Novembre 2021
Il a figuré parmi les quatre derniers finalistes du Goncourt. Peut-être même méritait-il la récompense suprême. Mais en ces temps où l’on n’évoque l’esprit « woke » qu’avec des pincettes, Le Voyant d’Etampes est si politiquement incorrect, que la lui attribuer aurait pu déclencher un scandale chez Drouant lors de la proclamation des résultats. On aurait pu entendre certains s’écrier : La honte !… ou bien : on se lève et on se casse !… Et d’autres auraient prévu de venir à poil l’année prochaine…
Le narrateur, Jean Roscoff, vient de prendre sa retraite de maître de conférences à la fac d’histoire. Une carrière décevante, passée à enseigner la guerre froide et la politique américaine dans les années cinquante à des étudiants indifférents. Il avait bien tenté de la relancer, en 1995, en publiant un essai sur l’affaire Rosenberg, du nom de ce couple exécuté aux Etats-Unis pour espionnage au profit de l’URSS. Mais la thèse qu’il y soutenait de leur innocence fut anéantie le jour même de sa parution, par la déclassification de documents secrets Défense prouvant leur culpabilité. Ou comment se retrouver gravement discrédité ! C’était pas de chance, mais voilà, Jean Roscoff est un loser. Et consommation de spiritueux n’apporte pas de consolation spirituelle.
Sa femme, une consultante en top-management, l’a quitté. Sa fille Léonie, la prunelle de ses yeux, est en couple avec une militante woke particulièrement radicale. Celle-ci ne dissimule pas le dédain que lui inspire son privilège de mâle sexagénaire bien né. Il a beau évoquer son action lors du lancement de SOS Racisme et sa participation à la marche des Beurs en 1985, ses labels d’un antiracisme datant de trente-cinq ans tombent à plat.
Dans l’espoir d’une réhabilitation sur le tard, il tente une nouvelle expérience littéraire. Exhumant un ancien projet de jeunesse, il écrit et publie la biographie d’un obscur poète américain, Robert Willow, un sympathisant communiste poussé de ce fait à s’exiler à Paris, où il côtoie Jean-Paul Sartre et les existentialistes, avant de s’installer à Étampes pour se consacrer à sa poésie, puis de se tuer en 1960 dans un accident de la route. Jean Roscoff ne manque pas de talent, ses proches trouvent l’ouvrage brillant, tout en étant conscients qu’il est par nature voué à une diffusion confidentielle. Mais lors de la première séance de dédicaces, on pose à l’auteur une question qui va tout changer.
Prisonnier de son antiracisme universaliste à la mode de Touche pas à mon pote !, Jean Roscoff ne voit pas venir le piège, pas plus qu’il n’avait prêté attention à la couleur de peau de Robert Willow, ni perçu les actuelles tendances intellectuelles et activistes, dites « éveillées », à expliquer une œuvre par l’origine ethnique de son créateur. Roscoff est taxé d’appropriation culturelle, ce qui pour ses accusateurs et -trices, équivaut à un forfait d’« oppression dominatrice à caractère raciste, néo-colonialiste, néo-impérialiste » et j’en passe.
Un forfait dont il faut le punir et qui déclenche un déchaînement incontrôlable de harcèlement vindicatif sur les médias et les réseaux sociaux. Les radicaux lancent les anathèmes, des minables planqués derrière l’anonymat du web embrayent sur les injures et les menaces, puis quelques abrutis en mal de mauvais coups passent à l’acte.
Le livre est à la fois drôle et effrayant. Drôle car on rit des mésaventures du malheureux Jean Roscoff qui n’en rate pas une. Effrayant parce que les péripéties fictives issues de l’imagination fertile de l’auteur sont tout à fait vraisemblables. Leur orchestration est d’une fluidité redoutable.
Avocat dans le civil, l’écrivain dont le pseudonyme est Abel Quentin dispose d’une verve étincelante et variée. Sa prose est à la fois maîtrisée et souple. De longs monologues mélancoliques à la syntaxe parfaite laissent place aux réflexions à voix basse ou haute d’un homme qui s’interroge, puis aux répliques furieuses d’un accusé qui se débat. Peut-être une légère et excusable tendance à la verbosité, qui pourrait ennuyer quelques lecteurs. Mais à l’arrière-plan, de la première à la dernière page, la présence mordante d’une ironie amère au service d’une dénonciation par l’absurde.
GLOBALEMENT SIMPLE ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT