Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
ça va mieux en l'écrivant !...

... ENCORE FAUT-IL LE LIRE AVANT !

Le Seigneur des porcheries, de Tristan Egolf

Publié le 16 Juillet 2025 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Juillet 2025, 

Incroyables destinées que celles du roman Le Seigneur des porcheries et de son auteur, Tristan Egolf ! Cet Américain acheva d’en écrire les six cents pages à Paris en 1996, à l’âge de vingt-quatre ans ; il reçut une soixantaine de refus d’éditeurs américains, et c’est en français, chez Gallimard, que le livre fut publié deux ans plus tard à l’initiative de Patrick Modiano, avant de devenir un succès de librairie mondial. Reconnu comme un écrivain de génie, le jeune marginal routard mit fin à ses jours en 2005. Son parcours m’a rappelé John Kennedy Toole et son roman La Conjuration des imbécilesqui ne m’avait pas mis de bonne humeur lorsque je l’avais lu et critiqué, il y a une dizaine d’années.

Le Seigneur des porcheries raconte l’histoire burlesque et tragique de John Kaltenbrunner, un jeune homme marqué dès la naissance par un sort funeste. En dépit de ses efforts et d’une réelle forme d’intelligence pratique, il ne parvient pas à s’extraire de sa condition. Il est systématiquement et douloureusement renvoyé aux rebuts de la société à Baker, sa ville natale, une bourgade industrielle fictive du Midwest, peuplée de « petits Blancs » dégénérés, ivrognes, violents et racistes, autour desquels gravitent diverses communautés survivant misérablement dans des abris de fortune.

Incompris par sa mère, maltraité à l’école, spolié par les bigotes de l’Eglise méthodiste, première victime des incivilités des pouilleux, brutalisé par les forces de l’ordre, mal payé à l’usine et méprisé par les petits chefs, John aura été cantonné aux pires métiers dans les pires conditions : mousse à bord d’un navire marchand, égorgeur de dindes suralimentées dans une usine de volaille, manutentionnaire de chargement/déchargement, jusqu’à éboueur au centre de traitement des déchets. Là, sa personnalité étrange et sa détermination de revanche fascinent un petit groupe de collègues, qu’il entraîne dans une grève. Une longue grève du ramassage des ordures, dont les effets sur la vie quotidienne à Baker, siège d’activités agro-industrielles polluantes, seront bien plus lourds que ce que nous subissons de temps à autre dans nos quartiers résidentiels français. Le pic de la crise sera atteint lors d’un match de basket entre l’équipe de Baker et celle d’une ville bourgeoise voisine. Les haines mutuelles, les comportements sauvages et les effets de meute seront effroyables… et pas si différents de ce qu’il nous arrive de constater en marge de certaines manifestations culturelles, sportives ou politiques. Pour Baker et sa région, une honte cataclysmique irréparable !

L’intention générale de l’auteur apparaît peu à peu : la narration émanerait d’un petit collectif d’éboueurs proches de John, soucieux, dix ans après les événements, de rétablir la vérité sur leur déclenchement, afin de mettre un terme à des calomnies et à des ragots de bistrot sur le rôle réel et la responsabilité de leur ami, en lequel des légendes urbaines iraient jusqu’à reconnaître l’Antéchrist ! Eux auraient plutôt vu en lui un sauveur du genre humain. Pour ma part, je n’ai pas décelé d’amour en John, rien que de la haine et la détermination implacable d’engloutir la région en enfer avec lui.

Que dire du livre sur le plan littéraire ? Le texte est constitué de longues phrases complexes à la syntaxe irréprochable, agréablement développées. Le vocabulaire est riche, varié, original, parfois surprenant. Les paragraphes sont longs, les pages denses, d’autant que les dialogues sont insérés directement dans la narration, sans alinéa ni ponctuation spécifique ; ces ruptures de rythme dans la lecture ne créent pas de problème de fluidité, lui donnant même de l’allant, comme des clins d’œil goguenards.

L’ouvrage est toutefois difficile d’accès. Les quarante premières pages sont d’un abord hermétique et il faut y revenir plus tard pour qu’elles s’éclairent. L’épilogue reste fumeux. Le corps du livre se lit plaisamment et au fil des péripéties hallucinantes rapportées, l’on prend bien la mesure des violences injustes subies par le héros, de la bêtise insondable du peuple de Baker, des mœurs arriérés des trolls, citrons, rats de rivières et autres rats d’usines, ainsi que de l’environnement répugnant des postes de travail de John. Mais une fois qu’on a compris que la merde déborde de partout et que ça schlingue, le lyrisme noir a ses limites et la prolifération de détails peut devenir superfétatoire…

Il n’en reste pas moins qu’il fallait un talent exceptionnel au très jeune auteur d’un ouvrage romanesque aussi long, dense, cohérent dans sa complexité, et puissamment porteur de sens.

DIFFICILE     ooo   J’AI AIME

commentaires

Un jeu sans fin, de Richard Powers

Publié le 16 Juillet 2025 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Juillet 2025, 

L’écrivain américain Richard Powers a pour pratique, dit-on, d’explorer la relation entre nature et culture, entre arts et sciences. Son dernier roman, Un jeu sans fin, entremêle trois récits, chacun pouvant à lui seul constituer un ouvrage autonome complet. Il fallait une audace et une virtuosité insensées pour modeler ces trois histoires en un unique roman harmonieux et cohérent, quoique long et complexe. Au moment d’écrire ma chronique, je ne savais d’ailleurs pas trop comment m’y prendre et je me demandais — après tout, c’est l’un des thèmes du roman — si je ne devrais pas faire appel à une intelligence artificielle générative. Il aurait toutefois fallu, pour que cette IA soit en mesure de restituer mon ressenti personnel, qu’elle ait une connaissance intime de ma sensibilité littéraire et j’ai douté qu’il en existât une qui se soit suffisamment intéressée à moi. Je vais donc me débrouiller tout seul, comme d’habitude. Essayons d’y voir clair dans Un jeu sans fin.

Dans l’un des récits, l’auteur se livre à une exaltation de l’océan. Force est de reconnaître que l’océan est de loin l’élément le plus important de notre planète, tant par le volume qu’il occupe, que par le nombre de créatures qu’il abrite, sous des formes inimaginables : des centaines de milliers de « monstres archaïques abandonnés dans les plus vieilles impasses de l’évolution », y jouent, depuis la nuit des temps, le rôle et le destin de leur espèce parmi les autres. L’océan et les images de ses profondeurs sont sublimés par le personnage d’Evelyne (Evie) Beaulieu, une scientifique et plongeuse canadienne qui leur aura sacrifié sa vie privée et consacré un beau livre.

Les photos de ce beau livre seront indirectement à l’origine de la vocation de Todd Keane, né une génération plus tard au bord du lac Michigan. Initié à toutes sortes de jeux par son père, fasciné par les écrans auxquels l’informatique donne la lumière, il apprend à programmer, puis édite des logiciels. Convaincu par Rafi Young, son meilleur ami de fac et adversaire de jeu de go, du potentiel ludique des technologies numériques, il conçoit et fonde un réseau social qui lui vaudra de devenir multimilliardaire. Plus tard, il projette de créer un territoire libre de toute emprise étatique, mais atteint de dégénérescence mentale, il entreprend, pendant qu’il est encore temps, de raconter l’histoire de sa vie à la dernière génération d’IA, qui en enjolivera « intelligemment » les chapitres finaux.

Dans le Pacifique, les falaises de l’atoll de Makatea surplombent la Polynésie française. Riche en phosphates, l’île avait été exploitée en mine à ciel ouvert pendant une grande partie du vingtième siècle, faisant vivre confortablement plus de trois mille habitants, nonobstant les nuisances et les pollutions. Après la fermeture de l’exploitation minière, qui laissa dans le sol de nombreuses crevasses à l’état brut, l’île avait perdu ses services sociaux et subsister était devenu difficile pour ses… quatre-vingt-deux résidents actuels. Parmi eux, l’ombre de Rafi Young, qui avait choisi de s’exiler à Makatea pour écrire des poèmes et des textes philosophiques, son épouse Ina, sculptrice opérant sur des déchets plastiques de récupération, ainsi que la mythique océanographe Evie Beaulieu, nonagénaire… à moins qu’il ne s’agisse que de son esprit. Et voilà qu’on apprend qu’un milliardaire de la Tech veut s’installer sur l’île pour construire des villes flottantes !…

Les différentes narrations sont passionnantes. Dans la foulée des principaux personnages, elles te transporteront, lectrice, lecteur, au contact de merveilles du vivant, infiniment grandes et infiniment petites, menacées aujourd’hui dans leur intemporalité. La truculence des personnages secondaires apporte une touche d’humour, d’amour, de nostalgie et de poésie. En même temps, Todd Keane prend lui-même longuement la parole pour te guider, avec passion et clarté, dans un univers conceptuel en renaissance permanente depuis soixante ans, celui des générations successives des jeux de logique, de l’informatique, d’internet et de l’intelligence artificielle. Derrière son implacable ambition ébranlée par des hallucinations, persiste un fond d’affectivité enfantine touchante.

Le roman est solidement documenté. Les textes, très riches, sont parfaitement transcrits en français. La justesse des mots est impressionnante. Les descriptions de la faune et de la flore des abysses, notamment, sont d’une expressivité et d’un lyrisme à couper le souffle. Un jeu sans fin m’a donné un tel plaisir de lecture, que j’en ai repris de longs passages après l’avoir terminé.

DIFFICILE     ooooo   J’AI AIME PASSIONNEMENT

commentaires

Le revenant d'Albanie, de Jean-Christophe Rufin

Publié le 24 Juin 2025 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Juin 2025, 

Comme il est normal pour un médecin humanitaire devenu diplomate après être passé par le journalisme, Jean-Christophe Rufin a largement parcouru la planète. Entre découvrir le monde et en raconter l’Histoire et des histoires, il n’y a qu’un pas à franchir, pour peu qu’on porte en soi l’envie de transmettre. Sont ainsi arrivés une vingtaine de romans valant à son auteur succès de librairie et reconnaissance du talent littéraire. En lui offrant un siège, l’Académie française ne s’y est pas trompée, pas plus que le jury du Goncourt, qui lui décerna en 1990 son prix annuel pour Rouge Brésil… un livre que je déclare avoir lu à l’époque, mais que j’assume avoir oublié depuis…

Sur les dix années qui viennent de s’écouler — dimension de ma mémoire littéraire sauvegardée par mes critiques écrites —, je me souviens de Check-Point, une aventure en forme de road trip en marge de la guerre en ex-Yougoslavie, et de D’or et de jungle, une fiction imaginant une ambition folle de milliardaires de la Tech sur le sultanat de Brunei, aux confins de la Malaisie et de Bornéo. J’avais pris du plaisir avec ce dernier ouvrage de Jean-Christophe Rufin et je me suis logiquement empressé de lire sa publication suivante, Le revenant d’Albanie.

J’ai compris un peu tard que les ouvrages de l’auteur ne boxaient pas tous dans la même catégorie. Le revenant d’Albanie n’est qu’un simple épisode d’une série, Les aventures (ou les énigmes) d’Aurel le consul, et c’est donc pour Rufin un exercice de moindre ambition que ses « vrais » romans. Pour ma part, j’en sais beaucoup moins sur les antécédents d’Aurel le consul que les lecteurs fidèles de la série ; j’ai juste saisi que, né et élevé en Roumanie sous la dictature communiste de Ceaucescu, Aurel avait obtenu la nationalité française, ainsi qu’un poste subalterne dans les services des Affaires étrangères, le vouant à de courtes, fréquentes et lointaines mutations. Pour m’en tenir aux faits du récit, il se trouve que ce personnage rétif au travail, aspirant à l’oisiveté, buveur de vin blanc, pianiste à ses heures et féru d’enquêtes en solitaire, vient d’être affecté à l’Ambassade de France à Tirana, Albanie.

Un fait divers trouble aussitôt sa quiétude. Un homme d’affaires prospère a été assassiné dans les environs de Chamonix et la police découvre que la victime détenait la double nationalité française et albanaise. L’entremise de l’ambassade est logiquement sollicitée dans l’enquête et il s’avère que l’homme en question est déclaré mort et enterré depuis vingt ans dans son pays d’origine ! Voilà donc une énigme complexe à démêler pour le détective consul Aurel. En compagnie d’individus hauts en couleur rencontrés sur place, il lui faudra prendre des risques, en s’immergeant au plus profond des terres montagneuses et des traditions ancestrales albanaises, pour qu’une explication émerge.

Le livre met en valeur les particularités de l’Albanie, un petit pays que l’on connaît peu. Des siècles durant, son peuple a subi le joug d’une série d’envahisseurs et de tyrans. Leurs régimes clivaient la population ; d’un côté des courtisans profiteurs, de l’autre des opposants s’organisant clandestinement autour de codes de l’honneur secrets, règlant dans le sang les rancunes tenaces s’empilant en strates, de décennie en décennie, au fur et à mesure des changements d’homme fort. Le dernier en date, Enver Hoxha, avait imposé pendant deux générations une dictature communiste implacable et ubuesque. Après sa mort en 1989, le pays s’était ouvert à l’économie libérale, mais des dizaines de milliers d’Albanais, mal avertis, investirent et perdirent tous leurs biens dans des projets financiers mirifiques se révélant être des pyramides de Ponzi et autres escroqueries. De quoi susciter de nouvelles haines et déterminations de vengeance.

Ces événements réels survenus en Albanie auront inspiré l’auteur dans l’élaboration de son scénario inutilement alambiqué d’un meurtre mystérieux. Aurel n’aura nul besoin de faire preuve de sagacité pour élucider une histoire de vendetta fumeuse entre membres d’un clan familial.

En découvrant le consul Aurel et ses aventures en série, j’avais un court instant pensé à Bob Morane, dont les exploits exotiques successifs avaient enchanté ma prime adolescence. Mais lui était un vrai héros, alors qu’Aurel se situe plutôt dans le registre de l’antihéros, qu’on verrait bien en BD. Ceci étant, malgré ses longueurs, le livre est bien écrit, parfois amusant, et il se laisse lire aisément.

FACILE     oo    J’AI AIME… UN PEU

commentaires

Tours et détours de la vilaine fille, de Mario Vargas Llosa

Publié le 24 Juin 2025 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Juin 2025, 

Au cours de sa longue vie, achevée en avril dernier, la personnalité de Mario Vargas Llosa aura marqué les actualités littéraires, mondaines et politiques en Europe comme en Amérique du Sud. Né au Pérou en 1936, il échoua en 1990 à y être élu président de la République ; il a vécu à Madrid, où il écrivit ses premiers romans et obtint la nationalité espagnole ; il a travaillé à Paris, où il accède sur le tard à l’Académie française. Auteur d’une cinquantaine d’œuvres de fiction, traduit en une trentaine de langues, il a été gratifié en 2010 du prix Nobel de littérature.

Est-ce parce que Ricardo, personnage principal de Tours et détours de la vilaine fille, en est aussi le narrateur prolifique et indiscret ? Est-ce parce que, comme Vargas Llosa, il est né au Pérou et voyage de par le monde ? Est-ce parce que, tout comme lui, en marge de ses activités alimentaires, il avait rêvé de devenir écrivain ? Toujours est-il que je n’ai pu m’empêcher de voir en Ricardo une forme de double contrefait de son concepteur ; un Vargas Llosa raté, qui n’aurait jamais réussi de toute sa vie à émerger d’une carrière étriquée et peu rémunératrice de traducteur-interprète.

Dans les premières pages, Ricardo raconte avoir été ébloui en 1950 par Lily, une jeune fille gracieuse et provocante, apparue fugitivement dans les soirées pour adolescents des beaux quartiers de Lima. Il la retrouve par hasard dix ans plus tard, à Paris, où il fréquente des milieux universitaires entichés de Fidel Castro. A nouveau ébloui, il réussit à la séduire, avant qu’elle ne s’envole pour Cuba, dans un peloton d’apprenties guerilleras. Il attendra désespérément de ses nouvelles, puis apprendra qu’elle est devenue la compagne d’un chef révolutionnaire. Et quelques années plus tard, quand le hasard les remet face à face à Paris, elle est mariée à un diplomate français ! Après quelques semaines de lune de miel illégitime en trompe-l’œil, elle disparaîtra à nouveau, il la recherchera, la retrouvera, lui pardonnera… et ils reprendront leur relation intime… sur un mode épisodique, éphémère et à sens unique, renouvelé à chaque fois, au fil de nombreuses années, à Londres, à Tokyo, à Madrid…

En dépit des abandons, en dépit des trahisons, à l’instar d’un Chevalier des Grieux envoûté par sa Manon, rien n’arrêtera Ricardo dans son amour éperdu pour celle qu’il appelle la vilaine fille (en espagnol, la niña mala). Elle se montre attendrie par ses « cucuteries », les propos béatement enamourés qu’il lui susurre. Insuffisant toutefois pour qu’elle voie en lui autre chose que « son bon garçon », toujours disponible pour la tirer d’affaires lorsque ses folies et ses filouteries la mettent en danger, mais trop désargenté et trop peu ambitieux pour lui faire mener la vie dont elle rêve.

Doté d’une imagination intarissable et d’une plume foisonnante facile à lire, Mario Vargas Llosa est véritablement un narrateur passionnant. Il parvient à renouveler sur quarante ans — et quatre cents pages — les aventures surprenantes, captivantes, savoureuses et parfois cocasses de la vilaine fille et du bon garçon… sans d’ailleurs en cacher les détails les plus intimes. Il réussit même à leur trouver un dénouement cohérent, en sauvant la morale sans tomber dans le pathos.

En même temps, lectrice, lecteur, l’auteur te fera déambuler dans le cœur vivant de Paris, tout au long des années 60 à 80, en en commentant l’actualité et l’air du temps. Il te fera aussi voyager aux quatre coins du monde, pour te faire visiter des microcosmes et rencontrer des personnages pittoresques.

Selon ton âge, il te rappellera ou te fera découvrir le peu de moyens dont disposaient les amants pour se joindre ou se retrouver, quand les téléphones portables, les messageries et internet n’existaient pas. N’était-ce pas merveilleux d’être amoureux à l’époque ? Et n’est-ce pas merveilleux d’aimer comme Ricardo, sans rien exiger en retour ? Bien sympathique, ce Ricardo !

Romans de Mario Vargas LLosa déjà critiqués : La fête au Bouc, Temps sauvages.

GLOBALEMENT SIMPLE     ooooo   J’AI AIME PASSIONNEMENT

commentaires

Personne sur cette terre, de Victor del Arbol

Publié le 27 Mai 2025 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Mai 2025,

Chez l’écrivain espagnol Victor del Arbol, noir, c’est noir. Les histoires qu’il conçoit et raconte sont même de plus en plus noires avec les années. Dans Personne sur cette terre, qui vient de paraître, il brasse pédocriminalité, narcotrafic international, meurtres, tortures, viols, corruption au plus haut niveau, trahisons, dénonciations, vengeances, sans oublier, comme dans ses derniers ouvrages (*), quelques relents de rancunes remontant à la dictature franquiste et jusqu’à la guerre civile des années trente. De quoi ressentir comme un malaise à la lecture !

Les événements fictifs de Personne sur cette terre prennent place en 2005, entre Barcelone et la côte atlantique nord-ouest de l’Espagne, un endroit servant historiquement, selon l’auteur, de porte d’entrée en Europe pour la drogue en provenance du Mexique. L’intrigue découle en partie de drames qui se sont déroulés une bonne trentaine d’années plus tôt sur cette même côte galicienne. De chapitre en chapitre, en cinq parties savamment ordonnées, Del Arbol jongle avec les époques, les entremêlant par le jeu des mémoires. Selon son habitude, sa narration est construite comme un puzzle dont il est le seul à connaître l’image finale, laquelle ne se révélera totalement à toi, lectrice, lecteur, que dans les dernières pages.

Pour comprendre la logique infernale et complexe des péripéties, attention à ne pas se perdre entre les nombreux personnages. Trois d’entre eux occupent une place essentielle.

Dès le prologue, un homme sans identité affiche son statut de tueur à gages. Tout en assumant ses contrats sans états d’âme jusqu’au bout — ou presque —, il joue un étrange double rôle de narrateur et de commentateur. De ses yeux noirs glaçants, il observe avec une philosophie mâtinée d’une pointe d’humour (noir, bien sûr) les événements et les réactions des personnages. Comment en arrive-t-il à les connaître aussi bien ? Il donne la réponse dans l’épilogue, rappelant que tout est littérature.

Dans sa vocation de justicier, de « Vengeur masqué » ou d’« inspecteur Harry » doutant parfois de parvenir à ses fins, Julián Leal, un policier de quarante ans, suscitera ta sympathie, lectrice, lecteur. Ses yeux sont verts et lumineux, il est humaniste et honnête, mais c’est aussi un homme comme les autres et à ce titre, il a eu la faiblesse de perdre un instant la maîtrise de ses nerfs. Dissimulant de surcroît depuis longtemps un terrible secret personnel, il espère pouvoir régler des comptes qui lui tiennent à cœur, en dépit de deux très lourdes menaces pesant sur lui.

Quelle que soit leur détermination, ces deux hommes se sentiront désarmés face à une jeune femme séduisante nommée Clara. Ancienne junkie, de retour d’un épouvantable enfer vécu au Mexique, elle cherche à se reconstruire et détient, à son corps défendant, de quoi déclencher un scandale phénoménal dans les institutions régaliennes de l’Espagne.

Le récit de certaines actions est dérangeant, mais au fil des chapitres, la lecture devient captivante, addictive. Tu éprouveras, lectrice, lecteur, l’envie frénétique de voir les zones d’ombre se dissiper, les pièces du puzzle s’assembler, et de comprendre l’imbrication des actes commis. Tu attendras aussi avec impatience de connaître la fin que l’auteur aura réservée aux protagonistes.

Le langage adopté est en phase avec la vocation de thriller et de polar noir de l’ouvrage. Il laisse par instant place à un lyrisme sombre, pour décrire des lieux qu’on ne peut alors imaginer autrement qu’en noir et blanc. Les personnages sont rongés par leurs craintes, leurs rancunes, ainsi que par leur conscience ou leur absence de conscience du Bien et du Mal. Certaines scènes sont spectaculaires, notamment un face à face haletant entre le tueur et le policier, tous deux leur flingue en main ; un duel virtuel à huis clos dont la dramaturgie n’a rien à envier aux duels de westerns les plus fameux.

(*) Romans de Victor del Arbol déjà lus et critiqués : Toutes les vagues de l’océan, Par delà la pluie, Le fils du père.

GLOBALEMENT SIMPLE   ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT

commentaires

Comme l'ombre qui s'en va, d'Antonio Munoz Molina

Publié le 27 Mai 2025 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Mai 2025,

Né début 1956 en Andalousie, l’écrivain Antonio Munoz Molina est renommé en Espagne pour ses livres et ses chroniques. Auteur d’une vingtaine de romans et lauréat de prix littéraires en France, il est pourtant peu lu dans notre pays. Adapté et publié en français en 2016, alors que l’auteur avait achevé de l’écrire trois ans plus tôt, Comme l’ombre qui s’en va est ma première incursion dans son œuvre.

Annoncé comme un roman sur l’assassin de Martin Luther King, Comme l’ombre qui s’en va est bien plus que cela. Cet ouvrage long et complexe entremêle plusieurs récits portant sur des thèmes différents. Tout est parti de l’attachement qu’éprouve Munoz Molina pour Lisbonne, une ville où il s’était rendu pour la première fois en 1987, afin d’écrire un livre dont l’intrigue se passait dans la capitale portugaise, dont le titre était Un hiver à Lisbonne, et qui allait être son premier succès littéraire. Il importe aussi de savoir qu’y revenant quelques mois plus tard pour une conférence, il y avait ressenti un coup de foudre pour une jeune journaliste littéraire qui allait devenir sa seconde épouse.

Il décida d’écrire Comme l’ombre qui s’en va en découvrant, par hasard en 2012, que Lisbonne avait été une étape d’une dizaine de jours dans le périple de James Earl Ray, un Américain en cavale pendant plusieurs mois, après avoir tué Martin Luther King, à Memphis, Tennessee, le 4 avril 1968.

Le livre est, en première approche, une déambulation dans Lisbonne, sur les traces d’un assassin venu et reparti près d’un demi-siècle plus tôt. Elle suit aussi celles du jeune écrivain que Munoz Molina avait été, lorsqu’il était venu chercher l’inspiration pour une fiction qui germait dans son esprit, une histoire d’amour sur fond de vie nocturne dans les cabarets de jazz et de blues d’une grande agglomération urbaine. Il s’en suit qu’en parallèle des narrations, l’ouvrage est une réflexion sur la littérature et sur la genèse d’un roman.

En même temps, Comme l’ombre qui s’en va est le récit autobiographique d’un homme, qui, se voulant à la fois auteur et acteur du roman, se souvient de chacun de ses séjours à Lisbonne et se replace dans l’esprit de l’homme différent qu’il a été, à plusieurs moments de sa vie personnelle et de son parcours d’écrivain.

Car là est le propre de la création romanesque selon Munoz Molina : « La littérature, c’est vouloir habiter l’esprit d’un autre, c’est voir le monde par ses yeux, comme un intrus dans une maison fermée… ». Laisser la place à l’imagination s’impose : « On ouvre les yeux dans le noir, en pleine nuit, et on a la sensation de se réveiller dans la conscience d’un autre, d’y être englué ou enfermé ».

Une pratique qu’il mit en œuvre pour retracer le profil, le parcours et les perceptions d’un assassin, un homme fruste et frustré, ségrégationniste, élevé par des parents ivrognes dans une misère absolue. Son aspect insignifiant et son esprit manipulateur lui auront permis d’échapper pendant plus d’un an aux recherches du FBI et des polices internationales. Malgré les failles de son plan, il aura réussi à tuer d’une seule balle de fusil le célèbre pasteur noir, militant des Droits Civiques et prix Nobel de la Paix.

Avant de s’immerger dans l’esprit de ses personnages. Munoz Molina s’attache à tous les détails. Il est allé à Memphis — accessoirement berceau du blues — sur le site du crime, transformé en lieu de mémoire, avec l’intention de restituer en temps réel les faits et gestes de James Earl Ray, tout au long de sa préparation du meurtre. L’auteur n’a pu s’empêcher ensuite de faire le même exercice avec Martin Luther King, dont il reconstitue, là aussi en temps réel, la dernière demi-journée de sa vie.

Cette conception littéraire brillante et pertinente constitue une authentique performance d’écriture et procure de plaisants et passionnants moments de lecture. Cependant, la plume prolifique et intarissable de l’auteur l’amène souvent à s’étendre en longueurs, où il ressasse des détails très introspectifs. Tu pourrais les trouver ennuyeux, lectrice, lecteur, parce qu’au fil des quatre cent cinquante pages très denses du livre, tu auras l’impression de les lire plusieurs fois ou parce qu’ils tombent tellement sous le sens que tu les auras compris avant même de les lire.

DIFFICILE     ooo   J’AI AIME

commentaires

Les Vivants, d'Ambre Chalumeau

Publié le 6 Mai 2025 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Mai 2025, 

Ambre Chalumeau est une jeune journaliste. Chroniqueuse culture dans l’émission Quotidien, elle s’y est fait remarquer par son esprit pétillant et facétieux, ainsi que par la diversité de ses pôles d’intérêt. Les Vivants est son premier roman. Je ne sais pas pourquoi je m’y suis engagé, car il ne correspond pas à mon genre de lecture — un sujet sur lequel je reviendrai. Je l’ai toutefois lu agréablement, je l’ai trouvé attachant, il m’a ému, il m’a fait sourire. Il m’a aussi rappelé ma jeunesse.

Inséparables depuis l’enfance, Diane, Cora et Simon passent tous les ans leurs vacances ensemble, en famille, au même endroit. Cette année-là, ils ont dix-sept ans et viennent d’obtenir leur bac. Moment charnière, choix décisifs, prise d’indépendance intellectuelle, affirmation du corps, libération des désirs, premiers pas vers l’âge adulte et les responsabilités.

Survient la rentrée. Brillante élève littéraire, Diane intègre une classe préparatoire d’élite et s’efforce d’en évaluer les exigences. Très jolie et victime d’un viol quelques années plus tôt, Cora cherche surtout à surmonter une souffrance qui bloque son épanouissement. Et pour Simon, tout s’arrête net ; frappé par un virus rarissime, il est à l’hôpital dans un coma profond.

Bouleversées par ce drame, Diane et Cora sont bien obligées d’avancer dans leur parcours personnel, où les embûches ne manquent pas. Mais les deux jeunes filles/jeunes femmes n’abandonnent pas leur ami, elles se rendent presque quotidiennement à son chevet. Elles se rapprochent ainsi de sa mère, Coralie, dont le couple bat de l’aile et dont les moments terribles qu’elle traverse aggravent la perte de repère.

Pour le personnage de Diane, Ambre Chalumeau s’est fortement inspirée d’événements qu’elle a réellement vécus. Et moi, par principe, j’évite les romans autobiographiques. Ils m’interrogent : pourquoi se met-on à raconter sa vie ? Est-ce pour partager une expérience heureuse ou malheureuse ? Pour régler un compte avec un proche ou avec soi-même ? Je n’ai pas la curiosité de m’intéresser aux secrets des autres, ils leur appartiennent et je ne me sens aucune légitimité pour m’y immiscer.

On me dira qu’à partir du moment où je ne connais pas personnellement l’auteur ou l’autrice, je pourrais faire abstraction de l’aspect autobiographique et considérer l’histoire racontée comme une fiction. Mais je préfère que la conception d’un roman résulte d’un exercice d’imagination, même si ce n’est pas, bien sûr, la seule qualité d’un texte narratif. La construction, le style de l’écriture sont essentiels.

Les Vivants est structuré en courtes séquences ni titrées ni numérotées, consacrées tour à tour à l’un des personnages ; les retours en arrière dans le temps sont fréquents, ce qui anime la lecture, dynamique et fluide, d’autant que la plume d’Ambre Chalumeau est légère, d’apparence naturelle, à l’occasion impertinente, à la manière de sa parole très spontanée. Maîtrisant parfaitement la syntaxe et disposant d’un vocabulaire riche, elle n’hésite pas à insérer des expressions du langage courant populaire propre à sa génération. Ses métaphores humoristiques parfois osées m’ont fait sourire. Elles permettent de relativiser la gravité des événements relatés et renforcent le message d’apprentissage de la vie que la jeune autrice prétend partager.

Au début du livre, lorsqu’elle prend connaissance de l’état d’inconscience permanente dans lequel Simon se trouve plongé, Diane se sent, par réflexe, choquée qu’un accident aussi brutal et injuste ne s’accompagne pas d’un arrêt du temps, d’une suspension des mouvements, d’une mise de côté des projets. Dans les dernières pages, un an plus tard, elle a compris que les drames et les malheurs surviennent inopinément, sans empêcher la terre de tourner ni chacun de nous d’y poursuivre son parcours personnel. Ils sont inhérents à la vie.

Ambre a la sienne devant elle et son talent de narratrice est incontestable. Voilà qui permet d’espérer un jour ou l’autre un excellent roman fondé sur une fiction.

FACILE     ooo   J’AI AIME

commentaires

La guerre par d'autres moyens, de Karine Tuil

Publié le 6 Mai 2025 par Alain Schmoll

Mai 2025,

La guerre par d’autres moyens n’est pas le premier roman de Karine Tuil que je lis. Une fois de plus, je suis séduit, et j’ose même dire, enthousiaste. Mon intérêt s’est éveillé dès les premières pages, je me suis ensuite passionné pour les sujets soulevés, avant d’être emporté par l’enchaînement dynamique des péripéties, qui se bouclent dans un final trépidant, angoissant… Un vrai thriller !

Le personnage principal n’est pas n’importe qui : il a été président de la République et n’a pas été réélu. Un an après, Dan Lehman ne s’est pas habitué au vide de son nouvel état et il se laisse aller à boire. Sa vie privée aussi est compliquée. Il avait été marié pendant vingt-cinq ans à une écrivaine, Marianne, avec laquelle il avait eu trois enfants. Il l’avait quittée il y a huit ans pour Hilda, une actrice beaucoup plus jeune. Leur couple se délite, mais ils adorent leur fille, Anna, trois ans.

Marianne avait écrit une fiction sur les violences dans un couple et sa publication avait rencontré un certain succès d’estime. Elle a participé à l’adaptation de son livre pour le cinéma, sous la houlette d’un ambitieux réalisateur de films d’auteur, Romain, qui en a confié le rôle principal à Hilda. Le film sera-t-il sélectionné pour le Festival de Cannes ?

Imagines-tu, lectrice, lecteur, les imbroglios possibles, lorsque, en plein débat de société sur la nature des rapports entre les hommes et les femmes, les circonstances mettent en relation, sur ce thème, un cinéaste pervers narcissique et les deux épouses d’un ex-président, sous l’œil de ce dernier, empêtré dans sa déprime, son alcoolisme et ses velléités de retour ? En d’autres mots, la guerre peut-elle être évitée, mais… de quelle guerre parle-t-on ?

Le titre du livre s’inspire de Clausewitz, qui définissait la guerre comme un acte de violence pour contraindre les autres à exécuter notre volonté. Il ajoutait : « La politique, c’est la guerre continuée par d’autres moyens ». En fait, la guerre est partout, elle couve entre homme et femme, elle est explosive dans le monde du cinéma, où les enjeux financiers, médiatiques et égotistes peuvent rendre fou. L’élaboration du film de Romain, sa thématique et sa destinée constituent d’ailleurs la colonne vertébrale du livre. S’y rattachent de nombreuses intrigues secondaires ramenant à d’autres questions sociétales d’actualité, qui se complètent mutuellement : l’ambition, le pouvoir, l’élitisme, les clivages, l’antisémitisme…

La structure du roman, finement conçue, donne de l’allant à sa lecture. Comme dans une tragédie antique, le narrateur (du genre omniscient) pose le contexte général des intrigues et commente les péripéties. Il laisse par moment la parole à un personnage ou à un autre, puis s’efface peu à peu derrière de véritables scènes de théâtre à la dramaturgie bien pensée, sombre ou jubilatoire : rencontres et dialogues plus ou moins intimes à huis clos, réunions stratégiques, conférences, interviews, interrogatoire judiciaire…

Tandis que les problématiques homme-femme ne cessent de rebondir, de s’élargir et de se complexifier, la dynamique romanesque du livre est soutenue par son écriture, nerveuse, directe, comme jetée spontanément, sans affèterie, sans offrir de respirations. Tout cela se traduit, dans la narration et dans les thèmes de réflexion, par une densité qui se retrouve aussi dans la mise en page, où les espaces sont rares. Certes, les chapitres sont courts, mais l’effet conjugué de cette densité qui ne se relâche pas et de l’accélération des péripéties m’a laissé groggy au moment du dénouement.

Dans sa façon d’aborder les enjeux de société sans prendre explicitement parti, Karine Tuil prend le risque de déplaire. Certains ont des positions tranchées et ne tolèrent pas que l’on nuance leurs convictions. Et les experts et spécialistes, qui se targuent d’étudier en profondeur les problèmes, s’agacent qu’un simple roman puisse les soumettre directement au jugement de lectrices et de lecteurs, dont l’aptitude leur paraît incertaine. Moi, j’aime bien cette autrice, qui m’a aussi fait sourire en instillant dans le personnage de Dan Lehman des petits détails spécifiques à plusieurs hommes de pouvoir contemporains.

Romans de Karine Tuil déjà critiqués : L'insouciance, Les choses humaines, La décision

GLOBALEMENT SIMPLE   ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT

commentaires

Un avenir radieux, de Pierre Lemaitre

Publié le 22 Avril 2025 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Avril 2025, 

En tant que lecteur de romans, j’ai mes préférences personnelles. Mais en tant qu’entrepreneur et investisseur, j’ai d’autres critères pour juger ce que produisent les professionnels de l’édition, un magnifique métier, notamment en matière de marketing. Etre éditeur consiste à identifier des créneaux de lecteurs aux spécificités bien comprises et à leur proposer des livres soigneusement calibrés à leur intention, afin qu’ils s’en déclarent satisfaits. Bien qu’exprimée ainsi cette réflexion puisse paraître d’une grande banalité, encore faut-il avoir conscience de ce qu’elle implique.

Le propos s’illustre par un admirable projet d’édition : la publication, à raison d’un volume par an, d’une série littéraire — peut-être même d’une saga… — consacrée à une famille française, sur une période allant de la fin de la dernière guerre jusqu’au début des années soixante.

Avec l’expérience, le produit s’affine. Astucieux, le découpage en courts chapitres, à l’instar des séquences d’un feuilleton ! Chacun peut ainsi lire à son rythme, sans être contraint à des pauses au milieu de nulle part. Pragmatique, l’agencement du texte en brefs paragraphes d’une ou deux phrases maxi, avant retour à la ligne ! Cela facilite la compréhension, comme lorsqu’on prend connaissance de courriers commerciaux ou d’instructions administratives.

Génial, surtout, d’en avoir obtenu l’écriture par un auteur célèbre, lauréat d’un prix Goncourt et, en même temps, réputé pour le suspense et les rebondissements de ses romans policiers ! Cela permet d’offrir au public de la « vraie » littérature, tout en l’assurant qu’il ne s’agira pas d’une lecture ennuyeuse.

Et donc, après Le Grand Monde et Le Silence et la Colère, Pierre Lemaitre a écrit Un avenir radieux, suite des aventures de la famille Pelletier, dans la France de la fin des années cinquante. Une famille terne, menant une vie terne, en une époque particulièrement terne.

Des années cinquante, on a presque tout oublié. Elles n’ont mérité le qualificatif de « glorieuses », que parce qu’il était alors facile de s’enrichir dans les affaires, même pour les incapables, comme Jean Pelletier et son épouse Geneviève avec leurs magasins de draperie. Je ne sais pas, d’ailleurs, si les faits et gestes caricaturaux de ces personnages sont censés être drôles ou enrageants, mais pour ma part, je trouve affligeante leur récurrence d’épisode en épisode.

C’était le temps de la Guerre froide : Occident proaméricain vs bloc de l’Est sous contrôle soviétique. Elle ne faisait pas tous les jours la une de l’actualité, mais il en était souvent question dans les romans et dans les films. L’auteur reprend le flambeau en envoyant François Pelletier à Prague, ex-Tchécoslovaquie ; prétexte à une intrigue inattendue au-delà du rideau de fer, manipulée par des services secrets français inspirés des romans d’espionnage de John Le Carré, sans en avoir cependant la saveur trouble et mystérieuse. Une intrigue toutefois bienvenue pour sortir Un avenir radieux de son ronronnement inconsistant.

Il y a un an, en refermant Le Silence et la Colère, j’étais résolu à ne pas lire le tome à venir. Mais peut-on faire l’impasse sur Pierre Lemaitre ? C’est comme ces feuilletons ou ces séries qu’on suit sur les écrans ; on est parfois déçu par un épisode, mais on attend quand même fidèlement le prochain. Et j’ai souvent dit qu’il valait mieux lire des livres insipides que ne pas lire du tout.

Un avenir radieux devait clore la trilogie Les Années glorieuses, mais il se murmure qu’un quatrième volume pourrait paraître en 2026. Guettons les accents wagnériens de cuivre et de percussion, qui annonceront l’élévation de la trilogie en tétralogie.

FACILE     oo    J’AI AIME… UN PEU

commentaires

L'Annonce de Pierre Assouline

Publié le 22 Avril 2025 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Avril 2025

Pierre Assouline est un homme de lettres dont la polyvalence est remarquable. Journaliste, historien, essayiste, chroniqueur littéraire, il est aussi romancier, et particulièrement réputé pour ses biographies. Son dernier ouvrage, L’Annonce, reflète parfaitement l’ensemble de ses talents.

L’Annonce se présente comme le récit d’un Français juif, prénommé Raphaël, ayant vécu en Israël deux aventures personnelles l’ayant profondément marqué. La première date de l’année de ses vingt ans, au temps de ce qu’on a appelé la Guerre du Kippour, provoquée par la tentative d’invasion d’Israël par les armées égyptiennes et syriennes, lesquelles avaient voulu profiter, le 8 octobre 1973, de la pause spirituelle juive du Grand Pardon. La seconde aventure de Raphaël en Israël a lieu cinquante ans plus tard, au début de la guerre en cours dans la bande de Gaza, consécutive au monstrueux pogrom et à l’enlèvement d’otages orchestrés par le Hamas, le 7 octobre 2023.

Pierre Assouline l’affirme et il n’y a aucune raison de ne pas le croire, la première partie du récit est autobiographique ; Raphaël, c’est lui. A l’annonce de l’agression ennemie de 1973, l’auteur, jeune juif français d’origine marocaine, avait laissé en suspens ses études parisiennes et pris l’avion pour Israël, en compagnie de quelques camarades, dans l’intention de se rendre utile, d’une façon ou d’une autre. Au sein d’une nation n’existant que depuis vingt-cinq ans et subissant sa troisième guerre, l’occasion lui a d’abord valu de mener une expérience saugrenue : gérer un élevage de dindons dans un kibboutz ! Plus sérieusement, il a aussi découvert la vie quotidienne et la mentalité spécifique d’une population restée choquée par l’annonce de l’invasion, et qui n’a pas manqué de s’interroger sur les failles politiques et/ou militaires l’ayant mise en danger. 

En même temps, Raphaël aura vécu une idylle aussi intense qu’éphémère avec une jeune Israélienne de son âge. Esther effectuait ses obligations militaires dans une unité chargée d’un rôle très ingrat, celui d’annoncer aux familles la mort de proches au combat. L’annonce : une tâche très éprouvante psychologiquement, qui n’aura pas été sans rappeler un drame familial à l’auteur.

2023. Cinquante années ont passé… Pierre aurait pu écrire ce récit depuis longtemps… Et voilà que Raphaël est à nouveau en Israël, sur les traces de sa jeunesse, d’autant que, depuis peu, des images d’Esther ont émergé dans son esprit. Qu’est-elle devenue ? Fantasme courant, quand le grand âge approche, que de se laisser aller à la nostalgie des amours d’antan ! Raphaël reverra-t-il Esther ? Autobiographique, la narration passe à l’autofiction… sublimée dans une guerre provoquée par les événements du 7 octobre, dont l’annonce avait pétrifié la population d’Israël et d’une partie du monde.

D’une partie seulement ! Car dans l’autre, on trouve intolérable la présence de Juifs en plein cœur de terres prétendument arabo-musulmanes, ce qui revient, après la Shoah, à proclamer que la présence des Juifs est intolérable partout. Il en est même qui pensent que le monde se porterait mieux si les Juifs n’existaient pas et qui vocifèrent que leur antisionisme n’est pas de l’antisémitisme.

En Israël, Raphaël aura participé, comme tout le monde, aux réflexions sur les causes et les conséquences des deux guerres, déclenchées à cinquante ans de distance, quasiment jour pour jour. Sont évoqués le même excès de confiance collective en soi, la conviction partagée d’invincibilité, sans pour autant oublier les dysfonctionnements dans le traitement du renseignement. Après la guerre du Kippour, la Première ministre, Golda Meir, avait été amenée à démissionner. Aujourd’hui, la société israélienne connaît des clivages, qui risquent d’affaiblir l’esprit de solidarité qui a fait sa force.

Le livre est intelligemment conçu. Sur le plan historique et géopolitique, il est passionnant. Il lui manque juste, dans sa part romanesque, la touche émotionnelle qui aurait pu atteindre le lecteur que je suis, si l’auteur n’avait pas masqué sa sensibilité sous la fine pellicule d’une écriture trop maîtrisée. Tenir son rang d’académicien Goncourt peut amener à l’emphase, histoire de se montrer digne des innombrables références littéraires invoquées tout au long du texte.

GLOBALEMENT SIMPLE     ooo   J’AI AIME

commentaires
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 20 30 40 > >>