagne, sur les rives des océans…

Peu importe que le livre, achevé en 2023, n’ait pas prévu l’élection de D. Trump de novembre 2024. Car la narration du retour fictif au pouvoir des Républicains quelques années plus tard ressemble fortement à ce à quoi nous assistons aujourd’hui en direct. Il en est de même pour les nombreuses catastrophes naturelles — ouragans, inondations, tornades, mégafeux — survenues récemment dans plusieurs Etats ; elles avaient été imaginées par Markley, mais pas avant la fin des années 2020 ; leurs descriptions saisissantes sont étrangement similaires aux reportages vus à la TV. Lectrice, lecteur, les étonnantes précisions prémonitoires de l’auteur te feront passer du présent au futur sans t’en rendre compte, et elles renforceront ta sensation de vivre en direct des événements de demain.

Tu seras à peine surpris de constater que les politiques tournent en rond, en dépit des désastres survenant un peu partout dans le pays. L’enjeu majeur est d’engager rapidement la décarbonation de l’économie. Mais certains voudraient y joindre des objectifs sociaux et sociétaux. L’intention se heurte alors à l’opposition des partisans de politiques radicales sécuritaires et anti-immigration, qui vient renforcer celle des lobbies engagés dans les énergies fossiles. Pour obtenir des avancées consensuelles de la part d’institutions gouvernementales sans véritable majorité, les législateurs sont amenés à concéder des amendements édulcorant les mesures de base… Heu ! Toute ressemblance, etc… !

Le Déluge est un roman ; la destinée de l’humanité n’y vaut pas plus que celles des personnages principaux. L’auteur a adopté pour chacun un mode narratif différent. Les récits sont agrémentés de coupures de presse, de comptes-rendus de réunions, d’extraits de textes administratifs, tous fictifs. Une construction littéraire qui confère un aspect hyperréaliste à la lecture.

J’avais en son temps qualifié Ohio de chef-d’œuvre. Les mots me manquent pour Le Déluge, un ouvrage éblouissant, captivant comme un thriller… et sacrément angoissant.

TRES DIFFICILE     ooooo   J’AI AIME PASSIONNEMENT

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Les fantômes de l'Hôtel Jerome, de John Irving

Publié le 25 Février 2025 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Février 2025, 

Je traîne depuis longtemps un problème avec l’œuvre littéraire de John Irving. Il y a quarante ans, j’avais interrompu ma lecture de Le monde selon Garp pour des raisons très personnelles, dont j’ai un peu honte, qui me font toutefois sourire aujourd’hui et que je suis prêt à révéler à quiconque me le demandera. J’avais tenté plus tard de lire un ou deux de ses romans des années quatre-vingt. Etais-je allé jusqu’au bout ? Je ne peux le dire, je n’en ai aucun souvenir.

Il est temps désormais que John Irving m’accorde une nouvelle chance. Alors j’atteste avoir lu intégralement Les fantômes de l’hôtel Jerome… En fait non ! Pas tout à fait intégralement. Tout au long de ses presque mille pages, le texte est émaillé de digressions bavardes, parfois redondantes, que j’ai préféré survoler en partie, chaque fois que je craignais de piquer du nez. Même punition pour les chapitres traités sous forme de scénarios, qui, à mon sens, n’apportent rien et cassent le rythme de la lecture. Je me sens quand même tout à fait apte à parler du roman.

En le lisant, il m’est apparu qu’écrire l’histoire de sa propre vie de sept à soixante-dix-sept ans est une tâche himalayenne, lorsqu’on est écrivain et scénariste. Ce n’est pas John Irving qui est en cause, mais Adam Brewster, le personnage principal et narrateur de Les fantômes de l’hôtel Jerome. Il se perd un peu — et nous avec, lectrice, lecteur — entre les aventures qu’il vit, celles de ses souvenirs réels, rêvés ou fantasmés, celles qu’il imagine pour ses livres, publiés ou non, et celles de ses scénarios de films, tournés ou pas tournés…

Pour clarifier son pedigree, il a fallu de surcroît qu’Adam se penche sur le parcours de sa mère, une femme menue, jolie et fantasque, qui l’avait conçu en 1941 à l’Hôtel Jerome, dans la fameuse station de sports d’hiver d’Aspen, au Colorado, en marge d’une compétition de ski. Mordue de ski alpin, Little Ray — c’est ainsi que ses proches l’avaient surnommée — n’avait jamais caché son homosexualité et elle aura vécu avec la même compagne pendant plusieurs décennies. Qui était donc le géniteur d’Adam ? Son identité restera longtemps un mystère, tant pour Adam que pour toi, lectrice, lecteur. L’on sait juste que Little Ray avait un faible pour les hommes de petite taille, ce qui l’a amenée à épouser Elliot Barlow, un amateur de ski nordique mesurant un mètre quarante-cinq. Au fil des années, ce Mr Barlow prendra l’habitude de se travestir en femme, avant de carrément changer de genre…

Cet aperçu truculent des principaux personnages laisse augurer des péripéties inattendues, tragiques et/ou comiques. Mais leurs effets sont affadis par une narration verbeuse, parfois alambiquée, probablement prisonnière de l’égo de l’auteur et de son ambition de produire un ouvrage sortant de l’ordinaire, inspiré de son parcours et de ses convictions propres.

Ainsi, l’auteur et son personnage sont tous deux nés en 1942 à Exeter (New Hampshire), et dans leurs vieux jours, ils se sont installés à Toronto ; ils n’ont connu que tardivement l’identité de leur père ; dans le roman comme dans la vie de l’auteur, il est couramment question de pratique de la lutte et du ski. Mais Irving se défend de toute intention autobiographique, arguant qu’il a choisi d’écrire sur des sujets et des lieux qu’il connaît, plutôt que de gaspiller son temps à se documenter. Soit !

Irving a toujours défendu la liberté du corps, la liberté sexuelle, toutes les libertés sexuelles. « On peut s’aimer de bien des façons », écrit-il. Avec les années, il ajoute la liberté de choisir son genre. Le livre parait au moment où les opinions sur ces thèmes se radicalisent aux Etats-Unis. Cela ne le gêne aucunement de s’afficher en provocateur. Il assume ses choix politiques et éthiques. Le déroulé de la vie d’Adam dans les dernières décennies du XXe siècle, lui permet notamment de s’en prendre aux positions de la droite américaine pendant la guerre du Vietnam et lors de l’apparition du sida.

Reste l’humour de l’écrivain, son talent pour imaginer des situations burlesques et pour trouver les expressions justes, parfois très crues, qui les font vivre de façon réaliste. Les fantômes de l’hôtel Jerome est une sorte de longue — trop longue — fresque ne souffrant d’aucune incohérence, où j’ai fini par m’attacher aux personnages (et à leurs fantômes), sans pour autant m’enthousiasmer.

TRES DIFFICILE     ooo   J’AI AIME

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A quoi songent-ils, ceux que le sommeil fuit ?, de Gaëlle Josse

Publié le 20 Janvier 2025 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, témoignage

Janvier 2025, 

Est-ce parce que le sommeil nous résiste, que nous nous mettons à gamberger la nuit ? Ou est-ce, au contraire, parce que nous gambergeons sans fin, que nous ne parvenons pas à nous endormir ?… Non, non, lectrice, lecteur, je t’en prie, ne cherche pas à trancher entre ces deux assertions qui semblent s’opposer ; je serais désolé que, par ma faute, tu les médites tout au long de la nuit qui vient. Et quel que soit le talent de plume de Gaëlle Josse, son livre ne t’apportera pas non plus de réponse.

D’ailleurs, ce n’est pas vraiment la question portée par son titre.

Alors, A quoi songent-ils, ceux que le sommeil fuit ? L’autrice présente diverses situations individuelles sous la forme de très très courtes anecdotes, tenant pour la plupart en trois pages, les plus longues en comptant six. Dans chacune, un personnage fictif est envahi, pendant la nuit, par un souvenir agréable ou triste, plus ou moins lointain, qui l’embarque dans des états d’âme, des espoirs, des regrets, des inquiétudes, des cas de conscience…

Mais toutes les personnes ainsi scrutées ont-elles réellement un problème de sommeil ? Après lecture attentive, mon opinion est autre. Pour la plupart, ce qui, dans leur cerveau, met en branle le cortex, l’amygdale ou l’hippocampe, ce n’est pas l’insomnie, c’est la nuit…

… La nuit qui, l’heure venue, une fois les volumes terrestres effacés, éclaire les images de l’esprit et installe chacun face à soi-même ! La nuit ne se limite pas à son moment le plus profond, celui où tout dort ; elle marche doucement du crépuscule à l’aube. Dans A quoi songent-ils…, Gaëlle Josse, venue à la littérature par la poésie, lui consacre une quarantaine de vers libres qui la glorifient : « nuit des abandons… nuit fleuve obscur », et en même temps « nuit pleine lune… nuit promenade », et surtout « nuit jasmin souvenir d’une autre nuit… nuit cahier blanc pour nos histoires »…

Chaque vers est isolé sur une page libre, comme une respiration entre deux microfictions…

Microfictions. C’est ainsi que l’autrice — ou son éditeur — nomme ses histoires courtes. Non-violentes, douces-amères, souvent touchantes, parfois troublantes, elles n’ont rien en commun avec celles des trois volumes éponymes représentant chacun cinq cents histoires courtes sur mille pages, dans lesquelles un autre écrivain français avait cherché à enficher tous les profils d’une espèce humaine dévoilant ses meilleurs côtés et ses pires travers.

Chez Gaëlle Josse, l’ouvrage est modeste, une trentaine de séquences. Des personnages de toutes sortes, féminins ou masculins, jeunes ou vieux, solitaires ou en couple. Parmi eux, une femme escomptant désespérément un dîner romantique, une autre soulagée d’avoir rompu et recouvré sa liberté ; un pianiste concertiste en fin de carrière, un champion de karaté ambitieux ; un voyageur de commerce, une écrivaine en tournée de signatures ; une femme âgée aux portes de la dépendance, une adolescente impatiente de prendre son envol ; un couple de retraités partant au bout du monde, un jeune ménage prêt à accueillir un premier nouveau-né ; bien d’autres encore.

La justesse des mots de Gaëlle Josse, la fluidité de sa syntaxe et la souplesse de son phrasé rendent A quoi songent-ils… très agréable à parcourir. Mais cet ensemble de microfictions indépendantes les unes des autres n’a pas forcément vocation à être lu d’une traite. A la manière d’un recueil de poésies ou d’une sélection de chroniques, tu trouveras peut-être avantage, lectrice, lecteur, à le garder à portée de main et à en savourer de temps en temps quelques morceaux choisis.

Gaëlle Josse est une romancière reconnue, gratifiée de nombreux prix littéraires. Je n’avais pourtant, jusqu’alors, rien lu d’elle. A quoi songent-ils, ceux que le sommeil fuit ? Le titre de ce livre m’avait interpellé, voilà pourquoi j’avais décidé de le lire. J’ai pu ainsi découvrir une partie des talents de son autrice, m’obligeant à revenir un jour vers elle pour l’un de ses romans.

FACILE     ooo   J’AI AIME

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Nuit blanche, de Bernard-Henri Lévy

Publié le 20 Janvier 2025 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, témoignage

Janvier 2025, 

Peut-on critiquer un livre en laissant l’auteur de côté ? En principe, oui, mais pas s’il s’agit de Bernard-Henri Lévy. Quand il écrit, apparaît ou parle, il ne suscite jamais l’indifférence. Il séduit ou il horripile, c’est ainsi depuis longtemps, c’est à la fois son privilège et sa malédiction. Alors, qu’espérait-il en écrivant Nuit blanche, un ouvrage qui ne se compare à aucun de ceux qu’il publie habituellement en tant qu’écrivain-philosophe : essais, manifestes, romans, enquêtes… ?

Dans Nuit blanche, il parle surtout de lui-même. Que dis-je, surtout ? Il ne parle que de lui, la tête haute, mais sans s’épargner, avec sincérité et autodérision. En marge d’une narration relatant des combats personnels pour et contre le sommeil, il livre, en mode digressif bien contrôlé, un ensemble de confidences hybrides, sérieuses et légères, largement inédites. Certaines, intimes, associent la belle dont il est depuis trente ans le seigneur, la sublime et admirable A.. Il évoque des souvenirs qui remontent loin, loin dans le passé, et qui m’ont ému lorsque sont entrés en scène ses parents, aujourd’hui disparus. Il renouvelle aussi des prises de position bien senties, que je partage.

Les confidences de BHL m’intéressent, ses souvenirs m’interpellent. Il faut que tu saches, lectrice, lecteur, que Bernard et moi nous sommes connus il y a plus de soixante-cinq ans. Nous avons usé nos fonds de culotte sur des bancs de l’école primaire ; plus tard, au lycée, au fond de la classe d’histoire-géo de monsieur Fournier et en d’autres occasions, nous avons rigolé en échangeant des secrets d’adolescents. Un court tronc commun, avant son envol au-delà des confins des sphères étoilées, loin des brumes de la multitude vile dans laquelle j’ai cheminé.

A mon tour de digresser ! Camus découvre à vingt-huit ans sur la tombe de son père que c’est l’âge de sa mort. Drôle de sensation, confie-t-il. L’âge que nous avons tous deux aujourd’hui, BHL et moi, est aussi celui de nos pères respectifs lors de leur décès. Devenir plus vieux que son géniteur est un tournant dans la vie d’un homme, le père de Bernard est d’ailleurs venu, une nuit, le lui chuchoter à l’oreille. Je note que l’âge en question n’est pas explicitement indiqué dans le livre. Vieillir ou ne pas vieillir ? Un bref instant de mélancolie, lors d’une réunion avec Macron et Zelensky, quand BHL prend conscience qu’ils ont l’âge de son fils. Mais le reste du temps, une envie d’avoir envie qui ne faiblit pas. D’autant que les ressources de la pensée juive sont loin d’être épuisées.

J’en arrive aux nuits blanches. Il y en eut beaucoup, parfois délibérées, des studieuses pour s’atteler au travail et des festives pour se libérer de la pression. D’autres furent subies, rongées par les images rapportées de zones de guerre, impactées par les risques encourus, ou juste inexpliquées, si ce n’est que le sommeil ne vient jamais dès qu’on craint qu’il ne vienne pas. BHL a dû trancher un dilemme. Dormir est une perte de temps, quand on a tant à lire, à dire, à écrire, à faire ; mais ne pas dormir nuit gravement à la santé et aux performances. Alors pour maîtriser le sommeil, pour le border, l’écrivain-philosophe s’en est remis à la chimie. Avec humour et un sens aigu de l’expérimentation, il en dresse un panorama documenté, pastiche d’un « Que choisir » consacré aux somnifères.

J’émets des réserves ! Je vois déjà les grognons, les antivax, les complotistes, les gilets et les bonnets de je ne sais quelles couleurs l’accuser d’être inféodé à Big Pharma. Car à l’égard de BHL, les malintentionnés sont légion. Trop beau, trop intelligent, trop riche. Un triple bienfait des dieux qui déclenche l’ire des fous furieux de l’égalité, lesquels sont surtout jaloux des mieux pourvus qu’eux. Ceux-là ne liront certainement pas Nuit blanche, mais ça ne les empêchera pas d’en dire du mal.

Malgré quelques alinéas à enjamber, quand le niveau littéraire ou philosophique devient trop élevé, le livre est accessible, captivant, instructif, souvent drôle — assoupissements au théâtre, tribulations du félin Little Siam… —. La plume de BHL est précise, légère, élégante, parfois lyrique, jamais prétentieuse. Le texte semble couler de source. S’y glissent discrètement des mots prélevés chez Baudelaire, chez Nerval (deux fois les mêmes pour Nerval !) et des références à un étonnant écrivain du siècle dernier que je ne connaissais pas, Raymond Roussel, qui me rappelle un peu Barnabooth (prénom Archibald) … Voilà que je recommence à digresser. Il est temps que je m’arrête.

GLOBALEMENT SIMPLE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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Les âmes féroces, de Marie Vingtras

Publié le 5 Janvier 2025 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Janvier 2025 

Il y a des romans dont l’entame est fulgurante, mais qui s’étiolent de chapitre en chapitre et qui, pour finir, déçoivent. D’autres démarrent lentement, puis l’intérêt, ou la tension, ou le charme — de quelque nature qu’il soit — s’élève au fil de leurs pages pour atteindre des sommets, de sorte qu’on ne peut pas les lâcher et qu’on en arrive à regretter de les terminer. Les âmes féroces, de Marie Vingtras, est de ceux-là. Il a fallu que j’engage la deuxième des quatre parties du roman pour que, soudain, sa lecture devienne réellement captivante.

Après un très court prologue censé servir d’amuse-bouche, le livre s’ouvre par la découverte sur la berge d’une rivière du corps sans vie d’une jeune fille. S’en suit le lancement de l’enquête par la police locale… Jusque là, rien d’original !… Rien d’autre que l’entrée en matière de centaines de polars et de téléfilms de série B !

Cette première partie du roman est toutefois assortie de quelques originalités. La narratrice est justement la cheffe du bureau de police, une femme récemment élue shérif de Mercy, petite ville américaine de quatre mille habitants, dans laquelle « il ne se passe jamais rien » (la localisation de la fiction aux Etats-Unis est un choix assumé par l’autrice française, j’y reviendrai). Cette femme inattendue à ce poste décrit avec une objectivité qui l’honore son propre aspect, masculin, mastoc, disgracieux, et elle évoque abondamment sa vie conjugale épanouie avec une autre femme. Une particularité qui se veut probablement un peu militante, un peu provocatrice, et qui ne méritera, lectrice, lecteur, ni enthousiasme ni indignation de ta part.

Fin de la première partie, exit la shérif Lauren et ses confidences sur sa vie professionnelle et privée. Un nouveau narrateur lui succède. Il connaissait bien la victime. C’est un solide profil de « suspect numéro un », au regard de faits anciens qu’il dévoile et de ses comportements plus récents dont il rend compte. La lecture devient savoureuse.

Un autre narrateur suspect apparaîtra dans la troisième partie, puis encore un autre dans la quatrième. Chacun raconte des souvenirs, récents et anciens, plus ou moins liés à sa relation avec la jeune fille assassinée, tout en suivant l’enquête et les événements du jour d’un œil apparemment distant. Voilà qui permet de saisir peu à peu la vraie nature des personnages et de découvrir des stratégies révélant des âmes féroces, certes, mais surtout des esprits turpides.

Finalement peu importe le coupable, ce livre n’est pas un polar. Quatre parties, quatre histoires courtes, quatre récits en cercle se recoupant autour du meurtre. Une construction romanesque astucieuse. Si la première de ces histoires m’a peu emballé, les autres m’ont passionné, d’autant que l’autrice a pris le soin d’adapter le langage et le style du texte au profil social des narrateurs : une policière de terrain dont le père était fermier, un intellectuel issu d’une famille de notables new-yorkais, une adolescente perverse et manœuvrière fille d’un banquier local, un artisan en faillite lâché par ses proches. Chacun s’exprime comme il se doit, même si l’autrice insuffle ça et là sa touche personnelle de poésie.

Dans ces récits qui se conjuguent en un roman choral, d’autres personnages truculents, eux aussi pourvus d’une âme féroce et d’un esprit turpide, sont disséqués par l’autrice avec une verve acérée et malicieuse ; des personnages secondaires plus ou moins directement impliqués dans des circonstances survenues depuis plusieurs années, ayant d’une manière ou d’une autre mené au drame.

Devenue écrivaine sous le pseudonyme de Marie Vingtras, l’autrice est passionnée par la littérature américaine, qu’elle considère comme un fonds inépuisable de profils et de caractères à créer. Elle a travaillé pendant plus de vingt ans dans le secteur du droit social, un métier qui l’amène à écrire au quotidien, mais elle avait rêvé, enfant, d’être un jour romancière. Ce n’est que récemment qu’elle a voulu savoir, à l’instar d’un personnage de son roman, si elle était « capable de raconter une histoire sortie de son imagination débordante ». Son premier roman, Blizzard, fut en 2021 un beau succès de librairie. Les âmes féroces, d’ores et déjà gratifié de prix littéraires, devrait suivre le même chemin.

FACILE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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Madelaine avant l'aube, de Sandrine Collette

Publié le 5 Janvier 2025 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Janvier 2025, 

Sandrine Collette est l’autrice d’une dizaine de romans ayant bonne presse et pourtant, je ne m’étais jamais résolu à en lire un. A tort ou à raison, je redoutais d’être confronté à d’innombrables pages de désolation, de violence et de noirceur extrêmes, enrobées dans une nature primaire agressive. Les multiples éloges décernés à Madelaine avant l’aube ont fini par me convaincre de tenter l’aventure.

Pas de surprise, il s’agit bien d’un roman naturaliste et social, un hommage à la terre ; une terre que des paysans cultivent dans une contrée déshéritée, exposée à un climat rude, quelque part au milieu des forêts, dans le centre de la France. L’histoire conçue par Sandrine Collette prend place en un siècle reculé, aux temps révolus de la féodalité. Les redevances dues au seigneur et possesseur des lieux laissent à peine de quoi vivre aux familles qui travaillent les sols.

Ces années-là sont de surcroît désastreuses pour les récoltes, la région étant soumise à des gelées persistantes et balayée par des tempêtes violentes. La misère des familles paysannes atteint alors des seuils critiques. L’espoir se limite à survivre au jour le jour, à faire en sorte de ne pas mourir de froid ou de faim. Pour les femmes, il consiste aussi à ne pas croiser le chemin du fils du seigneur, qui a établi son droit personnel de cuissage… Mais, bon ! Il faut se soumettre sans se révolter : c’est ainsi, ça a toujours été ainsi ! On le sait bien, car de génération en génération, on s’est transmis la peur des représailles, des famines, des guerres, sans oublier la grande peste. Il faut survivre ainsi !

Loin d’être un simple traité sur l’histoire de la paysannerie, Madelaine avant l’aube est un roman qui ménage des surprises, des imbroglios, des rebondissements. Ecrivaine imaginative et audacieuse, Sandrine Collette n’en est pas à son premier thriller psychologique, elle sait y faire en matière de suspens. Le narrateur qu’elle installe camoufle un extraordinaire trompe-l’œil. Un événement brutal le dissipera et tu en auras, lectrice, lecteur, le souffle coupé. Je ne te dirai pas où dans le livre, car tu irais directement jeter un coup d’œil et cela en gâcherait l’effet…

L’intrigue se déroule à l’écart du village, dans un hameau de trois fermettes. Dans l’une habite la vieille Rose, dans les autres vivent deux sœurs jumelles (très belles) et leurs époux. Aelis a eu trois fils avec Eugène, Ambre et Léon n’ont pas eu d’enfant. La vie est dure pour tout le monde, petits et grands… Et voilà qu’apparaît une petite fille abandonnée, farouche, affamée ; une orpheline, à coup sûr. Un cadeau du ciel, pour Ambre, qui l’adopte aussitôt sans autre forme de procès ; ils la nommeront Madelaine.

Les années passent, les enfants grandissent, formatés dans le moule local… mais pas Madelaine ! Elle a conservé une part d’indépendance, de libre-arbitre spontané et même de sauvagerie. A la différence des autres, elle ne connaît ni la soumission ni la peur. Elle ne craint pas les rapports de force, elle est prête à en découdre, au risque — inconscient — de faire exploser les équilibres sociaux.

Le réalisme expressif du texte est accentué par le ton de l’écriture. La lecture du livre est une plongée dans un univers virtuel complet aux dimensions multiples, parmi lesquelles l’espace, le temps, et aussi les sons, les odeurs et d’autres sensations encore, aucun détail n’étant oublié. La langue est brute, véhémente, adaptée à l’intention critique à la fois sociale et paysanne. La narration peut par instant paraître bavarde et présenter de l’uniformité. Mais cette uniformité persistante n’exprime-t-elle pas le quotidien répétitif de ces paysans pauvres, qu’on imagine courbés sur leur besogne par le poids du destin, tel qu’ils sont représentés dans les tableaux de Millet, décrits dans les contes populaires, ainsi que dans des romans classiques, à commencer par Balzac et Zola ?

Héritière de cette tradition littéraire, Sandrine Colette a choisi de quitter la région parisienne et de vivre à la campagne pour se consacrer à l’écriture, une vocation qu’elle avait ressentie dès l’enfance. Un mode de vie qui ne l’empêche pas de pénétrer les états d’âme des êtres humains — et des chevaux ! — pour les reformuler avec talent. Madelaine avant l’aube est une œuvre parfaitement maîtrisée dans tous les aspects littéraires. Mais cela garantit-il le plaisir de lecture pour tous ?

GLOBALEMENT SIMPLE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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Cézembre, d'Hélène Gestern

Publié le 15 Décembre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Décembre 2024, 

Cézembre ! Très belle découverte signée Hélène Gestern, une universitaire et écrivaine tenue en haute estime dans les milieux littéraires ! Dans ses ouvrages de fiction, cette autrice semble affectionner les personnages en rupture de parcours, en quête de solitude, s’attachant à la force des lieux et fascinés par les secrets de famille. Ce sont précisément les thèmes qui lui ont inspiré l’écriture de ce roman magistral entrecroisant plusieurs intrigues captivantes.

Le personnage principal et narrateur de Cézembre, Yann de Kérambrun, est issu d’une vieille famille d’industriels et armateurs bretons. Il avait toujours voulu s’en tenir à l’écart et, au grand dam de son père avec lequel il ne s’entendait pas, il avait choisi d’enseigner l’histoire à La Sorbonne. Les années ont passé. A l’approche de la cinquantaine, Yann accuse le coup d’une série de déceptions et de tristes événements. Son frère jumeau s’est tué en moto, sa mère s’est éteinte d’une longue maladie, son père meurt soudainement. Il a aussi surpris sa femme avec un amant, tandis que leur fils annonce qu’il s’expatrie. Il a de surcroît le sentiment d’être enlisé dans son parcours universitaire.

Yann décide de quitter Paris et de s’installer seul dans la vaste et belle maison familiale de Saint-Malo, avec l’intention d’écrire. Il advient toutefois sur place que la découverte d’archives ranime l’instinct de l’historien et Yann va consacrer l’essentiel de son temps à reconstituer la vie personnelle et professionnelle de son arrière-grand-père Octave, un polytechnicien créatif et entreprenant, fondateur de la lignée des Kérambrun au début du XXe siècle. Une recherche qui prend peu à peu l’allure d’une saga passionnante, avant de tourner carrément à l’enquête policière sur un cold case, dès lors qu’il apparaît que certains documents sont manquants et que des proches d’Octave avaient à l’époque mystérieusement disparu…

Cette tâche, engagée en des lieux imprégnés de souvenirs d’enfance, amène Yann à revoir des parents dont il s’était éloigné, à comprendre tardivement certains comportements de son père et à assumer enfin son identité personnelle dans le lignage Kérambrun. Et ce n’est pas tout ! Lors de ses promenades le long de la mer, cet intellectuel sensible et affectif croise une femme aux yeux fascinants ; une rencontre qui lui procure du rêve et de l’espoir, comme à un adolescent timide.

L’histoire de la famille, l’histoire de Yann… n’oublions pas celle de la mer. Liée aux éléments et à la Bretagne, elle est un personnage intrigant à part entière. A Saint-Malo, et notamment aux Kérambrun, elle a apporté et continue à apporter bien-être et prospérité. Mais la mer n’est pas un partenaire toujours complaisant, elle sait contrarier de façon tragique les défis hasardeux des hommes. Il est arrivé aux Kérambrun et à leurs proches de subir ses colères imprévisibles, sa violence destructrice et le rappel récurrent de ses menaces de submersion. Depuis sa maison, au surplomb de la plage des Sillons, Yann la contemple à loisir, en toutes saisons, à toute heure, par tous les temps. Au large, il aperçoit Cézembre, une île mystérieuse, un lieu martyrisé puis proscrit, où sont enfouis moult secrets.

Le roman a beau être long — cinq cent cinquante pages —, il est si prenant qu’on le referme à regret. Il est construit en très courts chapitres dont on peut penser qu’ils facilitent la lecture, mais leur nombre a cependant l’inconvénient de hacher la continuité narrative et peut faire perdre le fil des péripéties.   

L’écriture est absolument sublime. Il m’est arrivé de relire plusieurs fois certains passages, tant ils m’éblouissaient. La richesse incroyable du vocabulaire, la virtuosité lyrique du phrasé te feront percevoir, lectrice, lecteur, les mouvements infinis et les couleurs changeantes de la mer, du ciel, de la terre, tu humeras les odeurs qui en émanent chaque saison, tu ressentiras les vents, les embruns, les froidures et les chaleurs, tu entendras le rythme du ressac et le souffle des tempêtes. L’autrice met aussi sa plume au service des portraits qu’elle dresse, faisant preuve d’un sens affiné de la psychologie. Il faut d’ailleurs une conscience empathique prononcée à un écrivain, pour qu’il représente l’intimité d’un narrateur du genre opposé, comme Hélène le fait pour Yann.

Un très grand roman, dont je ne comprends pas l’absence dans les listes pour les prix littéraires.

GLOBALEMENT SIMPLE   ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT

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Jour de ressac, de Maylis de Kerangal

Publié le 15 Décembre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Décembre 2024, 

Lire un roman de Maylis de Kerangal revient à s’immerger totalement dans le microcosme qu’elle a choisi pour l’intrigue. Dans Réparer les vivants, j’avais eu l’impression stressante de vivre en direct la course contre la montre d’une transplantation cardiaque. Pour Un monde à portée de main, il avait fallu rejoindre l’écrivaine au plus près des artisans du décor, du trompe-l’œil. Dans Jour de ressac, Maylis de Kerangal va plus loin. Elle nous invite, lectrice, lecteur, à « écouter » avec attention une femme dérouler in extenso ses pérégrinations et ses observations mentales au cours d’une journée très particulière.

Cette femme, qui approche de la cinquantaine et exerce le métier de doubleuse de films, vit à Paris avec son conjoint et leur fille de vingt ans. Elle a reçu de la police une convocation qui la perturbe et qui la contraint à venir passer une journée au Havre ; le corps d’un inconnu a été découvert sur la voie publique et il se pourrait qu’elle détienne des informations…

Ne t’y trompe pas, lectrice, lecteur ! Cette femme — dont on ne connaîtra ni le nom ni le prénom — n’a rien à voir avec la mort mystérieuse de cet homme. Mais l’événement et les heures passées sur place déclenchent en elle une série de secousses psychologiques, qu’on pourrait qualifier de « ressac » de souvenirs, d’émotions et de rêves enfouis. Car Le Havre avait été le cadre de son enfance et de son adolescence — ainsi, soit dit en passant, que celui de l’autrice —.

Du Havre les habitants, actuels et anciens, parlent avec une certaine fierté. Notre narratrice n’y déroge pas et elle se met à jouer un rôle de guide, juste pour elle-même. Le Havre se distingue, explique-t-elle, par son histoire, par son architecture, par sa situation géographique. Avant de renaître de ses cendres, l’histoire de la ville s’était achevée le 7 septembre 1944 sous les bombes des Alliés, qui l’avaient détruite en totalité au prix de 2 000 victimes civiles, afin de venir à bout d’une garnison de l’Armée allemande refusant de se rendre. Sa reconstruction selon les plans d’Auguste Perret en a fait une illustration exemplaire des idées urbanistiques et architecturales de son temps. Localisée sur un estuaire, « porte océane » à défaut de port océanique, la ville se trouve naturellement en connexion ouverte sur le monde et exposée à des trafics… où l’on risque sa peau.

En déambulant au centre-ville, dans le quartier du port, sur la digue, la narratrice recherche les lieux d’antan, certains ayant changé ou disparu. La mer est toujours là, grise comme le béton, celui des quais, des immeubles, des monuments. Des souvenirs lui viennent, des visages réapparaissent. Et elle repense follement à ce jeune homme avec lequel elle eut, à seize ans, une relation fugace ; il était parti et n’avait plus donné de nouvelles… Cet homme d’âge mûr, dont on a trouvé le corps, qui peut-il bien être ?

Une question qu’elle se pose sans se la poser et qui la conduit à s’immiscer étrangement dans l’enquête du jeune policier chargé de l’affaire. La narration menace de virer au monologue obsessionnel… Heureusement, la famille reste un amarrage…

L’écriture de Maylis de Kerangal est à la fois sensorielle et précise. Cette femme de lettres, gratifiée de plusieurs prix, est en mesure de décrire tout détail, tout sentiment et toute sensation visuelle, auditive ou olfactive. Elle trouve toujours le mot qui convient et elle le pose à sa juste place, dans de très longues phrases, où peuvent s’agglomérer sans dissonance une description, un souvenir, un commentaire sur l’actualité, un dialogue en direct et un autre en différé… sur le modèle de nos digressions personnelles et secrètes, menées par associations d’idées ou par de simples coq-à-l’âne, dans des monologues silencieux alimentés par notre psyché. Une démarche mentale largement partagée, lectrice, lecteur, qui t’attachera à la narratrice et personnage principale, aux prises avec ses doutes et ses fantômes.

Sous ses fausses allures de roman noir, sans véritable intrigue, Jour de ressac est une lecture agréable, bien rythmée et plutôt captivante, abstraction faite de quelques chapitres inspirés par des souvenirs anecdotiques de moindre intérêt romanesque.

DIFFICILE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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