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ça va mieux en l'écrivant !...

... ENCORE FAUT-IL LE LIRE AVANT !

La Trilogie berlinoise, de Philip Kerr

Publié le 17 Juillet 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Juillet 2023,

Philip Kerr est un écrivain britannique, né en 1956, décédé en 2018. Après quelques expériences de jeunesse en tant que rédacteur publicitaire et journaliste, l’écriture de la Trilogie berlinoise, publiée en trois livres, entre 1989 et 1991, le propulse dans une carrière d’auteur prolifique de romans policiers.

La Trilogie berlinoise est composée de trois romans que l’on peut qualifier à la fois de policiers et d’historiques : L’été de cristal, La pâle figure, Un requiem allemand. Le cœur des actions se situe à Berlin en trois années différentes, 1936, 1938 et 1947. Quelques personnages sont récurrents — dont bien sûr le narrateur, Bernie Gunther ; j’y reviendrai —, mais l’ensemble ne constitue pas une série. Les trois romans sont indépendants et pourraient être lus séparément. Ce serait toutefois dommage, car les évènements qui servent de cadre aux intrigues montrent l’Allemagne nazie et sa capitale dans des années qui font sens, celles qui précèdent et celles qui suivent la Seconde Guerre mondiale.

Dans L’été de cristal, Berlin vient d’être embellie pour accueillir les Jeux olympiques. Il faut montrer la capitale du Troisième Reich sous son meilleur jour. La police a même pour ordre de suspendre provisoirement les persécutions des Juifs ; du moins celles qui se voient ! On constate que le régime nazi s’impose peu à peu dans toute la population. La majorité silencieuse comprend qu’il est désormais trop tard pour s’exprimer. Carriérisme et ambition rallient les sceptiques. Au grand dam d’Himmler et de Heydrich, vénalité et corruption sont monnaie courante, comme le prouve une enquête sur un meurtre lié à la disparition d’un collier de grande valeur et de papiers compromettants pour Goering.

Deux ans plus tard, Hitler se prépare à annexer la région des Sudètes. Aucun Allemand ne doute de sa volonté de déclencher la guerre en Europe. La plupart ont adhéré à sa détermination d’éliminer les Juifs. Dans La pâle figure, des ultras semblent même trouver que les choses ne vont pas assez vite. D’étranges meurtres rituels de jeunes filles vierges sont imputés aux Juifs, ce qui pourrait provoquer une série de pogromes spontanés. Pas sûr que cela entre dans les plans de Heydrich, qui a déjà en tête les grandes lignes d’une Solution finale « proprement » organisée. Une enquête est diligentée.

1947. Cela fait deux ans que le Reich nazi a capitulé ; Un requiem allemand ! Berlin est un champ de ruines occupé par les armées alliées victorieuses, encerclé par les Soviétiques. La population est affamée. S’efforçant d’échapper aux soudards russes, les femmes mendient de l’aide alimentaire et sanitaire en se prostituant auprès des soldats américains. Ce n’est plus là, mais à Vienne, où la ville est intacte, que les vainqueurs gèrent désormais les affaires du Reich déchu. Les criminels de guerre sont activement recherchés par les polices secrètes alliées, en concurrence pour les juger, les exécuter… ou les recruter. Dans ce contexte opaque et malsain, plusieurs meurtres sont à élucider…

Personnage principal créé par l’auteur, Bernie Gunther s’était installé comme détective privé en 1933, après avoir démissionné de la police criminelle, détournée de sa vocation par les nazis. Mobilisé pendant la guerre dans les Einsatzgruppen, il se fait expédier sur le front russe pour ne pas avoir à participer à la Shoah par balles. Prisonnier en URSS, il s’évade. Il n’est pas un héros, juste un homme cherchant à survivre dans un système oppressant, tout en gardant un peu de respect pour lui-même.

Pour son profil de « privé » et son style de narrateur, l’auteur s’est inspiré des polars américains des années soixante. Bernie Gunther est un enquêteur plutôt futé, clairvoyant, et cela ne l’empêche pas de se faire souvent piéger et tabasser. Mais il est résilient et n’hésite pas à se servir de son flingue. C’est un grand amateur et consommateur de cigarettes, d’alcool et de jolies femmes. Dans ses réparties et ses commentaires, il fait preuve d’un humour noir macho, un peu beauf, qui nous aurait fait sourire autrefois. Il s’exprime sans artifices, décrit ce qu’il voit avec une précision souvent excessive, à l’exception d’une période de captivité au camp de concentration de Dachau, qu’il relate avec sensibilité.

La documentation historique rend la lecture intéressante, surtout dans le troisième roman, Un requiem allemand. Malgré quelques longueurs, le grand nombre de personnages et une certaine platitude, on suit agréablement les intrigues policières, où l’auteur a introduit avec finesse des figures réelles.

GLOBALEMENT SIMPLE     ooo   J’AI AIME

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Vie et destin, de Vassili Grossman

Publié le 17 Juillet 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Juillet 2023, 

Né dans une famille juive, en 1905, sur une terre ukrainienne appartenant alors à l’Empire russe, l’écrivain soviétique Vassili Grossman a peu à peu pris conscience de la complexité de son identité et de l’impossibilité pour un citoyen de construire librement son destin dans un régime soumis aux dogmes totalitaires du Parti Communiste. Il est mort en 1964, à Moscou. Considéré aujourd’hui comme son chef d’œuvre, son roman Vie et Destin, achevé en 1962, avait été aussitôt saisi par les autorités soviétiques. Il ne sera publié qu’à partir des années quatre-vingt.

Vie et Destin raconte la bataille de Stalingrad, engagée à l’été 1942 entre les forces armées du Troisième Reich et celles de l’URSS. Les combats s’achèvent par l’encerclement des troupes allemandes et leur reddition pendant l’hiver. Une victoire salutaire de l’armée soviétique ! Son retentissement inversa le cours de la Seconde Guerre mondiale. Elle reste la page la plus glorieuse de l’histoire de la Russie.

Pendant que la bataille fait rage dans le centre et les quartiers industriels de la ville, l’auteur se penche sur le quotidien des membres d’une famille soviétique et de leurs proches. Des personnages incarnant des stéréotypes de leur société, dispersés sur un territoire vaste, exposés à des destins changeants ou contrariés, et qui s’emploient à survivre.

Les profils sont bigarrés : des officiers supérieurs, au combat sous le feu allemand et marqués à la culotte par des commissaires politiques veillant au strict respect de la ligne du Parti ; un spécialiste de physique nucléaire, fin observateur de l’âme humaine, y compris de la sienne ; un vieil ouvrier aux convictions bolcheviques inaltérables, prisonnier dans un camp allemand ; une femme médecin militaire, juive, déportée en camp d’extermination et menée jusqu’à la chambre à gaz, une scène horrifiante ; d’autres femmes, plus ou moins éloignées de leur compagnon, s’efforçant de subsister en ville, en dépit des pénuries et des bombardements ; des communistes déchus de leur aura et échoués au Goulag. A noter aussi quelques apparitions d’officiers allemands, nazis zélés ou soldats fatigués.

Au travers de ces personnages fictifs et de figures historiques réelles, l’auteur trace les contours d’une comédie humaine, dans laquelle chacun s’adapte et se comporte comme en temps de paix et de prospérité (relative). Emotions sentimentales, vanités ridicules, jalousies irrépressibles, lâchetés déniées, compromissions minables : personne ne manque à ses petits travers humains courants.

Grossman avait assisté de bout en bout, comme journaliste, à la bataille de Stalingrad. Il avait ensuite suivi l’armée soviétique jusqu’à Berlin et était entré dans les camps d’extermination nazis (Treblinka). Il n’hésite pas à renvoyer dos à dos les régimes totalitaires hitlérien et soviétique, qui confisquent les libertés individuelles au profit d’une collectivité fantasmée. Il avait aussi noté les failles de leur commandement militaire : pour nourrir l’hystérie du chef suprême, on sacrifie des hommes dans des assauts sans espoir, pour en saluer ensuite l’héroïsme. Grossman avait aussi perçu les limites de ce que les communistes appellent le centralisme bureaucratique, qui implique de se conformer aux décisions venues d’en-haut, même si le bon sens et la conscience conduisent à d’autres options.

Dans le roman, le Parti reproche au spécialiste de physique nucléaire de se consacrer à des théories contraires aux principes matérialistes de Lénine et d’être imprégné d’« abstractions talmudiques ». Un relent d’antisémitisme qui n’est pas un détail de l’histoire. Dès les purges de 1937, Staline s’en prend aux Juifs, qu’il accusera plus tard de « cosmopolitisme sans racine ». Le rejet des Juifs prendra de l’ampleur au début des années cinquante, lors du prétendu complot des blouses blanches. En 1953, la mort de Staline aura peut-être évité une seconde Shoah.

A l’instar de Guerre et Paix de Tolstoï, dont Grossman s’était inspiré, la lecture de Vie et Destin manque de fluidité, en raison de la diversité des sites, du découpage des scènes et du nombre de personnages. Une complexité amplifiée par la tradition russe de désigner ceux-ci tantôt par leur prénom et patronyme, tantôt par leur nom, tantôt encore par leur surnom. Une lecture très longue, mais passionnante, qui apporte un certain éclairage aux événements actuels de Russie et d’Ukraine.

DIFFICILE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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La femme en feu, de Lisa Barr

Publié le 13 Juin 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Juin 2023, 

La femme en feu se présente comme un thriller traitant d’un sujet vaste et complexe, celui de la restitution à leurs ayants droit — pour la plupart, des familles juives — des tableaux volés par les nazis avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. Une thématique attractive et populaire, car elle met en jeu mémoire, justice, enquêtes, argent, célébrités, salons d’art, hôtels de luxe, coups fourrés… L’éditeur annonce que le roman a été un best-seller aux Etats-Unis. Les droits pour le cinéma auraient été achetés par Sharon Stone.

Au-delà de la présentation séduisante de son thriller, l’autrice, une journaliste américaine du nom de Lisa Barr, l’a enrichi d’une romance. Elle a aussi assaisonné le récit de tous les ingrédients permettant d’en faire une lecture épicée et racoleuse.

Sur un canevas on ne peut plus manichéen, l’intrigue met en scène Margaux, une femme très très belle et très très mauvaise, arborant haute couture ou jean branché — le futur rôle de Sharon Stone ? — . Elle emploie un hacker très très doué, grâce auquel elle sait tout sur tout et avec qui elle sniffe et couche à l’occasion. Son instinct basique l’amène d’ailleurs à coucher avec tout le monde, hommes et femmes.

Face à elle, le groupe des très très gentils : Ruth, une journaliste d’investigation jolie et déterminée ; Liz, sa maman ; Adam, un peintre beau et génial qui se droguait mais ne se drogue plus ; Ellis, un vieux monsieur richissime, créateur d’escarpins à la mode, ayant toujours caché qu’il était le fils illégitime d’un banquier allemand juif et d’une femme ayant servi de modèle à un peintre célèbre (fictif), avant d’être massacrée par les nazis…

Lisa Barr manie habilement l’art de ce qu’on appelle le « name-dropping », qui consiste à insérer des noms connus et prestigieux dans une fiction afin d’asseoir sa crédibilité. Quelques passages relevés : « On parle d’œuvres du calibre de Picasso, Chagall et Matisse ». Ailleurs, on cite « des œuvres volées de Renoir, Monet, Cézanne et Gauguin » ou encore « des Rembrandt, Picasso, Van Gogh, Klimt, et bien d’autres encore ». Tu dois comprendre, lectrice, lecteur, que tu lis un roman de haute facture culturelle.

 L’intrigue du thriller est abracadabrantesque et celle de la romance cousue de fil blanc. La trame du livre m’a rappelé ces mauvais téléfilms à suspense des dimanches pluvieux, où l’on voit de braves familles menacées par un ou une psychopathe, et dont on sait à l’avance qu’après la dernière coupure publicitaire, le dénouement sera heureux.

J’aurais pu être indulgent si le livre était bien écrit, mais ce n’est pas le cas. La traduction est bâclée, mal relue, truffée de lourdeurs, si ce n’est de fautes. Le texte est émaillé de tentatives lyriques ridicules, censées pimenter la lecture : « Son regard pénétrant explose en elle comme une grenade dégoupillée » ou « Elle reste immobile jusqu’à ce que la lave en fusion qui coule sous sa peau devienne frémissement et que le calme s’installe enfin ».

Sans oublier les erreurs historiques, telles que la saisie d’œuvres d’art dans une galerie parisienne en 1939 par des nazis, avec la bénédiction de la police française !

GLOBALEMENT SIMPLE     o   J’AI AIME… PAS DU TOUT

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La Doublure, de Mélissa Da Costa

Publié le 13 Juin 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Juin 2023, 

Mélissa Da Costa est l’un des nouveaux phénomènes de l’édition française. Cette trentenaire récente a déjà cinq ou six best-sellers à son actif et les critiques sont dithyrambiques. Ma curiosité est éveillée, mais l’écrivaine est étiquetée feed-good et je n’aime pas trop ce genre de littérature. J’apprends finalement que son roman La Doublure, publié en 2022, tranche radicalement avec ses autres ouvrages. Voilà donc une bonne occasion de découvrir la jeune autrice.

La Doublure est un roman noir. C’est même un roman qui, page après page, s’enfonce dans le noir, sans possibilité de retour en arrière. Les âmes sensibles pourraient le qualifier de feel-bad.

A Saint-Paul-de-Vence, le pittoresque village en surplomb de la Côte d’Azur très prisé par les artistes et les célébrités, Evie, une jeune femme sans trop d’ancrage ni de repères, est engagée par un couple qui semble mener grand train et qui l’éblouit. Pierre est un businessman très séduisant, Clara est une artiste-peintre, inspirée par le romantisme noir.

Pierre recherche une assistante pour gérer les tâches d’intendance de son épouse : répondre aux invitations, remercier ses admirateurs, préparer ses expositions… Clara veut se consacrer totalement à sa peinture et déteste les obligations publiques ou mondaines auxquelles elle devrait se soumettre. Il se trouve qu’Evie lui ressemble physiquement. On se comprend vite, tout se met en place : mieux qu’une assistante, c’est une doublure qu’il faut à Clara.

Une doublure ! Avec les risques de confusion des sentiments que cela représente pour l’une et pour l’autre. L’ascendant et le mépris implicites de l’original à l’endroit de la copie. La fascination de l’émule pour celle qui domine, la tendance à ressentir frustration ou humiliation… ou les deux. Comment Clara et Evie, chacune de son côté, vont-elles gérer les limites du rôle concédé par la première, accepté par la seconde ? D’autant plus que Clara et Pierre vivent sur un mode déjanté et pervers : fric, sexe and drogue. Cela pourrait-il être contagieux ?

Les principales péripéties de l’intrigue prennent place dans la maison de Saint-Paul-de-Vence, où se trouve l’atelier de Clara. Evie, Pierre et Clara vont et viennent, mais ils sont tous trois enfermés dans une sorte de huis clos mental, un jeu en triangle angoissant, toxique, délétère.

Le thème n’est pas nouveau, mais Mélissa Da Costa l’exploite à merveille. La maîtrise du jeu donne l’impression de basculer d’un chapitre à l’autre. Impossible de deviner ce que l’autrice a prévu pour la page suivante. De rebondissement en rebondissement, de manipulation en manipulation, la tension monte jusqu’à la dernière ligne. C’est Evie qui raconte, six cents pages, sur un rythme trépidant qui ne faiblit jamais. Une narration semblant sortir de ses tripes, au présent de l’indicatif de bout en bout. Evie rapporte ce qu’elle voit, ce qu’elle entend, ce qu’elle ressent à l’instant même : étonnement, émerveillement, amour, angoisse, dégoût, fureur, désespoir… Pour en rendre compte, l’autrice dispose d’un vocabulaire et d’un répertoire syntaxique riches, où elle puise sans effort apparent des mots justes, enveloppés dans des phrases joliment tournées.

Pour structurer son intrigue, l’autrice s’est appuyée sur les modes d’expression du romantisme noir. Elle cite dans le texte ses poètes : Baudelaire, ses hymnes à la beauté du mal, son goût pour les scènes macabres, sa glorification de Satan. Elle revisite ses peintres, inspirateurs de Clara, à commencer par Goya et ses sorcières. Elle se réfère à ses mythes bibliques, notamment à Lilith, la première femme d’Adam, d’essence démoniaque, qui aurait demandé au serpent de corrompre Eve, pour l’entraîner avec Adam dans le péché originel. Un mythe qui la conduit à construire La doublure en trois parties : Le jardin d’Eden, la tentation, la chute.

Un mythe qui influence la peinture de Clara et qui perturbe les rapports entre les deux femmes. Laquelle est Lilith, la lubrique, la maléfique ? Laquelle est Eve, la pure, l’innocente ? Lectrice, lecteur, ne répond pas trop vite, rien n’est certain, tout peut arriver, son contraire aussi.

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Colombian psycho, de Santiago Gamboa

Publié le 23 Mai 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Mai 2023, 

De l’écrivain colombien Santiago Gamboa, né à Bogota dans les années soixante, on dit qu’il est un auteur de romans policiers, de romans réalistes et de romans historiques. Dans Colombian psycho, il mérite bien ces trois qualificatifs. Il faut toutefois reconnaître que le contexte régional des péripéties du livre s’y prête particulièrement.

La Colombie sort — ou espère sortir — de soixante années de guerre civile. Un conflit armé ultra-violent et sanglant ayant fait plusieurs centaines de milliers de morts et de disparus, entraîné le déplacement de plusieurs millions de personnes, sans compter les viols, les mutilations et autres sortes de tortures pratiquées par les belligérants. Se sont affrontés sans merci les guérilleros d’extrême gauche appartenant aux FARC ou à L’ELN, l’armée gouvernementale, et les milices paramilitaires d’autodéfense d’extrême droite intervenant en supplétifs masqués de l’armée. Sur un fond politique de lutte et de réaction provoquées par les inégalités — effectivement immenses dans le pays —, les vrais ordonnateurs du jeu sont les cartels de la drogue, l’enjeu étant d’une part la maîtrise des cultures du coca, de l’autre la préservation des flux financiers colossaux générés par le narcotrafic. La Colombie détint un temps le record mondial de la criminalité, elle reste le premier pays producteur de cocaïne.

Voilà donc un excellent fondement historique. Il aura suffi ensuite à l’auteur d’avoir la plume un peu lourde sur les turpitudes des personnages, sur leur sexualité et sur la perversité des meurtres, de placer le tout sous le ciel brumeux et pluvieux de la sinistre mégapole de Bogota, pour donner à son livre un caractère réaliste. Un réalisme qui devient terrifiant, lorsqu’est évoqué le scandale des « faux-positifs » : l’enlèvement au hasard de milliers de jeunes gens prétendus activistes, puis leur assassinat dans des mises en scène de combats, afin de toucher des primes. Un scandale sanctionné par de lourdes condamnations… suivies d’amnisties généreuses.

Reste la dimension « polar ». Le roman commence par la découverte macabre de jambes et de bras enterrés. Leur ex-propriétaire, devenu homme-tronc par la force des choses, est bien vivant et purge une longue peine de prison. Quelques jours plus tard, découverte d’un meurtre sanglant, puis d’un autre. Des indices semblent montrer un lien entre les affaires…

Le procureur Edilson Jutsyñamuy, chef du service des Investigations spéciales, gère l’enquête avec un sang-froid et un opportunisme non dénués d’humour. Quand les procédures judiciaires ne lui permettent pas d’intervenir — car la Colombie bénéficie d’une vraie constitution démocratique —, il peut compter sur les aptitudes intuitives et relationnelles de Julieta, une journaliste d’investigation qui fume et qui boit trop, mais qui se maintient en vie, au bord de la crise de nerfs.

On subodore rapidement que les meurtriers sont des paramilitaires, aux ordres d’hommes politiques détenteurs d’intérêts financiers indirects dans le narcotrafic. L’intrigue est complexe, structurée, cohérente et l’on en suit avec plaisir et curiosité le long et patient détricotage par les policiers.

L’auteur a ajouté une part inattendue d’autofiction, puisque l’écrivain Santiago Gamboa fait partie des personnages du roman ! Les enquêteurs découvrent même que les événements de Colombian psycho sont inspirés de précédents ouvrages de l’auteur. Comment l’auteur se sortira-t-il de cette situation très originale ? Voilà qui rajoute du sel à la lecture.

Le livre est très long, mais sa construction en dix parties elles-mêmes décomposées en courts chapitres permet de le lire sans effort. L’écriture n’est pas sophistiquée, ce qui peut heurter au début si l’on sort d’une lecture plus littéraire, mais on s’habitue. Elle cadre en tout cas avec le caractère policier, réaliste et historique de Colombian psycho.

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Les éclats, de Bret Easton Ellis

Publié le 23 Mai 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Mai 2023, 

Allais-je lire jusqu’au bout Les Eclats, le nouveau roman de l’écrivain américain controversé Bret Easton Ellis, ou le lâcherais-je en cours de route, comme American psycho il y a quelques années ? Présenté comme l’œuvre de la maturité de l’écrivain, Les Eclats est un roman d’autofiction. L’auteur se met lui-même en scène, en l’année 1981, soit avec un recul de quarante ans. Agé de dix-sept ans, Bret est le personnage central et le narrateur d’une intrigue complexe, où il est difficile de faire la part de ce qui a été réel et de ce qui est fictif.

Bret et un petit groupe de camarades sont en classe de terminale dans une école privée huppée, située dans les (très) beaux quartiers de Los Angeles. Ces adolescents sont issus de familles… — je n’aime pas le qualificatif d’ultra-riche — disons de familles qui dépensent à profusion sans nécessité de compter et qui laissent leurs ados dépenser n’importe quoi, sans (apprendre à) compter : propriétés sublimes, voitures de luxe et/ou de sport à disposition, budgets illimités pour sorties, fringues et accessoires.

Dans ce microcosme hyperpermissif et corrompu dès l’enfance par l’argent, les drogues, l’alcool et le sexe, Bret et ses amis, garçons ou filles, ne connaissent pas de limites. Ils sont très beaux, habillés à la dernière mode et sous l’emprise permanente de divers tranquillisants, euphorisants et autres dopants qu’ils n’ont aucune difficulté à se procurer. Ils évoluent l’esprit vide, dans un état de torpeur mentale où ils se sentent à l’abri de tout risque présent et futur.

1981, c’était avant le sida, les contrôles d’alcoolémie, les ceintures de sécurité. Autre temps, autres mœurs. Il était surtout mal venu d’être reconnu comme homosexuel. Et justement Bret, qui travaille déjà à son premier roman, est lucide sur son homosexualité. Auprès de ses proches, il s’astreint à jouer le rôle d’un jeune homme conforme aux attentes, à afficher une relation hétérosexuelle stable, tout en ayant sous le manteau, si l’on peut dire, des aventures sexuelles avec des hommes.

L’arrivée dans l’école d’un nouvel élève, encore plus beau que les autres et aux antécédents mystérieux, va déstabiliser Bret, écartelé entre désir et aversion. Doué d’un profil mental d’écrivain créatif, il a tendance à échafauder des fictions narratives à partir du moindre incident. A tort ou à raison, Bret va imaginer un lien entre ce nouvel élève et un tueur en série qui sévit alors sur Los Angeles.

Car Les Eclats est un thriller, mais il ne le devient que vers la fin, disons à partir de la page quatre cent. Qui est le serial killer ? Sera-t-il mis hors d’état de nuire ? Fera-t-il de nouvelles victimes ? Ce ne sont pas les bonnes questions. L’écrivain concepteur de ce type de fiction joue à faire tourner le soupçon sur plusieurs personnages et il clôt l’intrigue comme bon lui semble. Il peut désigner un coupable… ou laisser son lecteur dans la perplexité. Bret Easton Ellis est un écrivain de grande classe. Il montre quelques éclats de l’explosion finale et laisse lectrices et lecteurs rassembler le reste à leur idée.

Et les quatre cents premières pages, me direz-vous ? Elles sont en effet problématiques, très longues, très insignifiantes, très ennuyeuses. En dépit de phrases parfois interminables, l’écriture est fluide, facile, mais bavarde. L’étalage de marques branchées, l’énumération de tubes musicaux, l’évocation de stars hollywoodiennes finissent par agacer, et je passe sur les trajets en voiture à travers LA, qui ressemblent à des rapports de GPS. Certains apprécieront l’atrocité des mutilations imputées au tueur et la verdeur des scènes de cul. L’écrivain Bret assume aujourd’hui son homosexualité et les descriptions des rapports sexuels du jeune Bret sont carrément trash, au point d’être gênantes à lire quand on est hétéro. Pour ma part, j’ai été à deux doigts de refermer le livre, comme American psycho.

Qu’importent mes réactions ! Ce livre, tantôt plaisant, tantôt déplaisant, a été écrit en toute conscience par Bret Easton Ellis. Plusieurs récits se superposent et s’entremêlent, sans qu’il soit aisé de distinguer ce qui appartient à la fiction conçue par l’écrivain quinquagénaire, au souvenir de ce qu’il avait vécu à dix-sept ans, aux péripéties rapportées par le jeune Bret, ou à l’imagination paranoïaque de ce dernier. Dans sa construction comme dans son écriture, Les Eclats cadre probablement à la conception qu’a Bret Easton Ellis de la littérature. Sur ce plan, il faut reconnaître un sans-faute.

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La femme qui en savait trop, de Marie Benedict

Publié le 25 Avril 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Avril 2023, 

Dans les années quarante et cinquante, Hedy Lamarr était une immense star du cinéma hollywoodien. La destinée surprenante de cette femme, considérée en son temps comme « la plus belle du monde », n’a pas manqué d’inspirer auteurs de biographie et réalisateurs de films documentaires biopic. Elle-même a d’ailleurs écrit son autobiographie, dans laquelle elle s’étend complaisamment sur les moments les plus sulfureux de sa vie. La femme qui en savait trop, de Marie Benedict, est une autobiographie fictive romancée, un roman qui se présente sous la forme d’une autobiographie.

Avant d’aborder le livre, tenons-nous-en aux faits certains et de notoriété publique. Hedwig Kiesler naît à Vienne en 1914 dans une famille juive aisée et cultivée. A l’adolescence, elle remporte un prix de beauté et se destine à la scène. En 1933, elle tourne nue dans un film érotique — qualifié de pornographique à l’époque —, puis rencontre le succès au théâtre dans le rôle de Sissi. Elle épouse un très riche industriel de l’armement, proche du gouvernement nationaliste autrichien et des fascistes italiens de Mussolini. En 1937, fuyant un mari décrit comme abusivement possessif, elle embarque pour les Etats-Unis, rejoint Hollywood, où sous le nom d’Hedy Lamarr s’engage une étincelante carrière d’actrice qui tourne avec les plus grands. Elle assumera une réputation sulfureuse de croqueuse d’hommes, se mariant et divorçant six fois, collectionnant les amants par dizaines, révélant sa bisexualité à une époque où cela ne pouvait que choquer. Avec l’âge viendra une longue déchéance physique et morale, atténuée par la reconnaissance tardive de ses talents d’inventrice.

Car Hedy Lamarr, autodidacte, était passionnée par les technologies modernes. En 1941, elle eut l’intuition d’un système indétectable de guidage des torpilles sous-marines par télécommunication, et elle le mit au point avec le pianiste et compositeur George Antheil. Malgré l’obtention d’un brevet en bonne et due forme, l’US Navy refusa de l’adopter pendant la Seconde Guerre mondiale. Nos technologies sans fil d’aujourd’hui, wifi, GPS, téléphone portable, fonctionnent sur le principe du saut de fréquence imaginé par l’actrice et son ami musicien.

Une fois qu’on sait tout cela, l’on peut s’interroger sur l’intérêt que présente une biographie supplémentaire de Hedy Lamarr. Marie Benedict, une avocate américaine qui, à ses heures perdues, écrit des romans historiques légers, avait-elle un éclairage nouveau à proposer aux lectrices et aux lecteurs de La femme qui en savait trop ? Il n’est alors pas inutile de savoir que le titre original de son livre est The only woman in the room.

Marie Benedict a choisi de mettre l’accent sur les épisodes les moins connus — parce qu’à première vue moins croustillants — de la vie d’Hedy Lamarr. Des épisodes sur lesquels témoignages et révélations manquent, l’autrice pouvant ainsi donner libre cours à son imagination.

En Autriche, Hedwig avait joué un rôle de faire-valoir décoratif auprès de son premier mari, marchand d’armes, lors de réunions politico-commerciales où des sujétions militaires techniques étaient abordées. Hedwig, la seule femme dans la salle, n’en avait pas perdu une miette. A Hollywood, soucieuse de participer à l’effort de guerre contre le Reich nazi et bouleversée par des annonces catastrophiques, Hedy fait appel à ses souvenirs et se lance dans la recherche-développement en télécommunications. Convoquée solennellement à une réunion à la Navy, Hedy est à nouveau la seule femme dans la salle, pour s’entendre signifier une fin de non-recevoir.

Marie Benedict a exercé sa profession d’avocate au sein de prestigieux cabinets américains. Il lui est probablement arrivé à plusieurs reprises d’être « la seule femme dans la salle ». Son livre lui donne l’occasion de rappeler que les femmes — et particulièrement les jolies femmes — n’ont été souvent reconnues que pour être belles et pour se taire.

La narration est enlevée, accessible, pas déplaisante, avec des passages tapageurs, d’autres larmoyants. Le style est… non, il n’y a pas de style, mais est-ce la faute de l’autrice ou de sa traductrice ? Ce qui sauve finalement le livre est le caractère très spectaculaire des événements vécus par Hedy Lamarr.

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Franz Kafka ne veut pas mourir, de Laurent Seksik

Publié le 25 Avril 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Avril 2023,

Laurent Seksik a commencé sa vie professionnelle comme médecin. Il s’est ensuite lancé en littérature, écrivant un roman à succès, l’adaptant au théâtre, puis animant une émission littéraire. Un jour, il a fallu choisir, médecine ou littérature. Ce fut médecine et littérature : la radiologie dans le Midi de la France et, en même temps, l’écriture d’une dizaine de livres. Parmi ceux-ci, plusieurs biographies romancées de grands artistes ou scientifiques du vingtième siècle, nés en Europe de l’Est et de confession juive : Stefan Zweig, Albert Einstein, Romain Gary, et désormais Franz Kafka.

Il ne faut pas prendre au pied de la lettre le titre, Franz Kafka ne veut pas mourir. Dans une première partie, le livre relate les dernières semaines de l’écrivain en 1924. Né à Prague quarante ans plus tôt, il est en phase finale d’une tuberculose généralisée. Il en est atteint depuis sept ans et elle le fait souffrir à un point tel, qu’il implore son médecin traitant : « tuez-moi sinon vous êtes un assassin ! » Morphine et débat sur la fin de vie, il y a quasiment cent ans !

Une fois Kafka mort, l’auteur s’attache aux destinées de trois proches : sa sœur Ottla, avec qui il avait entretenu une relation très affective ; une jeune comédienne polonaise, Dora Diamant, qui fut sa compagne des derniers mois ; un étudiant en médecine hongrois, Robert Klopstock, qui à défaut de pouvoir le guérir, s’efforça de soulager ses douleurs pendant son agonie. Tous trois avaient été très attachés à Franz Kafka, s’avouant fascinés par son brio intellectuel, séduits par sa sensibilité et éblouis par ce qu’ils avaient lu de lui.

Leur identité juive les confrontera à la montée du nazisme, qui infectera peu à peu la Mitteleuropa et ses quatre métropoles, Berlin, Vienne, Prague et Budapest. Viendront ensuite la Seconde Guerre mondiale et les massacres génocidaires que l’on sait. Il fallait survivre ! Ottla Kafka n’y parviendra pas. Vingt ans après la mort de son frère, elle sera gazée à Auschwitz, s’étant sacrifiée auprès d’enfants déportés. Dora Diamant, restée fidèle au souvenir de Kafka, échappera par miracle aux traques nazies, puis, après s’être réfugiée à Moscou et s’y croyant en sécurité, aux purges staliniennes. Robert Klopstock parviendra à embarquer pour l’Amérique, où il deviendra un brillant chirurgien spécialiste de la tuberculose.

Au plus profond d’eux-mêmes, Ottla, Dora et Robert garderont l’impression d’une présence de l’écrivain décédé. Ils voudront faire vivre sa pensée, en diffusant, traduisant, commentant ses textes au fur et à mesure de leur disponibilité. Car Kafka, qui se voulait écrivain, n’avait presque rien publié de son vivant. C’est à un autre proche, Max Brod, qu’il devra sa notoriété posthume. Bien que Kafka lui eût demandé de brûler l’ensemble de ses manuscrits après sa mort, cet homme de lettres, ancien condisciple, considéra que son devoir était de faire connaître l’œuvre et la vision prospective de son ami. Il publiera notamment Le Procès, son roman le plus célèbre et le plus emblématique.

Dans Le Procès, comme dans la plupart des romans et des nouvelles de Kafka, le personnage principal est un homme solitaire immergé dans un univers mystérieux et oppressant, où il se sent coupable, sans avoir la moindre idée de la faute qu’il aurait commise. Il se débat en vain, sachant qu’il ne peut rien espérer, car rien n’a de sens dans un monde absurde au point d’être par instant grotesque. Une vision prémonitoire des atmosphères hitlériennes et staliniennes !

La lecture de Franz Kafka ne veut pas mourir est très intéressante. Elle apprend et clarifie beaucoup de choses. Mais malgré sa tournure narrative romanesque, c’est du sérieux, on rigole pas ! Un livre pas vraiment distrayant !

Une exception, que j’ai trouvée jubilatoire : l’interrogatoire de Dora à Moscou par un enquêteur obtus et vicieux du NKVD, la redoutable police secrète soviétique. Prompt à reconnaître coupable et à condamner l’ancienne compagne d’un écrivain prétendu « petit-bourgeois », le médiocre inquisiteur découvre stupéfait que Kafka avait décrit avec douze ans d’avance le régime judiciaire pervers dans lequel il officie. Une façon de démontrer par l’humour le pouvoir d’un talent visionnaire !

GLOBALEMENT SIMPLE     ooo   J’AI AIME

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Quand tu écouteras cette chanson, de Lola Lafon

Publié le 3 Avril 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, témoignage

Avril 2023,

Tout le monde a entendu parler d’Anne Frank et de son Journal. On sait qu’elle est morte en déportation, à seize ans, à quelques semaines de la fin de la guerre. On sait aussi qu’à Amsterdam, dans l’espoir d’échapper aux rafles nazies, sa famille s’était cloîtrée secrètement pendant deux ans dans un ersatz d’appartement, au-dessus des bureaux de son père : un lieu devenu aujourd’hui le Musée Anne Frank, devant lequel s’allonge, chaque jour, une file d’attente de centaines de visiteurs. Mais qui connaît vraiment la véritable personnalité de cette jeune fille qui n’a pas pu devenir adulte ?

Quand tu écouteras cette chanson est le titre d’un livre dont le rôle principal est partagé entre Lola Lafon, son autrice (*), et Anne Frank. « Anne Frank est un symbole. Mais de quoi ? » s’interroge Lola Lafon avec pertinence. « De l’adolescence ? De la Shoah ? De l’écriture ? » Quel est le véritable sens de son Journal, « que tous les écoliers ont lu et dont aucun adulte ne se souvient vraiment » ?… Moi-même, à douze ou treize ans, j’en avais reçu une version édulcorée destinée aux enfants. Je l’avais lue rapidement, sans en saisir les implications profondes. Je n’y suis pas revenu depuis.

Danseuse, chanteuse, écrivaine, Lola Lafon est une personne surprenante. D’origine russo-polonaise et juive par sa mère, elle a vécu son enfance en Bulgarie, puis dans la Roumanie de Ceausescu, avant que ses parents s’installent en France. Elle a écrit plusieurs livres, dont un best-seller, il y a une dizaine d’années, La petite Communiste qui ne souriait jamais. Elle y relatait le parcours d’une autre jeune fille, Nadia Comaneci, la petite gymnaste roumaine championne olympique.

Lola Lafon a été écorchée par le regard des autres. A son arrivée en France, elle avait ressenti une sorte de mépris de classe, attribué à sa judéité et aux pedigrees d’immigrés modestes de ses proches. A l’adolescence, elle avait refoulé son histoire familiale et s’était complu dans les combats d’autres révoltés : anarchistes, écologistes, féministes, communistes. Elle s’était, pendant des années, refusée à regarder en face son identité juive et à s’intéresser à la Shoah… jusqu’au jour où le personnage d’Anne Frank s’est révélé à elle.

Début d’une fascination — d’une projection ? — qui l’amène à demander et à obtenir l’autorisation de passer une nuit dans le Musée Anne Frank. Quand tu écouteras cette chanson en est le récit. De courts chapitres racontent le moment de solitude nocturne sur place, l’histoire de la famille Frank, des anecdotes sur Anne, les péripéties éditoriales du Journal après la guerre. Lola évoque aussi ses lectures, sa jeunesse, son anorexie, ses révoltes, des réflexions sur l’antisémitisme, ainsi que des commentaires sur les exils successifs de ses grands-parents, sur leur détermination à s’assimiler en France. L’écriture est simple, parfois fruste, la structure est un peu brouillonne ; on sent la plume lâchée à l’état brut par l’écrivaine, sur un mode presque enfantin, reflétant sa sensibilité, sa sincérité.

Lola Lafon confirme que le Journal d’Anne Frank n’était pas le simple carnet de notes intime d’une jeune fille comme les autres. Anne Frank souhaitait être lue, elle voulait devenir écrivaine, elle l’était même déjà, avant d’avoir quinze ans ! Soucieuse de produire un témoignage vivant des souffrances infligées par l’occupation nazie, elle travaillait et retravaillait ses manuscrits, avec le projet d’en faire, la paix revenue, une véritable œuvre romanesque. Son destin ne l’a pas permis.

Le titre du livre se rapporte à un épisode très personnel de l’enfance de Lola. Il n’a pas grand-chose à voir avec Anne Frank, si ce n’est l’idée de la présence spirituelle d’un être absent physiquement. A nous, il rappelle aussi qu’Hitler trouve des émules chez les idéologues extrémistes de tous bords. Lola évoque les événements au Cambodge dans les années soixante-dix, quand, sous prétexte de fonder une société idéale vraiment égalitaire, Pol Pot et les Khmers rouges assassinèrent méthodiquement ce qu’ils appelaient « un sous-peuple impossible à rééduquer », c’est-à-dire l’ensemble des cadres, intellectuels, croyants et étudiants du pays.

(*) : J’ai vraiment du mal à m’y faire !

GLOBALEMENT SIMPLE   oooo J’AI AIME BEAUCOUP

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Le bureau d'éclaircissement des destins, de Gaëlle Nohant

Publié le 3 Avril 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Avril 2023,

J’ai d’abord besoin de me libérer de ce que je n’ai pu m’empêcher de ressentir. Ce livre est une performance littéraire : la vie quotidienne d’Irène, ses émotions, celles de ses proches et des personnes qu’elle démarche sonnent si juste, sont si crédibles, que j’ai eu l’impression de lire une histoire vécue, une sorte de récit autobiographique. Pourtant, en dépit des apparences, Le bureau d’éclaircissement des destins est un roman. Ses personnages sont tous fictifs, imaginés par l’écrivaine Gaëlle Nohant. Elle a aussi inventé Irène, française, enquêtrice à l’International Tracing Service.

Etabli dans une petite ville d’Allemagne, l’ITS est un authentique et important centre international d’archives et de recherches sur les victimes du nazisme. Car soixante-quinze ans après, on en recherche toujours. A l’ITS sont rassemblés des milliers d’objets trouvés lors de la libération des camps de concentration, des objets n’ayant pas de valeur marchande, mais ayant peut-être une signification affective et symbolique.

Nous sommes en 2016. Irène travaille à l’ITS depuis vingt-six ans. Son job actuel consiste à rechercher les familles des déportés auxquels ces objets ont appartenu, à tenter de les leur restituer… si ces familles existent toujours ! Car la guerre les a décimées, plusieurs dizaines de millions de personnes sont mortes, un grand nombre ont purement et simplement disparu, sans oublier qu’après-guerre, au moins deux millions d’entre elles se sont retrouvé déplacées, dont des enfants en bas âge ignorant leurs origines.

Parmi les objets qui retiennent l’attention d’Irène, un médaillon, dans lequel est caché le portrait dessiné d’un tout petit garçon, et un jouet, une marionnette en forme de pierrot, qui la conduisent sur les traces de Wita et de Lazar, une femme juive née à Varsovie et un homme juif né à Prague, des déportés dont elle apprendra qu’ils avaient fait preuve d’attitudes courageuses, héroïques, face aux bourreaux : Wita à Auschwitz et à Ravensbrück ; Lazar à Theresienstadt, à Treblinka et à Buchenwald. Irène enquête, se déplace, s’accroche à des traces sans trop savoir où elles la mèneront ; elle recueille des témoignages sur les camps, émanant d’anciens déportés, d’anciens gardiens, finit par identifier et localiser des descendants… Au hasard des rencontres s’entremêlent son parcours d’enquêtrice et sa vie de femme divorcée, mère d’un jeune homme.

Quand on recherche des survivants après tant d’années, on tombe très souvent sur des morts, quelquefois sur des vivants : des enfants, des petits-enfants, heureux de découvrir un objet ayant appartenu à un parent qu’ils n’ont pas connu, dont ils savent que le destin a été tragique, sans en connaître les circonstances. L’occasion de renouer les fils d’une histoire qui est aussi la leur… On tombe aussi parfois sur des épisodes sublimes, bouleversants d’héroïsme et de solidarité. Et de subtilité, car face à l’intention des nazis d’effacer les marques de leurs crimes, il fallait coûte que coûte parvenir à graver la mémoire des horreurs.

Dans Le bureau d’éclaircissement des destins, l’autrice (*) a imaginé des acteurs et des victimes d’épreuves inhumaines, sur lesquelles elle enquête elle-même par personnage interposé. Sa créativité s’accompagne d’une forte sensibilité empathique, car la fiction est très inspirée de faits réels. Gaëlle Nohant n’en est pas à son coup d’essai de romancière. Ce livre, qui lui a exigé trois ans de travail, devrait lui valoir la consécration.

Dans les contextes mémoriels touchant d’autres communautés, une polémique aurait pu apparaître à la publication d’un tel livre écrit par une personne extérieure à la communauté. Des esprits mal tournés auraient invoqué une appropriation culturelle. Personnellement, je trouve que le fait que Gaëlle Nohant ne soit pas juive donne encore plus de force émotionnelle à sa narration.

(*) : Malgré mes préventions, il faut bien que je m’habitue à ce mot, dont l’emploi semble désormais consacré.

GLOBALEMENT SIMPLE   ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT

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