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ça va mieux en l'écrivant !...

... ENCORE FAUT-IL LE LIRE AVANT !

chroniques litteraires

A quoi songent-ils, ceux que le sommeil fuit ?

Publié le 20 Janvier 2025 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, témoignage

Janvier 2025, 

Est-ce parce que le sommeil nous résiste, que nous nous mettons à gamberger la nuit ? Ou est-ce, au contraire, parce que nous gambergeons sans fin, que nous ne parvenons pas à nous endormir ?… Non, non, lectrice, lecteur, je t’en prie, ne cherche pas à trancher entre ces deux assertions qui semblent s’opposer ; je serais désolé que, par ma faute, tu les médites tout au long de la nuit qui vient. Et quel que soit le talent de plume de Gaëlle Josse, son livre ne t’apportera pas non plus de réponse.

D’ailleurs, ce n’est pas vraiment la question portée par son titre.

Alors, A quoi songent-ils, ceux que le sommeil fuit ? L’autrice présente diverses situations individuelles sous la forme de très très courtes anecdotes, tenant pour la plupart en trois pages, les plus longues en comptant six. Dans chacune, un personnage fictif est envahi, pendant la nuit, par un souvenir agréable ou triste, plus ou moins lointain, qui l’embarque dans des états d’âme, des espoirs, des regrets, des inquiétudes, des cas de conscience…

Mais toutes les personnes ainsi scrutées ont-elles réellement un problème de sommeil ? Après lecture attentive, mon opinion est autre. Pour la plupart, ce qui, dans leur cerveau, met en branle le cortex, l’amygdale ou l’hippocampe, ce n’est pas l’insomnie, c’est la nuit…

… La nuit qui, l’heure venue, une fois les volumes terrestres effacés, éclaire les images de l’esprit et installe chacun face à soi-même ! La nuit ne se limite pas à son moment le plus profond, celui où tout dort ; elle marche doucement du crépuscule à l’aube. Dans A quoi songent-ils…, Gaëlle Josse, venue à la littérature par la poésie, lui consacre une quarantaine de vers libres qui la glorifient : « nuit des abandons… nuit fleuve obscur », et en même temps « nuit pleine lune… nuit promenade », et surtout « nuit jasmin souvenir d’une autre nuit… nuit cahier blanc pour nos histoires »…

Chaque vers est isolé sur une page libre, comme une respiration entre deux microfictions…

Microfictions. C’est ainsi que l’autrice — ou son éditeur — nomme ses histoires courtes. Non-violentes, douces-amères, souvent touchantes, parfois troublantes, elles n’ont rien en commun avec celles des trois volumes éponymes représentant chacun cinq cents histoires courtes sur mille pages, dans lesquelles un autre écrivain français avait cherché à enficher tous les profils d’une espèce humaine dévoilant ses meilleurs côtés et ses pires travers.

Chez Gaëlle Josse, l’ouvrage est modeste, une trentaine de séquences. Des personnages de toutes sortes, féminins ou masculins, jeunes ou vieux, solitaires ou en couple. Parmi eux, une femme escomptant désespérément un dîner romantique, une autre soulagée d’avoir rompu et recouvré sa liberté ; un pianiste concertiste en fin de carrière, un champion de karaté ambitieux ; un voyageur de commerce, une écrivaine en tournée de signatures ; une femme âgée aux portes de la dépendance, une adolescente impatiente de prendre son envol ; un couple de retraités partant au bout du monde, un jeune ménage prêt à accueillir un premier nouveau-né ; bien d’autres encore.

La justesse des mots de Gaëlle Josse, la fluidité de sa syntaxe et la souplesse de son phrasé rendent A quoi songent-ils… très agréable à parcourir. Mais cet ensemble de microfictions indépendantes les unes des autres n’a pas forcément vocation à être lu d’une traite. A la manière d’un recueil de poésies ou d’une sélection de chroniques, tu trouveras peut-être avantage, lectrice, lecteur, à le garder à portée de main et à en savourer de temps en temps quelques morceaux choisis.

Gaëlle Josse est une romancière reconnue, gratifiée de nombreux prix littéraires. Je n’avais pourtant, jusqu’alors, rien lu d’elle. A quoi songent-ils, ceux que le sommeil fuit ? Le titre de ce livre m’avait interpellé, voilà pourquoi j’avais décidé de le lire. J’ai pu ainsi découvrir une partie des talents de son autrice, m’obligeant à revenir un jour vers elle pour l’un de ses romans.

FACILE     ooo   J’AI AIME

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Nuit blanche, de Bernard-Henri Lévy

Publié le 20 Janvier 2025 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, témoignage

Janvier 2025, 

Peut-on critiquer un livre en laissant l’auteur de côté ? En principe, oui, mais pas s’il s’agit de Bernard-Henri Lévy. Quand il écrit, apparaît ou parle, il ne suscite jamais l’indifférence. Il séduit ou il horripile, c’est ainsi depuis longtemps, c’est à la fois son privilège et sa malédiction. Alors, qu’espérait-il en écrivant Nuit blanche, un ouvrage qui ne se compare à aucun de ceux qu’il publie habituellement en tant qu’écrivain-philosophe : essais, manifestes, romans, enquêtes… ?

Dans Nuit blanche, il parle surtout de lui-même. Que dis-je, surtout ? Il ne parle que de lui, la tête haute, mais sans s’épargner, avec sincérité et autodérision. En marge d’une narration relatant des combats personnels pour et contre le sommeil, il livre, en mode digressif bien contrôlé, un ensemble de confidences hybrides, sérieuses et légères, largement inédites. Certaines, intimes, associent la belle dont il est depuis trente ans le seigneur, la sublime et admirable A.. Il évoque des souvenirs qui remontent loin, loin dans le passé, et qui m’ont ému lorsque sont entrés en scène ses parents, aujourd’hui disparus. Il renouvelle aussi des prises de position bien senties, que je partage.

Les confidences de BHL m’intéressent, ses souvenirs m’interpellent. Il faut que tu saches, lectrice, lecteur, que Bernard et moi nous sommes connus il y a plus de soixante-cinq ans. Nous avons usé nos fonds de culotte sur des bancs de l’école primaire ; plus tard, au lycée, au fond de la classe d’histoire-géo de monsieur Fournier et en d’autres occasions, nous avons rigolé en échangeant des secrets d’adolescents. Un court tronc commun, avant son envol au-delà des confins des sphères étoilées, loin des brumes de la multitude vile dans laquelle j’ai cheminé.

A mon tour de digresser ! Camus découvre à vingt-huit ans sur la tombe de son père que c’est l’âge de sa mort. Drôle de sensation, confie-t-il. L’âge que nous avons tous deux aujourd’hui, BHL et moi, est aussi celui de nos pères respectifs lors de leur décès. Devenir plus vieux que son géniteur est un tournant dans la vie d’un homme, le père de Bernard est d’ailleurs venu, une nuit, le lui chuchoter à l’oreille. Je note que l’âge en question n’est pas explicitement indiqué dans le livre. Vieillir ou ne pas vieillir ? Un bref instant de mélancolie, lors d’une réunion avec Macron et Zelensky, quand BHL prend conscience qu’ils ont l’âge de son fils. Mais le reste du temps, une envie d’avoir envie qui ne faiblit pas. D’autant que les ressources de la pensée juive sont loin d’être épuisées.

J’en arrive aux nuits blanches. Il y en eut beaucoup, parfois délibérées, des studieuses pour s’atteler au travail et des festives pour se libérer de la pression. D’autres furent subies, rongées par les images rapportées de zones de guerre, impactées par les risques encourus, ou juste inexpliquées, si ce n’est que le sommeil ne vient jamais dès qu’on craint qu’il ne vienne pas. BHL a dû trancher un dilemme. Dormir est une perte de temps, quand on a tant à lire, à dire, à écrire, à faire ; mais ne pas dormir nuit gravement à la santé et aux performances. Alors pour maîtriser le sommeil, pour le border, l’écrivain-philosophe s’en est remis à la chimie. Avec humour et un sens aigu de l’expérimentation, il en dresse un panorama documenté, pastiche d’un « Que choisir » consacré aux somnifères.

J’émets des réserves ! Je vois déjà les grognons, les antivax, les complotistes, les gilets et les bonnets de je ne sais quelles couleurs l’accuser d’être inféodé à Big Pharma. Car à l’égard de BHL, les malintentionnés sont légion. Trop beau, trop intelligent, trop riche. Un triple bienfait des dieux qui déclenche l’ire des fous furieux de l’égalité, lesquels sont surtout jaloux des mieux pourvus qu’eux. Ceux-là ne liront certainement pas Nuit blanche, mais ça ne les empêchera pas d’en dire du mal.

Malgré quelques alinéas à enjamber, quand le niveau littéraire ou philosophique devient trop élevé, le livre est accessible, captivant, instructif, souvent drôle — assoupissements au théâtre, tribulations du félin Little Siam… —. La plume de BHL est précise, légère, élégante, parfois lyrique, jamais prétentieuse. Le texte semble couler de source. S’y glissent discrètement des mots prélevés chez Baudelaire, chez Nerval (deux fois les mêmes pour Nerval !) et des références à un étonnant écrivain du siècle dernier que je ne connaissais pas, Raymond Roussel, qui me rappelle un peu Barnabooth (prénom Archibald) … Voilà que je recommence à digresser. Il est temps que je m’arrête.

GLOBALEMENT SIMPLE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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Les âmes féroces, de Marie Vingtras

Publié le 5 Janvier 2025 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Janvier 2025 

Il y a des romans dont l’entame est fulgurante, mais qui s’étiolent de chapitre en chapitre et qui, pour finir, déçoivent. D’autres démarrent lentement, puis l’intérêt, ou la tension, ou le charme — de quelque nature qu’il soit — s’élève au fil de leurs pages pour atteindre des sommets, de sorte qu’on ne peut pas les lâcher et qu’on en arrive à regretter de les terminer. Les âmes féroces, de Marie Vingtras, est de ceux-là. Il a fallu que j’engage la deuxième des quatre parties du roman pour que, soudain, sa lecture devienne réellement captivante.

Après un très court prologue censé servir d’amuse-bouche, le livre s’ouvre par la découverte sur la berge d’une rivière du corps sans vie d’une jeune fille. S’en suit le lancement de l’enquête par la police locale… Jusque là, rien d’original !… Rien d’autre que l’entrée en matière de centaines de polars et de téléfilms de série B !

Cette première partie du roman est toutefois assortie de quelques originalités. La narratrice est justement la cheffe du bureau de police, une femme récemment élue shérif de Mercy, petite ville américaine de quatre mille habitants, dans laquelle « il ne se passe jamais rien » (la localisation de la fiction aux Etats-Unis est un choix assumé par l’autrice française, j’y reviendrai). Cette femme inattendue à ce poste décrit avec une objectivité qui l’honore son propre aspect, masculin, mastoc, disgracieux, et elle évoque abondamment sa vie conjugale épanouie avec une autre femme. Une particularité qui se veut probablement un peu militante, un peu provocatrice, et qui ne méritera, lectrice, lecteur, ni enthousiasme ni indignation de ta part.

Fin de la première partie, exit la shérif Lauren et ses confidences sur sa vie professionnelle et privée. Un nouveau narrateur lui succède. Il connaissait bien la victime. C’est un solide profil de « suspect numéro un », au regard de faits anciens qu’il dévoile et de ses comportements plus récents dont il rend compte. La lecture devient savoureuse.

Un autre narrateur suspect apparaîtra dans la troisième partie, puis encore un autre dans la quatrième. Chacun raconte des souvenirs, récents et anciens, plus ou moins liés à sa relation avec la jeune fille assassinée, tout en suivant l’enquête et les événements du jour d’un œil apparemment distant. Voilà qui permet de saisir peu à peu la vraie nature des personnages et de découvrir des stratégies révélant des âmes féroces, certes, mais surtout des esprits turpides.

Finalement peu importe le coupable, ce livre n’est pas un polar. Quatre parties, quatre histoires courtes, quatre récits en cercle se recoupant autour du meurtre. Une construction romanesque astucieuse. Si la première de ces histoires m’a peu emballé, les autres m’ont passionné, d’autant que l’autrice a pris le soin d’adapter le langage et le style du texte au profil social des narrateurs : une policière de terrain dont le père était fermier, un intellectuel issu d’une famille de notables new-yorkais, une adolescente perverse et manœuvrière fille d’un banquier local, un artisan en faillite lâché par ses proches. Chacun s’exprime comme il se doit, même si l’autrice insuffle ça et là sa touche personnelle de poésie.

Dans ces récits qui se conjuguent en un roman choral, d’autres personnages truculents, eux aussi pourvus d’une âme féroce et d’un esprit turpide, sont disséqués par l’autrice avec une verve acérée et malicieuse ; des personnages secondaires plus ou moins directement impliqués dans des circonstances survenues depuis plusieurs années, ayant d’une manière ou d’une autre mené au drame.

Devenue écrivaine sous le pseudonyme de Marie Vingtras, l’autrice est passionnée par la littérature américaine, qu’elle considère comme un fonds inépuisable de profils et de caractères à créer. Elle a travaillé pendant plus de vingt ans dans le secteur du droit social, un métier qui l’amène à écrire au quotidien, mais elle avait rêvé, enfant, d’être un jour romancière. Ce n’est que récemment qu’elle a voulu savoir, à l’instar d’un personnage de son roman, si elle était « capable de raconter une histoire sortie de son imagination débordante ». Son premier roman, Blizzard, fut en 2021 un beau succès de librairie. Les âmes féroces, d’ores et déjà gratifié de prix littéraires, devrait suivre le même chemin.

FACILE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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Madelaine avant l'aube, de Sandrine Collette

Publié le 5 Janvier 2025 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Janvier 2025, 

Sandrine Collette est l’autrice d’une dizaine de romans ayant bonne presse et pourtant, je ne m’étais jamais résolu à en lire un. A tort ou à raison, je redoutais d’être confronté à d’innombrables pages de désolation, de violence et de noirceur extrêmes, enrobées dans une nature primaire agressive. Les multiples éloges décernés à Madelaine avant l’aube ont fini par me convaincre de tenter l’aventure.

Pas de surprise, il s’agit bien d’un roman naturaliste et social, un hommage à la terre ; une terre que des paysans cultivent dans une contrée déshéritée, exposée à un climat rude, quelque part au milieu des forêts, dans le centre de la France. L’histoire conçue par Sandrine Collette prend place en un siècle reculé, aux temps révolus de la féodalité. Les redevances dues au seigneur et possesseur des lieux laissent à peine de quoi vivre aux familles qui travaillent les sols.

Ces années-là sont de surcroît désastreuses pour les récoltes, la région étant soumise à des gelées persistantes et balayée par des tempêtes violentes. La misère des familles paysannes atteint alors des seuils critiques. L’espoir se limite à survivre au jour le jour, à faire en sorte de ne pas mourir de froid ou de faim. Pour les femmes, il consiste aussi à ne pas croiser le chemin du fils du seigneur, qui a établi son droit personnel de cuissage… Mais, bon ! Il faut se soumettre sans se révolter : c’est ainsi, ça a toujours été ainsi ! On le sait bien, car de génération en génération, on s’est transmis la peur des représailles, des famines, des guerres, sans oublier la grande peste. Il faut survivre ainsi !

Loin d’être un simple traité sur l’histoire de la paysannerie, Madelaine avant l’aube est un roman qui ménage des surprises, des imbroglios, des rebondissements. Ecrivaine imaginative et audacieuse, Sandrine Collette n’en est pas à son premier thriller psychologique, elle sait y faire en matière de suspens. Le narrateur qu’elle installe camoufle un extraordinaire trompe-l’œil. Un événement brutal le dissipera et tu en auras, lectrice, lecteur, le souffle coupé. Je ne te dirai pas où dans le livre, car tu irais directement jeter un coup d’œil et cela en gâcherait l’effet…

L’intrigue se déroule à l’écart du village, dans un hameau de trois fermettes. Dans l’une habite la vieille Rose, dans les autres vivent deux sœurs jumelles (très belles) et leurs époux. Aelis a eu trois fils avec Eugène, Ambre et Léon n’ont pas eu d’enfant. La vie est dure pour tout le monde, petits et grands… Et voilà qu’apparaît une petite fille abandonnée, farouche, affamée ; une orpheline, à coup sûr. Un cadeau du ciel, pour Ambre, qui l’adopte aussitôt sans autre forme de procès ; ils la nommeront Madelaine.

Les années passent, les enfants grandissent, formatés dans le moule local… mais pas Madelaine ! Elle a conservé une part d’indépendance, de libre-arbitre spontané et même de sauvagerie. A la différence des autres, elle ne connaît ni la soumission ni la peur. Elle ne craint pas les rapports de force, elle est prête à en découdre, au risque — inconscient — de faire exploser les équilibres sociaux.

Le réalisme expressif du texte est accentué par le ton de l’écriture. La lecture du livre est une plongée dans un univers virtuel complet aux dimensions multiples, parmi lesquelles l’espace, le temps, et aussi les sons, les odeurs et d’autres sensations encore, aucun détail n’étant oublié. La langue est brute, véhémente, adaptée à l’intention critique à la fois sociale et paysanne. La narration peut par instant paraître bavarde et présenter de l’uniformité. Mais cette uniformité persistante n’exprime-t-elle pas le quotidien répétitif de ces paysans pauvres, qu’on imagine courbés sur leur besogne par le poids du destin, tel qu’ils sont représentés dans les tableaux de Millet, décrits dans les contes populaires, ainsi que dans des romans classiques, à commencer par Balzac et Zola ?

Héritière de cette tradition littéraire, Sandrine Colette a choisi de quitter la région parisienne et de vivre à la campagne pour se consacrer à l’écriture, une vocation qu’elle avait ressentie dès l’enfance. Un mode de vie qui ne l’empêche pas de pénétrer les états d’âme des êtres humains — et des chevaux ! — pour les reformuler avec talent. Madelaine avant l’aube est une œuvre parfaitement maîtrisée dans tous les aspects littéraires. Mais cela garantit-il le plaisir de lecture pour tous ?

GLOBALEMENT SIMPLE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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Cézembre, d'Hélène Gestern

Publié le 15 Décembre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Décembre 2024, 

Cézembre ! Très belle découverte signée Hélène Gestern, une universitaire et écrivaine tenue en haute estime dans les milieux littéraires ! Dans ses ouvrages de fiction, cette autrice semble affectionner les personnages en rupture de parcours, en quête de solitude, s’attachant à la force des lieux et fascinés par les secrets de famille. Ce sont précisément les thèmes qui lui ont inspiré l’écriture de ce roman magistral entrecroisant plusieurs intrigues captivantes.

Le personnage principal et narrateur de Cézembre, Yann de Kérambrun, est issu d’une vieille famille d’industriels et armateurs bretons. Il avait toujours voulu s’en tenir à l’écart et, au grand dam de son père avec lequel il ne s’entendait pas, il avait choisi d’enseigner l’histoire à La Sorbonne. Les années ont passé. A l’approche de la cinquantaine, Yann accuse le coup d’une série de déceptions et de tristes événements. Son frère jumeau s’est tué en moto, sa mère s’est éteinte d’une longue maladie, son père meurt soudainement. Il a aussi surpris sa femme avec un amant, tandis que leur fils annonce qu’il s’expatrie. Il a de surcroît le sentiment d’être enlisé dans son parcours universitaire.

Yann décide de quitter Paris et de s’installer seul dans la vaste et belle maison familiale de Saint-Malo, avec l’intention d’écrire. Il advient toutefois sur place que la découverte d’archives ranime l’instinct de l’historien et Yann va consacrer l’essentiel de son temps à reconstituer la vie personnelle et professionnelle de son arrière-grand-père Octave, un polytechnicien créatif et entreprenant, fondateur de la lignée des Kérambrun au début du XXe siècle. Une recherche qui prend peu à peu l’allure d’une saga passionnante, avant de tourner carrément à l’enquête policière sur un cold case, dès lors qu’il apparaît que certains documents sont manquants et que des proches d’Octave avaient à l’époque mystérieusement disparu…

Cette tâche, engagée en des lieux imprégnés de souvenirs d’enfance, amène Yann à revoir des parents dont il s’était éloigné, à comprendre tardivement certains comportements de son père et à assumer enfin son identité personnelle dans le lignage Kérambrun. Et ce n’est pas tout ! Lors de ses promenades le long de la mer, cet intellectuel sensible et affectif croise une femme aux yeux fascinants ; une rencontre qui lui procure du rêve et de l’espoir, comme à un adolescent timide.

L’histoire de la famille, l’histoire de Yann… n’oublions pas celle de la mer. Liée aux éléments et à la Bretagne, elle est un personnage intrigant à part entière. A Saint-Malo, et notamment aux Kérambrun, elle a apporté et continue à apporter bien-être et prospérité. Mais la mer n’est pas un partenaire toujours complaisant, elle sait contrarier de façon tragique les défis hasardeux des hommes. Il est arrivé aux Kérambrun et à leurs proches de subir ses colères imprévisibles, sa violence destructrice et le rappel récurrent de ses menaces de submersion. Depuis sa maison, au surplomb de la plage des Sillons, Yann la contemple à loisir, en toutes saisons, à toute heure, par tous les temps. Au large, il aperçoit Cézembre, une île mystérieuse, un lieu martyrisé puis proscrit, où sont enfouis moult secrets.

Le roman a beau être long — cinq cent cinquante pages —, il est si prenant qu’on le referme à regret. Il est construit en très courts chapitres dont on peut penser qu’ils facilitent la lecture, mais leur nombre a cependant l’inconvénient de hacher la continuité narrative et peut faire perdre le fil des péripéties.   

L’écriture est absolument sublime. Il m’est arrivé de relire plusieurs fois certains passages, tant ils m’éblouissaient. La richesse incroyable du vocabulaire, la virtuosité lyrique du phrasé te feront percevoir, lectrice, lecteur, les mouvements infinis et les couleurs changeantes de la mer, du ciel, de la terre, tu humeras les odeurs qui en émanent chaque saison, tu ressentiras les vents, les embruns, les froidures et les chaleurs, tu entendras le rythme du ressac et le souffle des tempêtes. L’autrice met aussi sa plume au service des portraits qu’elle dresse, faisant preuve d’un sens affiné de la psychologie. Il faut d’ailleurs une conscience empathique prononcée à un écrivain, pour qu’il représente l’intimité d’un narrateur du genre opposé, comme Hélène le fait pour Yann.

Un très grand roman, dont je ne comprends pas l’absence dans les listes pour les prix littéraires.

GLOBALEMENT SIMPLE   ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT

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Jour de ressac, de Maylis de Kerangal

Publié le 15 Décembre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Décembre 2024, 

Lire un roman de Maylis de Kerangal revient à s’immerger totalement dans le microcosme qu’elle a choisi pour l’intrigue. Dans Réparer les vivants, j’avais eu l’impression stressante de vivre en direct la course contre la montre d’une transplantation cardiaque. Pour Un monde à portée de main, il avait fallu rejoindre l’écrivaine au plus près des artisans du décor, du trompe-l’œil. Dans Jour de ressac, Maylis de Kerangal va plus loin. Elle nous invite, lectrice, lecteur, à « écouter » avec attention une femme dérouler in extenso ses pérégrinations et ses observations mentales au cours d’une journée très particulière.

Cette femme, qui approche de la cinquantaine et exerce le métier de doubleuse de films, vit à Paris avec son conjoint et leur fille de vingt ans. Elle a reçu de la police une convocation qui la perturbe et qui la contraint à venir passer une journée au Havre ; le corps d’un inconnu a été découvert sur la voie publique et il se pourrait qu’elle détienne des informations…

Ne t’y trompe pas, lectrice, lecteur ! Cette femme — dont on ne connaîtra ni le nom ni le prénom — n’a rien à voir avec la mort mystérieuse de cet homme. Mais l’événement et les heures passées sur place déclenchent en elle une série de secousses psychologiques, qu’on pourrait qualifier de « ressac » de souvenirs, d’émotions et de rêves enfouis. Car Le Havre avait été le cadre de son enfance et de son adolescence — ainsi, soit dit en passant, que celui de l’autrice —.

Du Havre les habitants, actuels et anciens, parlent avec une certaine fierté. Notre narratrice n’y déroge pas et elle se met à jouer un rôle de guide, juste pour elle-même. Le Havre se distingue, explique-t-elle, par son histoire, par son architecture, par sa situation géographique. Avant de renaître de ses cendres, l’histoire de la ville s’était achevée le 7 septembre 1944 sous les bombes des Alliés, qui l’avaient détruite en totalité au prix de 2 000 victimes civiles, afin de venir à bout d’une garnison de l’Armée allemande refusant de se rendre. Sa reconstruction selon les plans d’Auguste Perret en a fait une illustration exemplaire des idées urbanistiques et architecturales de son temps. Localisée sur un estuaire, « porte océane » à défaut de port océanique, la ville se trouve naturellement en connexion ouverte sur le monde et exposée à des trafics… où l’on risque sa peau.

En déambulant au centre-ville, dans le quartier du port, sur la digue, la narratrice recherche les lieux d’antan, certains ayant changé ou disparu. La mer est toujours là, grise comme le béton, celui des quais, des immeubles, des monuments. Des souvenirs lui viennent, des visages réapparaissent. Et elle repense follement à ce jeune homme avec lequel elle eut, à seize ans, une relation fugace ; il était parti et n’avait plus donné de nouvelles… Cet homme d’âge mûr, dont on a trouvé le corps, qui peut-il bien être ?

Une question qu’elle se pose sans se la poser et qui la conduit à s’immiscer étrangement dans l’enquête du jeune policier chargé de l’affaire. La narration menace de virer au monologue obsessionnel… Heureusement, la famille reste un amarrage…

L’écriture de Maylis de Kerangal est à la fois sensorielle et précise. Cette femme de lettres, gratifiée de plusieurs prix, est en mesure de décrire tout détail, tout sentiment et toute sensation visuelle, auditive ou olfactive. Elle trouve toujours le mot qui convient et elle le pose à sa juste place, dans de très longues phrases, où peuvent s’agglomérer sans dissonance une description, un souvenir, un commentaire sur l’actualité, un dialogue en direct et un autre en différé… sur le modèle de nos digressions personnelles et secrètes, menées par associations d’idées ou par de simples coq-à-l’âne, dans des monologues silencieux alimentés par notre psyché. Une démarche mentale largement partagée, lectrice, lecteur, qui t’attachera à la narratrice et personnage principale, aux prises avec ses doutes et ses fantômes.

Sous ses fausses allures de roman noir, sans véritable intrigue, Jour de ressac est une lecture agréable, bien rythmée et plutôt captivante, abstraction faite de quelques chapitres inspirés par des souvenirs anecdotiques de moindre intérêt romanesque.

DIFFICILE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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La Petite Bonne, de Bérénice Pichat

Publié le 30 Novembre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Novembre 2024,

Roman écrit sous une forme inattendue, — j’y reviendrai plus loin —, par une enseignante férue d’Histoire et d’études sociales, La Petite Bonne est une jolie surprise. Bérénice Pichat a conçu une intrigue entre trois personnages au mitan des années trente : « Monsieur », « Madame » et leur nouvelle « bonne-à-tout-faire », comme on disait à l’époque.

On ne connaîtra pas le prénom de la petite bonne, jeune femme anonyme, effacée et invisible. Dans les demeures bourgeoises où on l’emploie, elle nettoie, lave, range et effectue des tâches secondaires en cuisine. Elle est confinée dans la condition ingrate de domestique, comme sa mère l’avait été avant elle. Dure au mal, elle est lucide sur sa destinée, qui ne peut lui offrir que de rares et pauvres petits plaisirs. Elle ne se plaint pas. Illettrée, naïve, dévouée et empathique, elle vient d’être engagée dans une nouvelle place. Un couple sans enfant dans une maison sans luxe ni joie.

Monsieur a pour prénom Blaise. Très grièvement blessé pendant la Grande Guerre, il a survécu de justesse… mais dans quel état ! Amputé des mains, amputé des jambes au-dessus du genou ! Le bas de son visage, emporté par un éclat d’obus, a été reconstruit fonctionnellement, mais Blaise reste une « gueule cassée », avec des difficultés pour boire, manger, articuler. Il n’a pas bon caractère. On imagine son mal de vivre, le dégoût de soi-même, la honte de sa dépendance. Vingt ans qu’il supporte cela.

Madame, prénommée Alexandrine, est fidèle au poste. Elle purge un absurde sentiment de culpabilité, cela fait vingt ans qu’elle a abandonné toute vie sociale, pour prendre en charge avec un extrême dévouement et sans se plaindre celui qui est toujours son mari. Un sacrifice quotidien très lourd.

Avant la guerre, Blaise était un jeune pianiste séduisant, appelé à un avenir brillant. Alexandrine était très amoureuse. Ils venaient de se marier… Deux vies gâchées… La nuit, en dormant, Blaise rêve qu’il joue au piano devant un public enthousiaste. Quand il ne dort pas, il souffre et tout son corps lui fait horreur. Son aspect, repoussant, accentué par les sujétions hygiéniques de ses handicaps, a fait fuir ses proches. Les servantes, engagées l’une après l’autre par Alexandrine, donnent très vite leur congé.

La petite bonne prendra sur elle, tiendra le coup. Des circonstances amèneront Madame à la laisser, pendant deux jours, seule avec Monsieur… Pour celui-ci, vingt ans, ça suffit ! Sa vie n’a aucun sens, il est temps que ça s’arrête. Et il a un plan… Mais le huis clos dans lequel il va se retrouver avec la petite bonne ne se passera pas comme prévu. Des moments surprenants, émouvants.

Pour la narration de cette histoire touchante, l’autrice a fait le choix d’un parti littéraire original : une partie du texte est en vers libres ; dès le début !... Déroutant, non ? Quand je m’en suis aperçu, j’ai failli renoncer. Avais-je envie de lire des vers, tout libres soient-ils ? Finalement, j’ai décidé de tester les premières pages… elles m’ont embarqué pour l’ensemble du livre.

Ne t’inquiète pas outre-mesure, lectrice, lecteur. De larges parties du texte, celles qui sont consacrées à Alexandrine et à Blaise, et notamment aux deux jours qu’ils passent loin l’un de l’autre, sont écrites en prose traditionnelle.

Seules les séquences portant sur la petite bonne sont en vers libres ; des assertions courtes, une grammaire élémentaire, une expression simple pour décrire avec réalisme le quotidien et la psyché du personnel de maison dans les années trente. La fluidité du phrasé, sa clarté, son dépouillement, l’absence de tout artifice de langage, m’ont séduit. De ces lignes soigneusement alignées sur la marge gauche se dégagent un rythme, une douce musicalité. Quelques rares alinéas (des strophes ?) sont alignés sur la droite ; je me suis longtemps demandé à quoi ils correspondaient et n’ai compris leur sens que dans les toutes dernières pages.

Une lecture agréable, attendrissante, qui ne manque pas d’évoquer des sujets d’actualité délicats : le handicap, la dépendance, la fin de vie, sans oublier les différences sociales et la condition féminine.

FACILE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

 

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La Femme de ménage, de Freida McFadden

Publié le 30 Novembre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Novembre 2024

Millie est une jolie jeune femme, sans domicile fixe, en grande difficulté. Circonstance aggravante — qu’elle tient à passer sous silence ! —, elle sort de plusieurs années en prison. Elle réussit pourtant à se faire embaucher comme femme de ménage dans une riche famille. La maîtresse de maison, Nina, est nettement plus âgée qu’elle ; cette femme fut sans doute belle dans sa jeunesse, mais elle se laisse aller physiquement, épaissit, ne prend pas soin de sa coiffure… A l’égard de Millie, de surcroît, elle se comporte en patronne lunatique, mesquine et fourbe. Tout pour déplaire, donc…

Dénommé Andrew – Andy pour les intimes —, le mari de Nina est en revanche d’une extrême gentillesse et d’une beauté à couper le souffle. Il est « à tomber », diraient certaines de mes amies. Une beauté sur laquelle l’autrice, l’Américaine Freida McFadden, insiste lourdement de page en page.

Tu as de l’expérience, lectrice, lecteur, tu sais bien que nobody’s perfect. Tu vas évidemment te demander quelle tare ou quel vice Andrew dissimule derrière sa face d’ange. Et comme tu as eu l’occasion de lire — ce que tu n’avoueras jamais ! — deux ou trois bluettes de new romance qui t’ont mis la larme à l’œil, tu vas imaginer le beau patron très riche et la jolie soubrette nécessiteuse s’engager avec fougue dans une liaison clandestine, romantique et sensuelle ; de quoi susciter des réactions intempestives de la part de Nina, ainsi que de sa fille, une gamine grincheuse et mal élevée, qui furète dans les affaires de Millie pour le compte de sa mère…

Tu ne manques pas d’intuition, mais ce n’est pourtant pas tout à fait comme cela que les événements ont été prévus par l’autrice.

La Femme de ménage, puisque tel est le titre du livre, est un énorme succès de librairie. Deux suites ont été publiées depuis, presque exclusivement en livre de poche, comme le premier. Autour de moi et sur mes réseaux sociaux, l’ouvrage ne suscite que de l’enthousiasme, y compris chez celles et ceux dont j’apprécie d’habitude les goûts de lecture. Alors pourquoi le livre ne m’a-t-il pas plu ?

J’ai trouvé ennuyeuse et déplaisante la très longue première partie, qui s’étend sur plus de deux cents pages. J’ai vite compris que les tracasseries rabâchées par Millie étaient un trompe-l’œil littéraire et qu’il fallait m’attendre à une surprise, à un rebondissement imprévisible. Je n’ai pas essayé de l’anticiper, de deviner l’intention de l’autrice, car je ne cherche jamais, quand je lis un polar à énigme, à trouver la solution, à démasquer l’assassin. De sorte qu’au début de la deuxième partie, lorsque l’incontournable rebondissement se produit enfin — ouf ! —, je découvre avec curiosité, mais sans m’ébaudir, le déroulé de la version racontée par Nina. Un scénario un peu artificiel et tiré par les cheveux, mais bon ! Dans un roman, on a le droit de tout imaginer.

Quel est d’ailleurs le genre de ce roman ? Les ouvrages de Freida McFadden sont pour la plupart qualifiés de thrillers psychologiques. Une classification qui m’évoque certains téléfilms diffusés les dimanches après-midi pluvieux ; des histoires tournant autour de brimades qui me mettent mal à l’aise et de menaces qui me font sourire, parce qu’il m’est évident qu’elles se dénoueront en happy end, avec un juste châtiment pour les méchants… Peut-être suis-je blasé !

Saucissonné en très courts chapitres de cinq à six pages, le livre se lit très facilement… Trop ! Freida McFadden est une romancière expérimentée et imaginative. Bien que peu crédible, son intrigue est bien montée. J’ai souri à quelques traits d’humour, dans la narration de Nina. Mais globalement, l’écriture, plutôt banale, manque de légèreté. Le texte est chargé de répétitions un peu balourdes — la beauté d’Andrew, le passé de Millie, la poignée qui tourne ou pas… — comme s’il était nécessaire, lectrice, lecteur, de te mettre les points sur les i, de s’assurer que tu as bien compris, que tu suis attentivement… à moins que ce soit juste pour remplir des pages.

FACILE     oo    J’AI AIME… UN PEU

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Les enfants Oppermann, de Lion Feuchtwanger

Publié le 11 Novembre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Novembre 2024,

L’œuvre est majeure. Dans Les enfants Oppermann sont relatées des péripéties fictives vécues par une famille juive cossue de Berlin de novembre 1932 à l’été 1933. Des dates à mettre en perspective de celles-ci, historiques : 30 janvier 1933, nomination de Hitler chancelier du Reich ; 27 février, incendie du Reichstag ; 23 mars, vote des pleins pouvoirs à Hitler ; 14 juillet, interdiction des formations politiques autres que le parti nazi… Le roman est divisé en trois parties : hier, aujourd’hui, demain.

Oppermann est une marque de meubles renommée à Berlin. Familiale, l’affaire a été fondée par le grand-père de la génération actuelle, une fratrie. L’ainé, Gustav, célibataire de cinquante ans, mène une vie luxueuse et mondaine, tout en se piquant de philosophie et d’activités culturelles. Martin dirige l’entreprise et les magasins. Edgar, professeur de médecine, est chef de service au centre hospitalier municipal. Leur sœur Klara a épousé un homme d’affaires international avisé. Ils vivent tous en bonne harmonie, de même que leurs enfants, Ruth, Berthold et Heinrich, des adolescents brillants. Préoccupés par la montée de l’antisémitisme, ils gardent pour la plupart confiance en la sagesse allemande et dénigrent avec ironie le style oratoire du chef du parti national-socialiste.

Quand ce dernier prend le pouvoir, tout se complique rapidement pour les Oppermann, que ce soit dans l’entreprise, qui doit changer de nom, au centre hospitalier ou dans les établissements scolaires. Berthold est notamment confronté à un bras de fer moral insoluble, tandis que Gustav, compromis par une prise de position hasardeuse, est contraint de s’exiler en Suisse.

La situation continuant à se dégrader, on s’interroge en famille. Faut-il s’en remettre au bon sens ? Il devrait, pense-t-on, finir par détourner les Allemands civilisés de la barbarie. Ce dernier mot n’est pas exagéré. Les völkisch, censés incarner le peuple authentique, appellent à rejeter la raison, à lui substituer l’instinct, la convoitise, la rancœur, la haine. Ils détruisent l’Etat de droit, remplacé par l’autorité d’un chef suprême, privilégiant l’arbitraire, la brutalité, le meurtre, l’anéantissement organisé de la dignité humaine, sans oublier l’ostracisme et l’humiliation des Juifs…

Les Oppermann doivent-ils envisager de se reconstruire hors d’Allemagne ? Les opportunités existent à Londres, à Paris, en Palestine. Mais ne faut-il pas plutôt rester et s’engager, dénoncer les mensonges, témoigner de la vérité, partager son indignation, convaincre ceux qui doutent, ceux qui ne veulent pas y croire ? Une intention noble, une belle idée qui mériterait, non pas de mourir pour elle, mais de vivre pour elle… Et pourtant !…

J’attire maintenant ton attention, lectrice, lecteur, sur la propre histoire de ce livre. Dès l’arrivée d’Hitler au pouvoir, avant donc sa publication courant 1933 (1934 pour la traduction française), son auteur, l’écrivain allemand juif Lion Feuchtwanger, avait été privé de sa nationalité et dépossédé de ses biens. Exilé en France, il écrivit quasiment en temps réel Les enfants Oppermann, inspiré de ce qu’il avait observé et de ce qu’on lui rapportait, à savoir une mainmise progressive des völkisch, des nazis, sur les institutions allemandes, ainsi qu’une mise en œuvre rapide de leur politique : constitution de milices, propagande mensongère assumée, arrestation et maltraitance des opposants, promulgation de lois antisémites, persécution et spoliation des Juifs, édification de camps de concentration sous prétexte d’inculquer « l’esprit des temps nouveaux »…

Lectrice, lecteur, il te faut bien comprendre l’état d’esprit de l’auteur écrivant le livre, de même que celui des lectrices et des lecteurs de l’époque. Qui pouvait alors imaginer l’ampleur de ce qu’il adviendrait par la suite, lors des douze années suivantes : la Seconde Guerre mondiale, la Solution finale, les camps d’extermination, l’holocauste de six millions de Juifs ?

Face aux crises, face aux menaces, face aux extrêmes de tous bords, la démocratie est parfois faible, molle, impuissante, alors qu’il lui faudrait pouvoir se défendre avec efficacité, avant qu’il soit trop tard. Mais gardons la mesure des choses. Méfions-nous des tribuns qui attisent les haines, des provocateurs qui diffusent le mensonge, les fake news. Dans Les enfants Oppermann, Lion Feuchtwanger a magistralement décrit une société ayant glissé peu à peu dans l’illibéralisme, avant de sombrer rapidement dans le totalitarisme. Nous savons ce qu’il en a résulté.

GLOBALEMENT SIMPLE     ooooo   J’AI AIME PASSIONNEMENT

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Jacaranda, de Gaël Faye

Publié le 11 Novembre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Novembre 2024,

Son très beau premier roman, Petit pays, avait rencontré le succès. Après avoir partagé la nostalgie de son paradis perdu, Gaël Faye n’en avait toutefois pas fini avec le génocide des Tutsi de 1994. Jacaranda, publié huit ans plus tard, élargit le panorama sur l’enfer, ce massacre collectif de masse — huit cent mille à un million de morts en cent jours ! —, terrifiant d’inhumanité, bien que commis par des hommes comme les autres. Le roman s’appuie sur les événements survenus au Rwanda dans les années ayant suivi les jours funestes, jusqu’en 2020. Il raconte l’histoire mi-fictive, mi-autobiographique d’un homme dans un parcours initiatique de construction de son identité.

Pour Jacaranda comme pour Petit pays, l’auteur a imaginé un personnage qui lui ressemble. Nés la même année, Gaël Faye et ses doubles de fiction ont un père français et une mère rwandaise d’origine tutsi, qui se séparent à leur adolescence. A la différence des deux autres, Milan est né et a été élevé en France. Il sait peu de choses sur sa mère, une femme dure, fermée, secrète sur son passé. A l’âge de douze ans, le drame du Rwanda entre dans la vie de Milan par la télévision, puis plus concrètement, par la présence inattendue d’un petit garçon rwandais blessé et traumatisé.

Milan met pour la première fois le pied au Rwanda en 1998. Il y découvre des proches de sa mère, dont il ignorait l’existence. Dans le climat anarchique qui s’est installé à la suite du génocide, il sympathise avec des adolescents orphelins ou abandonnés, qui squattent un îlot urbain délabré, où ils font les quatre cents coups. Bien que choqué par des exécutions sommaires publiques, Milan se prend d’intérêt et de curiosité pour un pays, où l’on ne voit encore en lui qu’un touriste européen.

Mais le Rwanda le fascine. Il y retournera à plusieurs reprises, pour des séjours de plus en plus longs, et peut-être même… Milan observe les institutions se reconstituer lentement, très lentement. L’auteur fait le point tous les cinq ans. En 2005, Milan assiste à une séance des nouveaux tribunaux populaires, qui, sur la base de témoignages, d’aveux, d’enquêtes et de découverte de charniers, viennent d’être mis en place pour juger des responsables de crimes commis onze ans plus tôt. En 2010, une jeune lycéenne lui révèle l’histoire de l’Afrique de l’Est et la généalogie des antagonismes entre Hutu et Tutsi, qui avaient déjà, à plusieurs reprises, dégénéré en tueries. En 2015, il participe à des cérémonies officielles de commémoration ; des survivantes racontent le quotidien du génocide, tel qu’elles l’avaient vécu, vu et subi, d’horribles scènes de massacre de leurs proches à la machette, ce qui déclenche dans le public plusieurs crises d’hystérie. En 2020, après un aller-retour à Paris, Milan constate que l’économie et l’urbanisation du Rwanda se sont fortement développées sur un modèle occidental.

Ce ne sont pas les cercles de l’enfer, mais les difficiles étapes de reconstruction d’un pays convalescent auxquelles assiste Milan. Il fréquente des survivants et d’anciens tueurs — ainsi que leur progéniture — sans connaître a priori l’implication des uns et des autres lors des massacres. Car la particularité du génocide du Rwanda est d’avoir été mis en œuvre par des citoyens à l’encontre directe d’autres citoyens, ayant tous accepté de « faire société » au quotidien, indépendamment de leurs ressentiments communautaires. La veille de meurtres épouvantables à la machette, victimes et tueurs se voyaient, se saluaient, se parlaient, contractaient comme à l’habitude pour les besoins de la vie courante… Imagine alors, lectrice, lecteur, vingt ans plus tard, une fois leur peine purgée, les tueurs reprenant pour la plupart leur place ; la nécessité pour les victimes survivantes et leurs descendants de « refaire société » avec ces anciens tueurs et leurs familles… Un processus incontournable, qui embarque peu à peu Milan, depuis son adolescence jusqu’à l’approche de la quarantaine.

Où ce Franco-Rwandais qui peine à devenir adulte choisira-t-il d’assumer son existence ? Chronique empoignante d’un épisode monstrueux de l’histoire des hommes, Jacaranda est aussi l’histoire d’un fils unique, aux parents silencieux, à la recherche de frères et de sœurs l’extrayant de sa solitude.

Comme dans son roman précédent, Gaël Faye ne se départit jamais de sa plume très fine, légère, naturelle, presque intime. Elle est apaisante, presque incongrue, dans la narration de l’indicible. Elle t’enchantera, lectrice, lecteur, dans la perception des tribulations de Milan, dans l’évocation de paysages décrits comme sublimes ou encore dans le portrait de la jeune fille réfugiée sur le faîte d’un arbre fleuri de mauve, dissimulant lui aussi un terrible secret.

GLOBALEMENT SIMPLE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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