Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
ça va mieux en l'écrivant !...

... ENCORE FAUT-IL LE LIRE AVANT !

romans

Cézembre, d'Hélène Gestern

Publié le 15 Décembre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Décembre 2024, 

Cézembre ! Très belle découverte signée Hélène Gestern, une universitaire et écrivaine tenue en haute estime dans les milieux littéraires ! Dans ses ouvrages de fiction, cette autrice semble affectionner les personnages en rupture de parcours, en quête de solitude, s’attachant à la force des lieux et fascinés par les secrets de famille. Ce sont précisément les thèmes qui lui ont inspiré l’écriture de ce roman magistral entrecroisant plusieurs intrigues captivantes.

Le personnage principal et narrateur de Cézembre, Yann de Kérambrun, est issu d’une vieille famille d’industriels et armateurs bretons. Il avait toujours voulu s’en tenir à l’écart et, au grand dam de son père avec lequel il ne s’entendait pas, il avait choisi d’enseigner l’histoire à La Sorbonne. Les années ont passé. A l’approche de la cinquantaine, Yann accuse le coup d’une série de déceptions et de tristes événements. Son frère jumeau s’est tué en moto, sa mère s’est éteinte d’une longue maladie, son père meurt soudainement. Il a aussi surpris sa femme avec un amant, tandis que leur fils annonce qu’il s’expatrie. Il a de surcroît le sentiment d’être enlisé dans son parcours universitaire.

Yann décide de quitter Paris et de s’installer seul dans la vaste et belle maison familiale de Saint-Malo, avec l’intention d’écrire. Il advient toutefois sur place que la découverte d’archives ranime l’instinct de l’historien et Yann va consacrer l’essentiel de son temps à reconstituer la vie personnelle et professionnelle de son arrière-grand-père Octave, un polytechnicien créatif et entreprenant, fondateur de la lignée des Kérambrun au début du XXe siècle. Une recherche qui prend peu à peu l’allure d’une saga passionnante, avant de tourner carrément à l’enquête policière sur un cold case, dès lors qu’il apparaît que certains documents sont manquants et que des proches d’Octave avaient à l’époque mystérieusement disparu…

Cette tâche, engagée en des lieux imprégnés de souvenirs d’enfance, amène Yann à revoir des parents dont il s’était éloigné, à comprendre tardivement certains comportements de son père et à assumer enfin son identité personnelle dans le lignage Kérambrun. Et ce n’est pas tout ! Lors de ses promenades le long de la mer, cet intellectuel sensible et affectif croise une femme aux yeux fascinants ; une rencontre qui lui procure du rêve et de l’espoir, comme à un adolescent timide.

L’histoire de la famille, l’histoire de Yann… n’oublions pas celle de la mer. Liée aux éléments et à la Bretagne, elle est un personnage intrigant à part entière. A Saint-Malo, et notamment aux Kérambrun, elle a apporté et continue à apporter bien-être et prospérité. Mais la mer n’est pas un partenaire toujours complaisant, elle sait contrarier de façon tragique les défis hasardeux des hommes. Il est arrivé aux Kérambrun et à leurs proches de subir ses colères imprévisibles, sa violence destructrice et le rappel récurrent de ses menaces de submersion. Depuis sa maison, au surplomb de la plage des Sillons, Yann la contemple à loisir, en toutes saisons, à toute heure, par tous les temps. Au large, il aperçoit Cézembre, une île mystérieuse, un lieu martyrisé puis proscrit, où sont enfouis moult secrets.

Le roman a beau être long — cinq cent cinquante pages —, il est si prenant qu’on le referme à regret. Il est construit en très courts chapitres dont on peut penser qu’ils facilitent la lecture, mais leur nombre a cependant l’inconvénient de hacher la continuité narrative et peut faire perdre le fil des péripéties.   

L’écriture est absolument sublime. Il m’est arrivé de relire plusieurs fois certains passages, tant ils m’éblouissaient. La richesse incroyable du vocabulaire, la virtuosité lyrique du phrasé te feront percevoir, lectrice, lecteur, les mouvements infinis et les couleurs changeantes de la mer, du ciel, de la terre, tu humeras les odeurs qui en émanent chaque saison, tu ressentiras les vents, les embruns, les froidures et les chaleurs, tu entendras le rythme du ressac et le souffle des tempêtes. L’autrice met aussi sa plume au service des portraits qu’elle dresse, faisant preuve d’un sens affiné de la psychologie. Il faut d’ailleurs une conscience empathique prononcée à un écrivain, pour qu’il représente l’intimité d’un narrateur du genre opposé, comme Hélène le fait pour Yann.

Un très grand roman, dont je ne comprends pas l’absence dans les listes pour les prix littéraires.

GLOBALEMENT SIMPLE   ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT

commentaires

Jour de ressac, de Maylis de Kerangal

Publié le 15 Décembre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Décembre 2024, 

Lire un roman de Maylis de Kerangal revient à s’immerger totalement dans le microcosme qu’elle a choisi pour l’intrigue. Dans Réparer les vivants, j’avais eu l’impression stressante de vivre en direct la course contre la montre d’une transplantation cardiaque. Pour Un monde à portée de main, il avait fallu rejoindre l’écrivaine au plus près des artisans du décor, du trompe-l’œil. Dans Jour de ressac, Maylis de Kerangal va plus loin. Elle nous invite, lectrice, lecteur, à « écouter » avec attention une femme dérouler in extenso ses pérégrinations et ses observations mentales au cours d’une journée très particulière.

Cette femme, qui approche de la cinquantaine et exerce le métier de doubleuse de films, vit à Paris avec son conjoint et leur fille de vingt ans. Elle a reçu de la police une convocation qui la perturbe et qui la contraint à venir passer une journée au Havre ; le corps d’un inconnu a été découvert sur la voie publique et il se pourrait qu’elle détienne des informations…

Ne t’y trompe pas, lectrice, lecteur ! Cette femme — dont on ne connaîtra ni le nom ni le prénom — n’a rien à voir avec la mort mystérieuse de cet homme. Mais l’événement et les heures passées sur place déclenchent en elle une série de secousses psychologiques, qu’on pourrait qualifier de « ressac » de souvenirs, d’émotions et de rêves enfouis. Car Le Havre avait été le cadre de son enfance et de son adolescence — ainsi, soit dit en passant, que celui de l’autrice —.

Du Havre les habitants, actuels et anciens, parlent avec une certaine fierté. Notre narratrice n’y déroge pas et elle se met à jouer un rôle de guide, juste pour elle-même. Le Havre se distingue, explique-t-elle, par son histoire, par son architecture, par sa situation géographique. Avant de renaître de ses cendres, l’histoire de la ville s’était achevée le 7 septembre 1944 sous les bombes des Alliés, qui l’avaient détruite en totalité au prix de 2 000 victimes civiles, afin de venir à bout d’une garnison de l’Armée allemande refusant de se rendre. Sa reconstruction selon les plans d’Auguste Perret en a fait une illustration exemplaire des idées urbanistiques et architecturales de son temps. Localisée sur un estuaire, « porte océane » à défaut de port océanique, la ville se trouve naturellement en connexion ouverte sur le monde et exposée à des trafics… où l’on risque sa peau.

En déambulant au centre-ville, dans le quartier du port, sur la digue, la narratrice recherche les lieux d’antan, certains ayant changé ou disparu. La mer est toujours là, grise comme le béton, celui des quais, des immeubles, des monuments. Des souvenirs lui viennent, des visages réapparaissent. Et elle repense follement à ce jeune homme avec lequel elle eut, à seize ans, une relation fugace ; il était parti et n’avait plus donné de nouvelles… Cet homme d’âge mûr, dont on a trouvé le corps, qui peut-il bien être ?

Une question qu’elle se pose sans se la poser et qui la conduit à s’immiscer étrangement dans l’enquête du jeune policier chargé de l’affaire. La narration menace de virer au monologue obsessionnel… Heureusement, la famille reste un amarrage…

L’écriture de Maylis de Kerangal est à la fois sensorielle et précise. Cette femme de lettres, gratifiée de plusieurs prix, est en mesure de décrire tout détail, tout sentiment et toute sensation visuelle, auditive ou olfactive. Elle trouve toujours le mot qui convient et elle le pose à sa juste place, dans de très longues phrases, où peuvent s’agglomérer sans dissonance une description, un souvenir, un commentaire sur l’actualité, un dialogue en direct et un autre en différé… sur le modèle de nos digressions personnelles et secrètes, menées par associations d’idées ou par de simples coq-à-l’âne, dans des monologues silencieux alimentés par notre psyché. Une démarche mentale largement partagée, lectrice, lecteur, qui t’attachera à la narratrice et personnage principale, aux prises avec ses doutes et ses fantômes.

Sous ses fausses allures de roman noir, sans véritable intrigue, Jour de ressac est une lecture agréable, bien rythmée et plutôt captivante, abstraction faite de quelques chapitres inspirés par des souvenirs anecdotiques de moindre intérêt romanesque.

DIFFICILE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

commentaires

La Petite Bonne, de Bérénice Pichat

Publié le 30 Novembre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Novembre 2024,

Roman écrit sous une forme inattendue, — j’y reviendrai plus loin —, par une enseignante férue d’Histoire et d’études sociales, La Petite Bonne est une jolie surprise. Bérénice Pichat a conçu une intrigue entre trois personnages au mitan des années trente : « Monsieur », « Madame » et leur nouvelle « bonne-à-tout-faire », comme on disait à l’époque.

On ne connaîtra pas le prénom de la petite bonne, jeune femme anonyme, effacée et invisible. Dans les demeures bourgeoises où on l’emploie, elle nettoie, lave, range et effectue des tâches secondaires en cuisine. Elle est confinée dans la condition ingrate de domestique, comme sa mère l’avait été avant elle. Dure au mal, elle est lucide sur sa destinée, qui ne peut lui offrir que de rares et pauvres petits plaisirs. Elle ne se plaint pas. Illettrée, naïve, dévouée et empathique, elle vient d’être engagée dans une nouvelle place. Un couple sans enfant dans une maison sans luxe ni joie.

Monsieur a pour prénom Blaise. Très grièvement blessé pendant la Grande Guerre, il a survécu de justesse… mais dans quel état ! Amputé des mains, amputé des jambes au-dessus du genou ! Le bas de son visage, emporté par un éclat d’obus, a été reconstruit fonctionnellement, mais Blaise reste une « gueule cassée », avec des difficultés pour boire, manger, articuler. Il n’a pas bon caractère. On imagine son mal de vivre, le dégoût de soi-même, la honte de sa dépendance. Vingt ans qu’il supporte cela.

Madame, prénommée Alexandrine, est fidèle au poste. Elle purge un absurde sentiment de culpabilité, cela fait vingt ans qu’elle a abandonné toute vie sociale, pour prendre en charge avec un extrême dévouement et sans se plaindre celui qui est toujours son mari. Un sacrifice quotidien très lourd.

Avant la guerre, Blaise était un jeune pianiste séduisant, appelé à un avenir brillant. Alexandrine était très amoureuse. Ils venaient de se marier… Deux vies gâchées… La nuit, en dormant, Blaise rêve qu’il joue au piano devant un public enthousiaste. Quand il ne dort pas, il souffre et tout son corps lui fait horreur. Son aspect, repoussant, accentué par les sujétions hygiéniques de ses handicaps, a fait fuir ses proches. Les servantes, engagées l’une après l’autre par Alexandrine, donnent très vite leur congé.

La petite bonne prendra sur elle, tiendra le coup. Des circonstances amèneront Madame à la laisser, pendant deux jours, seule avec Monsieur… Pour celui-ci, vingt ans, ça suffit ! Sa vie n’a aucun sens, il est temps que ça s’arrête. Et il a un plan… Mais le huis clos dans lequel il va se retrouver avec la petite bonne ne se passera pas comme prévu. Des moments surprenants, émouvants.

Pour la narration de cette histoire touchante, l’autrice a fait le choix d’un parti littéraire original : une partie du texte est en vers libres ; dès le début !... Déroutant, non ? Quand je m’en suis aperçu, j’ai failli renoncer. Avais-je envie de lire des vers, tout libres soient-ils ? Finalement, j’ai décidé de tester les premières pages… elles m’ont embarqué pour l’ensemble du livre.

Ne t’inquiète pas outre-mesure, lectrice, lecteur. De larges parties du texte, celles qui sont consacrées à Alexandrine et à Blaise, et notamment aux deux jours qu’ils passent loin l’un de l’autre, sont écrites en prose traditionnelle.

Seules les séquences portant sur la petite bonne sont en vers libres ; des assertions courtes, une grammaire élémentaire, une expression simple pour décrire avec réalisme le quotidien et la psyché du personnel de maison dans les années trente. La fluidité du phrasé, sa clarté, son dépouillement, l’absence de tout artifice de langage, m’ont séduit. De ces lignes soigneusement alignées sur la marge gauche se dégagent un rythme, une douce musicalité. Quelques rares alinéas (des strophes ?) sont alignés sur la droite ; je me suis longtemps demandé à quoi ils correspondaient et n’ai compris leur sens que dans les toutes dernières pages.

Une lecture agréable, attendrissante, qui ne manque pas d’évoquer des sujets d’actualité délicats : le handicap, la dépendance, la fin de vie, sans oublier les différences sociales et la condition féminine.

FACILE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

 

commentaires

La Femme de ménage, de Freida McFadden

Publié le 30 Novembre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Novembre 2024

Millie est une jolie jeune femme, sans domicile fixe, en grande difficulté. Circonstance aggravante — qu’elle tient à passer sous silence ! —, elle sort de plusieurs années en prison. Elle réussit pourtant à se faire embaucher comme femme de ménage dans une riche famille. La maîtresse de maison, Nina, est nettement plus âgée qu’elle ; cette femme fut sans doute belle dans sa jeunesse, mais elle se laisse aller physiquement, épaissit, ne prend pas soin de sa coiffure… A l’égard de Millie, de surcroît, elle se comporte en patronne lunatique, mesquine et fourbe. Tout pour déplaire, donc…

Dénommé Andrew – Andy pour les intimes —, le mari de Nina est en revanche d’une extrême gentillesse et d’une beauté à couper le souffle. Il est « à tomber », diraient certaines de mes amies. Une beauté sur laquelle l’autrice, l’Américaine Freida McFadden, insiste lourdement de page en page.

Tu as de l’expérience, lectrice, lecteur, tu sais bien que nobody’s perfect. Tu vas évidemment te demander quelle tare ou quel vice Andrew dissimule derrière sa face d’ange. Et comme tu as eu l’occasion de lire — ce que tu n’avoueras jamais ! — deux ou trois bluettes de new romance qui t’ont mis la larme à l’œil, tu vas imaginer le beau patron très riche et la jolie soubrette nécessiteuse s’engager avec fougue dans une liaison clandestine, romantique et sensuelle ; de quoi susciter des réactions intempestives de la part de Nina, ainsi que de sa fille, une gamine grincheuse et mal élevée, qui furète dans les affaires de Millie pour le compte de sa mère…

Tu ne manques pas d’intuition, mais ce n’est pourtant pas tout à fait comme cela que les événements ont été prévus par l’autrice.

La Femme de ménage, puisque tel est le titre du livre, est un énorme succès de librairie. Deux suites ont été publiées depuis, presque exclusivement en livre de poche, comme le premier. Autour de moi et sur mes réseaux sociaux, l’ouvrage ne suscite que de l’enthousiasme, y compris chez celles et ceux dont j’apprécie d’habitude les goûts de lecture. Alors pourquoi le livre ne m’a-t-il pas plu ?

J’ai trouvé ennuyeuse et déplaisante la très longue première partie, qui s’étend sur plus de deux cents pages. J’ai vite compris que les tracasseries rabâchées par Millie étaient un trompe-l’œil littéraire et qu’il fallait m’attendre à une surprise, à un rebondissement imprévisible. Je n’ai pas essayé de l’anticiper, de deviner l’intention de l’autrice, car je ne cherche jamais, quand je lis un polar à énigme, à trouver la solution, à démasquer l’assassin. De sorte qu’au début de la deuxième partie, lorsque l’incontournable rebondissement se produit enfin — ouf ! —, je découvre avec curiosité, mais sans m’ébaudir, le déroulé de la version racontée par Nina. Un scénario un peu artificiel et tiré par les cheveux, mais bon ! Dans un roman, on a le droit de tout imaginer.

Quel est d’ailleurs le genre de ce roman ? Les ouvrages de Freida McFadden sont pour la plupart qualifiés de thrillers psychologiques. Une classification qui m’évoque certains téléfilms diffusés les dimanches après-midi pluvieux ; des histoires tournant autour de brimades qui me mettent mal à l’aise et de menaces qui me font sourire, parce qu’il m’est évident qu’elles se dénoueront en happy end, avec un juste châtiment pour les méchants… Peut-être suis-je blasé !

Saucissonné en très courts chapitres de cinq à six pages, le livre se lit très facilement… Trop ! Freida McFadden est une romancière expérimentée et imaginative. Bien que peu crédible, son intrigue est bien montée. J’ai souri à quelques traits d’humour, dans la narration de Nina. Mais globalement, l’écriture, plutôt banale, manque de légèreté. Le texte est chargé de répétitions un peu balourdes — la beauté d’Andrew, le passé de Millie, la poignée qui tourne ou pas… — comme s’il était nécessaire, lectrice, lecteur, de te mettre les points sur les i, de s’assurer que tu as bien compris, que tu suis attentivement… à moins que ce soit juste pour remplir des pages.

FACILE     oo    J’AI AIME… UN PEU

commentaires

Les enfants Oppermann, de Lion Feuchtwanger

Publié le 11 Novembre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Novembre 2024,

L’œuvre est majeure. Dans Les enfants Oppermann sont relatées des péripéties fictives vécues par une famille juive cossue de Berlin de novembre 1932 à l’été 1933. Des dates à mettre en perspective de celles-ci, historiques : 30 janvier 1933, nomination de Hitler chancelier du Reich ; 27 février, incendie du Reichstag ; 23 mars, vote des pleins pouvoirs à Hitler ; 14 juillet, interdiction des formations politiques autres que le parti nazi… Le roman est divisé en trois parties : hier, aujourd’hui, demain.

Oppermann est une marque de meubles renommée à Berlin. Familiale, l’affaire a été fondée par le grand-père de la génération actuelle, une fratrie. L’ainé, Gustav, célibataire de cinquante ans, mène une vie luxueuse et mondaine, tout en se piquant de philosophie et d’activités culturelles. Martin dirige l’entreprise et les magasins. Edgar, professeur de médecine, est chef de service au centre hospitalier municipal. Leur sœur Klara a épousé un homme d’affaires international avisé. Ils vivent tous en bonne harmonie, de même que leurs enfants, Ruth, Berthold et Heinrich, des adolescents brillants. Préoccupés par la montée de l’antisémitisme, ils gardent pour la plupart confiance en la sagesse allemande et dénigrent avec ironie le style oratoire du chef du parti national-socialiste.

Quand ce dernier prend le pouvoir, tout se complique rapidement pour les Oppermann, que ce soit dans l’entreprise, qui doit changer de nom, au centre hospitalier ou dans les établissements scolaires. Berthold est notamment confronté à un bras de fer moral insoluble, tandis que Gustav, compromis par une prise de position hasardeuse, est contraint de s’exiler en Suisse.

La situation continuant à se dégrader, on s’interroge en famille. Faut-il s’en remettre au bon sens ? Il devrait, pense-t-on, finir par détourner les Allemands civilisés de la barbarie. Ce dernier mot n’est pas exagéré. Les völkisch, censés incarner le peuple authentique, appellent à rejeter la raison, à lui substituer l’instinct, la convoitise, la rancœur, la haine. Ils détruisent l’Etat de droit, remplacé par l’autorité d’un chef suprême, privilégiant l’arbitraire, la brutalité, le meurtre, l’anéantissement organisé de la dignité humaine, sans oublier l’ostracisme et l’humiliation des Juifs…

Les Oppermann doivent-ils envisager de se reconstruire hors d’Allemagne ? Les opportunités existent à Londres, à Paris, en Palestine. Mais ne faut-il pas plutôt rester et s’engager, dénoncer les mensonges, témoigner de la vérité, partager son indignation, convaincre ceux qui doutent, ceux qui ne veulent pas y croire ? Une intention noble, une belle idée qui mériterait, non pas de mourir pour elle, mais de vivre pour elle… Et pourtant !…

J’attire maintenant ton attention, lectrice, lecteur, sur la propre histoire de ce livre. Dès l’arrivée d’Hitler au pouvoir, avant donc sa publication courant 1933 (1934 pour la traduction française), son auteur, l’écrivain allemand juif Lion Feuchtwanger, avait été privé de sa nationalité et dépossédé de ses biens. Exilé en France, il écrivit quasiment en temps réel Les enfants Oppermann, inspiré de ce qu’il avait observé et de ce qu’on lui rapportait, à savoir une mainmise progressive des völkisch, des nazis, sur les institutions allemandes, ainsi qu’une mise en œuvre rapide de leur politique : constitution de milices, propagande mensongère assumée, arrestation et maltraitance des opposants, promulgation de lois antisémites, persécution et spoliation des Juifs, édification de camps de concentration sous prétexte d’inculquer « l’esprit des temps nouveaux »…

Lectrice, lecteur, il te faut bien comprendre l’état d’esprit de l’auteur écrivant le livre, de même que celui des lectrices et des lecteurs de l’époque. Qui pouvait alors imaginer l’ampleur de ce qu’il adviendrait par la suite, lors des douze années suivantes : la Seconde Guerre mondiale, la Solution finale, les camps d’extermination, l’holocauste de six millions de Juifs ?

Face aux crises, face aux menaces, face aux extrêmes de tous bords, la démocratie est parfois faible, molle, impuissante, alors qu’il lui faudrait pouvoir se défendre avec efficacité, avant qu’il soit trop tard. Mais gardons la mesure des choses. Méfions-nous des tribuns qui attisent les haines, des provocateurs qui diffusent le mensonge, les fake news. Dans Les enfants Oppermann, Lion Feuchtwanger a magistralement décrit une société ayant glissé peu à peu dans l’illibéralisme, avant de sombrer rapidement dans le totalitarisme. Nous savons ce qu’il en a résulté.

GLOBALEMENT SIMPLE     ooooo   J’AI AIME PASSIONNEMENT

commentaires

Jacaranda, de Gaël Faye

Publié le 11 Novembre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Novembre 2024,

Son très beau premier roman, Petit pays, avait rencontré le succès. Après avoir partagé la nostalgie de son paradis perdu, Gaël Faye n’en avait toutefois pas fini avec le génocide des Tutsi de 1994. Jacaranda, publié huit ans plus tard, élargit le panorama sur l’enfer, ce massacre collectif de masse — huit cent mille à un million de morts en cent jours ! —, terrifiant d’inhumanité, bien que commis par des hommes comme les autres. Le roman s’appuie sur les événements survenus au Rwanda dans les années ayant suivi les jours funestes, jusqu’en 2020. Il raconte l’histoire mi-fictive, mi-autobiographique d’un homme dans un parcours initiatique de construction de son identité.

Pour Jacaranda comme pour Petit pays, l’auteur a imaginé un personnage qui lui ressemble. Nés la même année, Gaël Faye et ses doubles de fiction ont un père français et une mère rwandaise d’origine tutsi, qui se séparent à leur adolescence. A la différence des deux autres, Milan est né et a été élevé en France. Il sait peu de choses sur sa mère, une femme dure, fermée, secrète sur son passé. A l’âge de douze ans, le drame du Rwanda entre dans la vie de Milan par la télévision, puis plus concrètement, par la présence inattendue d’un petit garçon rwandais blessé et traumatisé.

Milan met pour la première fois le pied au Rwanda en 1998. Il y découvre des proches de sa mère, dont il ignorait l’existence. Dans le climat anarchique qui s’est installé à la suite du génocide, il sympathise avec des adolescents orphelins ou abandonnés, qui squattent un îlot urbain délabré, où ils font les quatre cents coups. Bien que choqué par des exécutions sommaires publiques, Milan se prend d’intérêt et de curiosité pour un pays, où l’on ne voit encore en lui qu’un touriste européen.

Mais le Rwanda le fascine. Il y retournera à plusieurs reprises, pour des séjours de plus en plus longs, et peut-être même… Milan observe les institutions se reconstituer lentement, très lentement. L’auteur fait le point tous les cinq ans. En 2005, Milan assiste à une séance des nouveaux tribunaux populaires, qui, sur la base de témoignages, d’aveux, d’enquêtes et de découverte de charniers, viennent d’être mis en place pour juger des responsables de crimes commis onze ans plus tôt. En 2010, une jeune lycéenne lui révèle l’histoire de l’Afrique de l’Est et la généalogie des antagonismes entre Hutu et Tutsi, qui avaient déjà, à plusieurs reprises, dégénéré en tueries. En 2015, il participe à des cérémonies officielles de commémoration ; des survivantes racontent le quotidien du génocide, tel qu’elles l’avaient vécu, vu et subi, d’horribles scènes de massacre de leurs proches à la machette, ce qui déclenche dans le public plusieurs crises d’hystérie. En 2020, après un aller-retour à Paris, Milan constate que l’économie et l’urbanisation du Rwanda se sont fortement développées sur un modèle occidental.

Ce ne sont pas les cercles de l’enfer, mais les difficiles étapes de reconstruction d’un pays convalescent auxquelles assiste Milan. Il fréquente des survivants et d’anciens tueurs — ainsi que leur progéniture — sans connaître a priori l’implication des uns et des autres lors des massacres. Car la particularité du génocide du Rwanda est d’avoir été mis en œuvre par des citoyens à l’encontre directe d’autres citoyens, ayant tous accepté de « faire société » au quotidien, indépendamment de leurs ressentiments communautaires. La veille de meurtres épouvantables à la machette, victimes et tueurs se voyaient, se saluaient, se parlaient, contractaient comme à l’habitude pour les besoins de la vie courante… Imagine alors, lectrice, lecteur, vingt ans plus tard, une fois leur peine purgée, les tueurs reprenant pour la plupart leur place ; la nécessité pour les victimes survivantes et leurs descendants de « refaire société » avec ces anciens tueurs et leurs familles… Un processus incontournable, qui embarque peu à peu Milan, depuis son adolescence jusqu’à l’approche de la quarantaine.

Où ce Franco-Rwandais qui peine à devenir adulte choisira-t-il d’assumer son existence ? Chronique empoignante d’un épisode monstrueux de l’histoire des hommes, Jacaranda est aussi l’histoire d’un fils unique, aux parents silencieux, à la recherche de frères et de sœurs l’extrayant de sa solitude.

Comme dans son roman précédent, Gaël Faye ne se départit jamais de sa plume très fine, légère, naturelle, presque intime. Elle est apaisante, presque incongrue, dans la narration de l’indicible. Elle t’enchantera, lectrice, lecteur, dans la perception des tribulations de Milan, dans l’évocation de paysages décrits comme sublimes ou encore dans le portrait de la jeune fille réfugiée sur le faîte d’un arbre fleuri de mauve, dissimulant lui aussi un terrible secret.

GLOBALEMENT SIMPLE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

commentaires

Long Island, de Colm Toibin

Publié le 29 Octobre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Octobre 2024, 

Contrairement à ce que son titre laisse supposer, Long Island n’est pas un roman américain ; tant pis, tant mieux ! L’essentiel de l’action se situe en Irlande, patrie de l’auteur, Colm Tóibín, dont j’avais lu et beaucoup apprécié le précédent livre, Le Magicien, une biographie romancée du grand Thomas Mann.

C’est pourtant bien à Long Island, cette île toute proche de New York, qu’Eilis, une Irlandaise d’une quarantaine d’années, vit avec Tony, son mari, et leurs deux enfants adolescents. Ce sont les années soixante-dix. Leur environnement familial italo-américain est un peu étouffant, mais pour une femme de la classe moyenne de l’époque, il diffuse un sentiment de sécurité pouvant ressembler au bonheur. Voilà toutefois qu’une cliente de Tony se retrouve enceinte de lui et que le mari trompé, furieux, a la ferme intention de remettre le futur bébé à la famille du père biologique. Un projet qui semble satisfaire tout le monde… sauf Eilis, qui n’en veut absolument pas.

Elle décide donc de prendre un billet d’avion pour l’Irlande… Un aller simple, sans préjuger de l’avenir. L’idée est de rendre visite à sa mère, qu’elle n’a pas revue depuis vingt ans, et de se ressourcer à Enniscorthy, sa ville natale (et celle de l’auteur). Là, rien n’a changé, ni l’apparence des rues, ni les paysages alentours, ni les pratiques locales, rythmées par les potins, les messes dominicales et la fréquentation des pubs ; on picole pas mal, mais on ne baise pas… ou discrètement. Et puisqu’il est question de pubs, le patron du principal établissement au centre-ville, Jim Farrell, n’a pas changé non plus depuis le jour lointain où Eilis et lui avaient ressenti un fort coup de cœur réciproque, avant qu’elle reparte précipitamment en Amérique pour se marier.

Que peut-il se passer pour eux, entre eux, après autant d’années ? Comme tu le sais, lectrice, lecteur, certains de nos souvenirs ne s’effacent jamais. Mais en est-il de même pour « l’autre » ? Et ensuite, comment envisager l’avenir ? Eilis et Jim gambergent, c’est le thème principal du roman.

Eilis pourrait-elle décider, sur un coup de tête, de s’installer à des milliers de kilomètres de la famille qu’elle a fondée, de ses enfants ? A l’inverse, peut-elle leur demander de vivre en Irlande, de renoncer à leur père, à leur famille, à leurs projets en cours ? Ou alors Jim serait-il capable, à quarante ans passés, sur le même coup de tête, de quitter son pays, son village, le pub prospère légué par ses parents, pour rejoindre une femme outre-Atlantique, dans une contrée où il n’a jamais mis le pied ?

L’avenir ne tient qu’à un fil et il est difficile de savoir dans quel sens il basculera. Lectrice, lecteur, tu attendras donc le dénouement avec fébrilité. Peut-être même auras-tu une préférence, avec une recommandation personnelle destinée à Eilis ou à Jim ? Attention, ta réponse en dira long sur toi !

Il ne faut pas pour autant négliger le rôle important que joueront deux drôles de paroissiennes : la mère d’Eilis, une octogénaire aussi vive que manipulatrice, et Nancy, une copine d’enfance d’Eilis, qui cultive des visées très secrètes mais très déterminées sur Jim.

Taiseux par nature et par éducation, les personnages ressassent mentalement leurs observations, leurs intentions, ils prennent conscience des opportunités qui s’offrent ou pourraient s’offrir. L’auteur les ausculte avec finesse, évoque leurs sentiments, leurs contrariétés, leurs envies ; il les écoute préparer leurs plans, les confronter aux risques, aux inconvénients… Des introspections en boucle qui imposent à la narration une lenteur agaçante au début ; puis on se laisse attendrir par les attitudes pudiques et un peu démodées, ainsi que par la nostalgie d’un temps où, en l’absence de téléphone portable, on appelait d’une cabine publique.

Le livre est structuré en six parties. La première pose la situation à laquelle Eilis est confrontée à Long Island. Les cinq suivantes sont toutes découpées en trois chapitres consacrés, dans l’ordre, à Nancy, à Eilis et à Jim. Une architecture littéraire intéressante qui permet au narrateur (de type universel) de revenir en arrière sur une séquence déjà relatée, en la présentant sous l’angle d’un autre personnage.

Le texte (de la traduction française) est fluide, grammaticalement irréprochable, peut-être trop académique, ce qui par instant l’affadit, avec des protagonistes qui ont de l’esprit, mais manquent un peu de chair.

GLOBALEMENT SIMPLE     ooo   J’AI AIME

commentaires

Bien-être, de Nathan Hill

Publié le 29 Octobre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Octobre 2024,

Quoi de plus banal que les introspections tourmentées d’un couple, après vingt ans d’une vie commune enclenchée à la faveur d’un coup de foudre au sortir de l’adolescence ? L’audace et le talent de Nathan Hill l’auront amené à insérer cette contingence conjugale dans une vaste fresque romanesque typiquement américaine, s’étendant sur plusieurs décennies, enchâssant des scènes saisissantes, souvent drôles, parfois tragiques, où des personnages d’horizons divers sont en butte aux exigences de l’air du temps.

Sache, lectrice, lecteur, que les sept cents pages de Bien-être m’ont absorbé et captivé au même titre que Les fantômes du vieux pays, le premier roman de l’auteur, que j’avais lu et critiqué il y a sept ans.

Le couple, c’est Elizabeth et Jack. Leur rencontre joliment romantique au cours des nineties n’est pas si fortuite que chacun pense que l’autre le pense. Etudiants à Chicago, sans un rond, venant chacun de quitter une famille toxique et sclérosante, ils se plaisent, et tout cela leur donne le sentiment d’être faits l’un pour l’autre. Ils s’installent ensemble, avec la conviction, peut-être même la certitude que c’est pour la vie. La certitude ? … Hum ! Ils se rendront compte vingt ans plus tard.

Autour d’eux, rien n’est plus comme avant. Les attentats du 11 septembre ont changé les Américains. Le www balbutiant est devenu le web 2.0 ; on commence à parler d’algorithmes, de fake news, de complotisme, de Big Pharma. Les quartiers bohèmes de Chicago sont en pleine gentrification, sous l’impulsion de visionnaires illuminés et d’investisseurs retors. Les amis ont évolué ; toujours prêts naguère à fustiger et à narguer la société de consommation, ils sont désormais de jeunes bourgeois attentifs à leurs rémunérations, soucieux de leurs cadres de vie, parce que l’arrivée d’enfants a amené de nouvelles priorités. Nos deux héros ont dû se mettre au diapason, faire à leur tour un enfant et envisager une maison pour la vie… mais sur quel schéma familial la concevoir ?

Ils étaient issus de mondes différents. Les parents de Jack exploitaient une modeste ferme dans les plaines du Middle West. Ceux d’Elizabeth, riches et peu scrupuleux, fréquentaient les grandes familles de l’East Coast. Des figures pas franchement sympathiques, mais prégnantes et difficiles à occulter.

A son entrée à l’Université, Jack avait fait preuve de sens de l’opportunité. Puisant dans les poubelles des labos et dans le sabir culturel branché, il s’était fait reconnaître comme « photographe sans appareil photo » ; de quoi se persuader d’être un artiste ! Il se contente depuis de préserver cette aura d’artiste, un statut d’enseignant vacataire… et son ménage. Car pouvait-il espérer mieux ?

Plus brillante, Elizabeth dirige un laboratoire scientifique de tests de médicaments. Elle étalonne leur efficacité au regard de celle de placebos. Elle observe et réfléchit. Qu’est-ce qui compte le plus, la molécule ou l’idée qu’on s’en fait ? Et si les placebos avaient un marché ? Et s’ils avaient des débouchés hors de la médecine… en matière de séduction, notamment ? De quoi s’emballer et remettre en question un quotidien plutôt monotone, quand le petit Toby ne l’électrise pas.

La ligne narrative de Bien-être est globalement chronologique, mais à l’intérieur de sa douzaine de chapitres — tous dotés d’un titre qui fait sens —, l’auteur joue avec le temps passé et celui qui passe, enjambant en allers-retours les années ayant conduit Elizabeth et Jack de leur jeunesse à leur maturité, sans oublier des incursions dans leur enfance.

Nathan Hill s’est installé dans le tréfonds de l’âme de ses personnages et il dévoile avec méticulosité leurs pensées et leurs réactions face aux contraintes et aux tendances du moment. Les réflexions sont profondes, les critiques sont pertinentes, les détails sont fouillés, les anecdotes sont drôles. Le texte est porté par une écriture analytique intense, qui t’exigera de l’attention, lectrice, lecteur, mais qui pourra te détendre par sa tonalité presque orale et par ses effets de style amusants, comme l’insertion de jargon scientifique ou de novlangue tendance, rythmée par des interjections courantes du langage « mal-élevé » de tous les jours. Un ouvrage puissant et réjouissant.

DIFFICILE     ooooo   J’AI AIME PASSIONNEMENT

commentaires

Houris, de Kamel Daoud

Publié le 7 Octobre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Octobre 2024,

« Est puni d’un emprisonnement…, quiconque, qui par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilisera ou instrumentalisera les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire…. Les poursuites pénales sont engagées d’office… » Signé : la charte pour la paix et la réconciliation nationale.

En d’autres termes, il est interdit en Algérie de mentionner l’effroyable guerre civile qui opposa pendant dix ans, jusqu’en 2002, le gouvernement, l’armée et des milices paramilitaires, à plusieurs organisations terroristes islamistes, dont le GIA, un épouvantable gang d’égorgeurs sévissant au nom d’Allah. Une guerre qui aurait officieusement fait deux cent mille morts ! Mais chut ! La totalité des crimes de la période ont été amnistiés… et l’on ne peut pas parler de ce qui n’a pas existé !

Kamel Daoud utilise couramment sa plume — notamment dans ses chroniques hebdomadaires du Point — pour dénoncer l’obscurantisme, la soumission et les idéologies mortifères islamistes, ainsi que le système de pensée antifrançais des institutions algériennes. Ses convictions lui ont valu par le passé d’être en butte à une fatwa et d’être considéré comme indésirable dans son pays natal.

Il reste conforme à sa ligne dans Houris, le roman qu’il vient de publier. (Sache, lectrice, lecteur, que dans la mythologie coranique, une houri est une vierge céleste du paradis.) Dans son livre, Daoud donne la parole à Aube, une jeune citadine d’Oran aux yeux envoûtants. Elle arbore au cou une longue cicatrice, comme un sourire monstrueux allant d’une oreille à l’autre. Elle respire au travers d’une canule implantée dans sa gorge et sa voix est un souffle à peine audible. Sa narration est un long monologue silencieux adressé à la petite fille à naître qu’elle porte.

Aube avait vu le jour dans un village de montagne, en pleine guerre civile. Au cours de la dernière nuit du XXe siècle — elle avait alors cinq ans — sa famille avait été attaquée par un commando de fanatiques. Comme ses parents et sa sœur, elle avait été sauvagement égorgée, mais avait échappé miraculeusement à la mort, marquée à vie par sa blessure et traumatisée par la perte des siens.

Vingt ans plus tard, tourmentée par la culpabilité d’avoir survécu à sa sœur, elle décide de partir en pèlerinage dans son village natal, où elle n’était jamais revenue. Une sorte de road trip ! Voilà qui, en Algérie de nos jours, reste pour le moins inusuel, à défaut d’être dangereux, pour une jeune femme circulant seule, vêtue à l’Occidental et affichant de surcroît sur son visage les stigmates indiscutables de ce dont il est interdit de se souvenir ; tout cela, par-dessus le marché, le jour de la fête de l’Aïd, alors qu’on égorge les moutons à tour de bras !

Je te préviens, lectrice, lecteur, lire Houris est fascinant, oppressant, confondant. L’auteur est très imaginatif et les aventures d’Aube sont multiples et inattendues. Son angoisse existentielle va t’envahir : où sa quête la mène-t-elle, qu’arrivera-t-il au fœtus qu’elle porte ? Tu t’inquièteras aussi de ses rencontres : un amateur de livres hypermnésique et bavard, une ancienne esclave sexuelle de terroristes, un iman trafiquant de la viande d’âne… D’une façon générale, les hommes de ce pays semblent avoir un réel problème avec les femmes.

Aube garde de vagues souvenirs de son lointain et tragique passé. Les scènes d’égorgement sont carrément insoutenables… Mais qui peut donc imaginer un Dieu portant une colère telle contre les hommes, qu’il ne se satisfait pas du bélier immolé jadis par Ibrahim (Abraham) ni des millions d’offrandes de moutons sacrifiés chaque année ?

La langue de l’auteur est riche, raffinée, très imprégnée de poésie et de symbolisme oriental ; elle devient par instant hermétique, il m’est arrivé de me perdre dans ses méandres, comme il y a une dizaine d’années, dans Meursault, contre-enquête, un roman dans lequel Kamel Daoud donnait la réplique à l'Albert Camus de 1942, auteur de L’Etranger.

Pour Aube, tout s’apaise au dernier chapitre : une plage d’Oran sous le soleil, au bord de la grande bleue.

DIFFICILE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

commentaires

Les Guerriers de l'hiver, d'Olivier Norek

Publié le 7 Octobre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Octobre 2024, 

Ignorée des manuels scolaires d’histoire, une guerre acharnée confronta la petite Finlande à l’immense Russie pendant les cent jours de l’hiver 1939-1940. Trois millions d’habitants versus cent soixante-dix millions ! De véritables héros s’y révélèrent, méritant que leur histoire soit racontée. De méprisables personnages s’y manifestèrent, il est juste qu’ils soient montrés du doigt. Auteur renommé de polars et ancien capitaine de police, Olivier Norek s’est intéressé à ce conflit oublié, ce « cold case ». Pour écrire Les Guerriers de l’hiver, il a mené l’enquête en Finlande pendant plusieurs mois.

Cold ! On ne croit pas si bien dire. La Finlande est couverte de forêts et de lacs, gelés tout au long des mois d’hiver. Le thermomètre descend à moins trente, parfois à moins cinquante degrés, une température dont tu ne peux pas, lectrice, lecteur, imaginer le ressenti.

Sous tutelle russe jusqu’en 1917, la Finlande avait profité de la révolution d’Octobre pour arracher son indépendance. Vingt-deux ans après, Staline émit le souhait de la réintégrer dans le giron soviétique. Le gouvernement finlandais s’y opposa. Convaincu de l’invincibilité de l’Armée rouge, le dictateur lançait alors l’invasion du petit Etat voisin, persuadé que trois semaines plus tard, il serait en mesure d’être reçu triomphalement à Helsinki.

Ça ne t’évoque rien, lectrice, lecteur ? Tu penses bien sûr à l’« opération spéciale » de Poutine en Ukraine. L’URSS est redevenue Russie, mais rien n’a vraiment changé dans les méthodes de ses dirigeants. Et dans Les Guerriers de l’hiver, tu verras que les similitudes ne s’arrêtent pas là.

À l’instar de l’auteur, tu auras tendance à accorder ta sympathie à David contre Goliath, au petit Poucet face à l’Ogre. Côté finlandais, tu apprécieras une nation faisant bloc contre l’envahisseur, la solidarité absolue de combattants déterminés à défendre leur terre. Côté soviétique, tu observeras des officiers tétanisés par la crainte de déplaire au grand chef. Ils font la guerre sans trop savoir pourquoi, considèrent leurs hommes comme de la chair à canon, et sans le moindre état d’âme, ils envoient au casse-pipe des troupes peu motivées, qui se dérobent à la moindre occasion.

Les stratégies des deux camps sont elles aussi significatives. Les Russes disposent de matériels militaires lourds, puissants, peu adaptés au terrain et au climat. Les Finlandais manquent de tout ; ils attaquent de petites unités ennemies isolées afin d’accaparer leurs armes et leurs équipements. Les officiers russes ne comptent que sur des actions de masse. Au bout du suspense, leurs plans présumés subtils sont régulièrement déjoués par les Finlandais, qui retournent à leur avantage les chausse-trappes préparées à leur encontre. Des anecdotes humainement effroyables, mais dont les effets cocasses m’ont fait penser aux cartoons de Bip-bip et vil Coyote… et qui ont été effacées des mémoires soviétiques.

L’auteur enchaîne les narrations sur un ton factuel, équanime, sans y introduire d’affect ni de pathos. Des ciels et des paysages sont décrits d’une plume poétique douce, légère, un peu rimbaldienne. La prose est plutôt académique ; on pourrait presque la qualifier de désuète, si elle ne s’accordait justement à l’époque et au contexte de l’événement, devenu légendaire, mythique en Finlande.

La légende, c’est avant tout celle de Simo Häihä, un tout jeune fermier ayant appris à se servir d’un fusil pour défendre sa basse-cour contre les loups et les renards. S’imposant au front comme tireur d’élite, il reste invisible, allongé dans la neige, ciblant pendant des heures de petits groupes d’ennemis éloignés de plusieurs centaines de mètres, pour les éliminer à coup sûr. Son palmarès — si l’on peut dire — est incroyable. Simo devient un véritable mythe de la résistance finlandaise, tant pour ses compatriotes que pour les soldats russes, qui, terrifiés, le croient invulnérable et le surnomment « la mort blanche ».

Après un peu plus de trois mois, la guerre s’achève par un accord de cession territoriale qui avait été envisagé et refusé avant les hostilités. Quatre cent mille Russes et soixante-dix mille Finlandais sont morts pour rien. Mais le conflit n’aura pas été totalement inutile. Tandis qu’en France, la « drôle de guerre » est sur le point de prendre une tournure plus sérieuse, il aura révélé à Hitler les faiblesses militaires de l’URSS, l’incitant à déclencher l’opération Barberousse, qui contribuera plus tard à l’effondrement du troisième Reich. Qui sait ce que serait devenu le monde sans la Guerre d’Hiver ?

GLOBALEMENT SIMPLE     ooo   J’AI AIME

commentaires
<< < 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 20 30 > >>