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ça va mieux en l'écrivant !...

... ENCORE FAUT-IL LE LIRE AVANT !

romans

L'homme qui aimait les chiens, de Leonardo Padura

Publié le 8 Avril 2019 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Avril 2019,

L’homme qui aimait les chiens ! Un titre sans relief, pas vraiment attractif, qui aurait pu me faire passer à côté d’un livre époustouflant : un épais roman historique de sept cent cinquante pages portant sur des événements du vingtième siècle, accrochant comme un thriller, passionnant comme une biographie ; et instructif comme un commentaire politique, car certaines idéologies du vingtième siècle continuent à faire l’objet de débats aujourd’hui, bien que...

 

Que viennent faire les chiens là-dedans, demandez-vous ? Il y a bien, dans le roman, un personnage auquel le narrateur attribue le qualificatif d’homme qui aimait les chiens… Les autres personnages aimaient aussi les chiens... Parmi tous ces chiens, notons juste les barzoïs, des lévriers russes à poil long, qui furent les mascottes de l’aristocratie tsariste, avant d’accompagner, à leur tour, quelques hauts dignitaires soviétiques. Voilà qui nous permet de situer le cœur stratégique de l’intrigue.

 

Si c’est bien au Kremlin que l’on tire les ficelles, ce n’est pas à Moscou que se déroule l’essentiel de l’action. La trame romanesque se compose du meurtre annoncé d’un homme en exil, et de la minutieuse préparation psychologique de son assassin, pendant plusieurs années, par un agent des services secrets soviétiques. La narration, qui fait alterner les chapitres sur l’exilé et sur le tueur, est aussi fascinante qu’un roman d’espionnage de John Le Carré. Les incertitudes et les rebondissements des derniers jours avant le meurtre, racontés presque heure par heure, sont pétrifiants.

 

Il s’agit pourtant d’une histoire vraie, largement connue, du moins dans ses grandes lignes : le meurtre au Mexique en 1940 sur ordre de Staline, de Lev Davidovitch Bronstein, plus connu sous le nom de Trotski, par Ramón Mercader, un jeune communiste fanatisé, sélectionné dans les rangs républicains pendant la Guerre d’Espagne et manipulé avec un cynisme absolu.

 

Que penser des deux protagonistes ? D’un côté, un homme vieillissant en exil, toujours ardent dans ses convictions, mais de plus en plus isolé, ce qui pourrait susciter la compassion ; en fait un fanatique obsessionnel, un idéologue illuminé, obnubilé par sa rancœur contre Staline, et qui avait montré quelques années plus tôt, à la tête de l’Etat Bolchevique et de l’Armée Rouge, sa capacité à sacrifier cruellement à sa cause des dizaines de milliers d’hommes. De l’autre côté, un jeune Catalan exalté, rêvant d’un paradis sans exploiteurs ni exploités, où règnerait l’égalité et la prospérité ; un homme disposant de réelles qualités, auquel on aura inoculé artificiellement la haine de Trotski, qui finira par perdre son libre arbitre et donc son âme ; quelques doutes au dernier moment ne le feront pas reculer. Le premier perdra la vie, l’autre passera le reste de la sienne à rechercher son âme perdue, mais aucun des deux ne mérite la compassion.

 

S’il en est un qui mérite la compassion, c’est Iván, un écrivain cubain raté né en 1949, un homme malchanceux qui raconte son histoire personnelle en contrepoint de celle de la traque de Trotski par Ramón Mercader. Iván avait rencontré l’homme qui aimait les chiens, venu finir ses jours à Cuba à la fin des années soixante-dix. C’est ainsi qu’il avait entendu parler de Ramón Mercader. Une belle occasion d’écrire un roman, qu’Iván ne saisira pas, du moins sur le moment. Il ne se sentait pas le courage d’aller à l’encontre des « vérités » décrétées par l’URSS, que le régime castriste soutenait sans réserve, après en avoir adopté le modèle économique et l’orthodoxie politique fondée sur l’impossibilité d’une contestation. Très peu de Cubains savaient d’ailleurs qui avait été Trotski et il était presque impossible de se documenter sur lui. L’île vivait alors des subsides de l’URSS, jusqu’à ce que son effondrement plonge Iván et tous les Cubains dans la misère la plus sombre. Toute la vie d’Iván aura été une chute morale et matérielle, marquée essentiellement par la peur.

 

La peur ! Pour Iván, c’est l’un des piliers sur lesquels reposent les régimes totalitaires. Une peur de tous les instants, qui s’abat sur le peuple, ainsi astreint à l’obéissance muette, sur les dirigeants, exposés à tout moment à la disgrâce sans raison, et sur Staline lui-même, un assassin qui voyait partout des assassins à faire assassiner. L’autre pilier de ces régimes est le mensonge, la capacité cynique à proférer et diffuser des contre-vérités – on dirait aujourd’hui des fake news – pour instiller la haine.

 

Comment le système soviétique et ses copies ont perverti une grande utopie ! Quand le ciel aura fini de s’écrouler sur le malheureux Iván, c’est la leçon que tirera son ami Daniel, un autre écrivain cubain, dans lequel on peut voir un double de l’auteur, Leonardo Padura, que l’on reconnaît à sa passion pour le base-ball et que l’on suit dans sa Pontiac modèle 1954.

 

Leonardo Padura n’a jamais quitté Cuba, son pays, où il vit presque anonymement, ignoré par les médias nationaux assujettis au régime, alors que ses œuvres sont traduites et diffusées en dix langues de par le monde. Cet homme qui n’a pas peur est un immense romancier.

 

DIFFICILE     ooooo   J’AI AIME PASSIONNEMENT

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Tous, sauf moi, de Francesca Melandri

Publié le 8 Avril 2019 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, romans, lecture

Avril 2019,

Tous, sauf moi est un gros pavé de cinq cent cinquante pages très denses. Son abord ne le rend pas forcément attractif pour celles et ceux qui recherchent des lectures faciles. C’est pourtant un ouvrage tout à fait passionnant et les amateurs de romans historiques l’apprécieront.

 

En toile de fond, l’Italie des années vingt à nos jours, avec un large focus sur les pérégrinations africaines de la période mussolinienne. En trame narrative, le quotidien actuel d’une famille romaine, amenée par les circonstances à se pencher sur un passé occulté. En premier plan, la longue, très longue vie de son patriarche, un homme nommé Attilio Profeti, sur le point de s’éteindre, en 2010, à l’âge de quatre-vingt-quinze ans.

 

Cet homme n’est alors plus en état de se prononcer sur les assertions d’un jeune Noir, un sans-papiers éthiopien qui a franchi la Méditerranée sur un rafiot déglingué surchargé de migrants, et qui prétend être son petit-fils. Sa fille Ilaria, une intellectuelle bobo, perplexe devant l’apparition de ce neveu surprise, décide de mener l’enquête et de se pencher en profondeur sur le passé de son père. Elle ira de découverte en découverte.

 

Attilio Profeti avait bénéficié d’un physique et d’une prestance qui lui avaient toujours conféré une forme d’aisance et d’autorité naturelle. Tout au long de sa vie, il avait ainsi obtenu spontanément la confiance et la sympathie des personnes qu’il avait croisées. Stratège, opportuniste, manipulateur, occasionnellement truqueur, régulièrement chanceux, il avait su saisir de belles opportunités de carrière, tout en ayant toujours la sagesse de rester discrètement en seconde ligne, ce qui lui avait évité de rendre des comptes peu reluisants lorsque les vents avaient tourné. Grand séducteur, il avait multiplié les conquêtes féminines et avait assumé de mener une double vie… Peut-être même triple !

 

L’originalité de la grande fresque historico-romanesque écrite par Francesca Melandri est le déroulement de sa narration en sens inverse de la chronologie. Attilio Profeti apparaît d’abord en septuagénaire portant beau, participant en 1985 à une délégation officielle en Ethiopie, un pays qu’il avait quitté précipitamment quarante-cinq ans plus tôt. Que vient-il donc y faire ? On n’en connaîtra l’intégralité des tenants et aboutissants que bien des chapitres plus loin, en l’y retrouvant, dans les années trente, jeune et séduisant officier des troupes coloniales italiennes. Entre-temps, on l’aura vu en go-beetween dans un groupe de promotion immobilière très investi dans la rénovation urbaine à Rome : une reconversion habile et fructueuse dans les affaires, après avoir été l’assistant d’un anthropologue suprémaciste blanc, au sein d’un Ministère des Colonies rebaptisé subtilement, après la guerre, Ministère de la Coopération.

 

Dans cette chronologie à rebours, le lecteur avance comme dans un puzzle. Il ne peut comprendre l’intégralité de certaines péripéties, puisqu’elles découlent d’événements passés qu’il ne connaît pas encore. Leur révélation viendra plus tard, comme des pièces manquantes venant compléter les espaces vides. Un procédé littéraire qui donne du piment à la lecture.

 

J’ai été impressionné par la documentation extraordinairement riche et précise, attestée d’ailleurs par les longues lignes de remerciements à la fin de l’ouvrage. Il se peut toutefois que la profusion de détails, certes instructifs, lasse le lecteur privilégiant les aspects romanesques.

 

Plus haut que la mer, le précédent roman de Francesca Melandri, m’avait profondément ému par son humanité et sa délicatesse. Tous, sauf moi est écrit d’une plume sèche, analytique, comme une série de chroniques documentaires. Pouvait-il en être autrement en exhumant des épisodes peu glorieux de l’Histoire de l’Italie, enfouis au plus profond de la mémoire nationale ? Une mémoire qu’il n’est certainement pas facile d’assumer pour les natifs d’un pays ayant fait une partie de la guerre aux côtés de l’Allemagne nazie et l’ayant terminée dans les bagages de l’armée de libération américaine. 

 

Vers la fin du livre, en découvrant l’enfance d’Attilio accompagnant la montée du Fascisme, j’ai pensé à la chance que j’ai eue, d’avoir été élevé en un lieu et un temps où toutes les idées pouvaient librement s’exprimer. J’ai pu choisir et construire les miennes en conscience. Elles sont ma responsabilité. Qui aurais-je été, si l’on m’avait bourré le crâne ?

 

Avec Tous, sauf moi, Francesca Melandri délivre un message très sombre. Libérés du fascisme et de ses crimes, les Éthiopiens sont tombés sous le joug féroce d’un régime démocratique populaire à la soviétique, avant d’être confrontés plus tard à la famine, à la guerre et aux luttes religieuses. L’Histoire est tragique et ses acteurs sont des monstres.

 

Une petite lueur : l’amour pourrait être un refuge acceptable.

 

DIFFICILE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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Les gratitudes, de Delphine de Vigan

Publié le 20 Mars 2019 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Mars 2019, 

Les livres de Delphine de Vigan rencontrent autant de succès en librairie que dans le monde littéraire. Il faut donc bien qu’un jour, je me décide à en lire un. J’opte pour son dernier roman, Les gratitudes, qui vient de sortir.

 

Le livre est court, cent soixante pages, très aérées. Les dialogues prennent une grande place par rapport à la partie narrative. La lecture est donc fluide, très rapide. Tellement rapide qu’au début, je tourne les pages avec la sensation d’une absence de matière... Un doute me prend : suis-je dans un ouvrage, dont je devrai à nouveau conclure ma critique par une formule du type : « une lecture sympathique, par instant émouvante, mais pas inoubliable » ?

 

Après quelques chapitres, toutefois, les personnages prennent de la consistance. Ils sont trois. Michka est une femme très âgée, sans famille. En perte d’autonomie, elle est contrainte de s’installer dans une résidence pour personnes âgées dépendantes. Face à elle, deux narrateurs, qui interviennent tour à tour : Marie, une jeune femme qui habite l’immeuble où Michka a vécu et qui s’efforce de lui rendre visite régulièrement ; Jérôme, un orthophoniste exerçant dans la maison de retraite, passionné par son métier, aux petits soins pour Michka.

 

La gratitude est le sentiment de reconnaissance que nous éprouvons envers les personnes qui nous ont apporté un bienfait ou rendu un grand service. En exergue, Delphine de Vigan a placé un extrait d’un poème de François Cheng, qui nous rappelle que « tout instant de vie est rayon d’or sur une mer de ténèbres » et qu’il faut savoir dire merci, exprimer notre reconnaissance à celles et ceux qui ont souffert ou qui se sont donné du mal pour que nous soyons vivants et heureux de l’être.

 

Habilement, graduellement, le livre dévoile pourquoi Marie est redevable envers Michka. On découvre aussi ce que Michka doit à une femme et à un homme perdus de vue depuis son enfance. On comprend alors la souffrance muette et inconsciente qu’elle éprouverait à l’idée de quitter ce monde sans avoir pu leur témoigner, d’une façon ou une autre, sa gratitude... Émotion !

 

Avec Jérôme, les choses sont un peu plus floues. Sans doute faut-il comprendre qu’apporter un bienfait est l’occasion d’un accomplissement personnel, ce qui justifie de ressentir de la gratitude pour celle ou celui à qui l’on apporte le bienfait. Jérôme est une personne de grande qualité. Comme Michka et Marie, d’ailleurs, car avec Les gratitudes, Delphine de Vigan nous immerge dans un monde où « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » – à l’exception d’une déplaisante directrice d’établissement qui, grâce à Dieu, n’existe que dans les cauchemars de Michka.

 

Le livre affiche un second exergue, quelques paroles d’une chanson de La Grande Sophie : « Où vont les mots, ceux qui résistent, qui se désistent… ». Michka a des difficultés à s’exprimer. Elle sent que les mots lui échappent et elle leur substitue inconsciemment des mots à consonance voisine. Dans sa résidence, Michka pourrait parler d’« une résignante qui préambule, vêtue d’une robe des champs du dernier choc »… Nous ne pourrions nous empêcher de sourire. Ce ne serait pas méchant, juste nerveux. Et aussi parce ça nous rappellerait quelques gags littéraires des oulipiens, des pataphysiciens, ou, plus récemment, de Frédéric Dard et de Gary/Ajar.

 

D’ailleurs, lors de leur unique rencontre, dans les toutes dernières pages, Marie et Jérôme ne se privent pas de partager un sourire en évoquant les drôles de mots de Michka. Un partage qui les rapproche. L’auteure nous laisse libre d’en imaginer les suites possibles… Tout en nous laissant dans l’ambiguïté sur la personnalité de Jérôme, renié par son père…

 

Ce qui arrive à Michka n’est pourtant pas drôle. C’est le grand âge, la vieillesse, … un naufrage, disait Chateaubriand, bien avant de Gaulle. Certains y échappent. J’en connais, ils me lisent. J’espère que je leur ressemblerai. Car le futur n’est plus si lointain.

 

Finalement, je confirme. Une lecture gentillette, incontestablement émouvante, pas inoubliable.

 

FACILE     ooo   J’AI AIME

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Sérotonine, de Michel Houellebecq

Publié le 20 Mars 2019 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Mars 2019, 

En France, on a l’habitude des stars clivantes, des personnalités adulées par les uns et détestées par les autres, comme Serge Gainsbourg, Éric Cantona ou Nicolas Sarkozy. Tous trois ont eu leurs heures de gloire, dues à d’immenses qualités. Mais en même temps, le premier déclarait à Whitney Houston chez Drucker avoir envie de la baiser ; le second injuriait les sélectionneurs ou sautait dans les tribunes pour cogner les spectateurs ; et le troisième prétendait nettoyer certains quartiers au Karcher.

 

Michel Houellebecq est de cette engeance. On l’aime moi non plus. On ne sait pas si son franc-parler est visionnaire ou s’il dénote une incontrôlable envie de choquer. Et parmi ceux qui en parlent et clament qu’il est le meilleur ou le pire écrivain français, nombreux sont ceux qui ne l’ont même pas lu.

 

Je fais partie de ceux qui ont lu les romans de Houellebecq et je considère que c’est un grand écrivain. Ses personnages, ou plutôt, soyons précis, son personnage principal habituel est particulièrement bien croqué et tout à fait crédible. Les péripéties imaginées par l’auteur sont toujours surprenantes, bien qu’inspirées de l’air du temps, voire prémonitoires. Ses commentaires anecdotiques sont ravageurs. Son humour, très politiquement incorrect, est souvent irrésistible. Son écriture est fluide et subtile, bien que proprement transgressive.

 

Sérotonine commence fort ! C’est du Houellebecq pur jus, avec, dans les premiers chapitres, des passages « trash », très drôles, d’autant plus drôles qu’on en imagine la lecture par des personnes trop bien élevées, contraintes de jongler avec des bites et des chattes à qui mieux mieux…

 

L’un dans l’autre !... me direz-vous…

 

Comme à chaque fois, le personnage principal et narrateur semble être un avatar de l’auteur, – en tout cas, c’est ce que celui-ci voudrait nous faire croire –, un homme plutôt médiocre et conscient de sa médiocrité. Florent-Claude est un ingénieur agronome de quarante-six ans. Ce Français moyen « fume des clopes et roule au diesel », pour reprendre la qualification récente d’une catégorie sociale du pays. Il boit aussi beaucoup. A la différence des précédents romans de l’auteur, il a dépassé le stade de la médiocrité et assume, toute honte bue, un mépris de soi qui l’amène à se laisser doucement tomber dans le néant.

 

Au fait, qu’est-ce que la sérotonine ? Cette hormone sécrétée par l’homme contribue à réguler son équilibre psychique. Florent-Claude est justement en manque de sérotonine et il prend un mystérieux antidépresseur pour compenser. Effets secondaires : perte de la libido et impuissance sexuelle. Pas grave ! Il a renoncé aux femmes, après avoir fait suffisamment de gâchis sur le sujet. Les regrets ne sont pas porteurs d’espoirs.

 

Professionnellement, rien ne l’intéresse plus non plus. Après avoir été cadre chez Monsanto, le groupe agrochimique américain symbole du capitalisme le plus cynique, il est entré dans l’administration française, où il a le sentiment d’avoir raté toutes ses missions.

 

Il perçoit avec lucidité les malaises de la société actuelle, lourdement réglementée et en même temps dangereusement libérale, mais il n’a pas assez d’énergie pour réagir. Il n’essaie même plus de comprendre les argumentaires politiques des uns et des autres, où il n’entend que des clichés rebattus. Il avoue d’ailleurs confondre République En Marche et France Insoumise… De quoi faire hurler de rire certains et hurler de rage les autres.

 

L’auteur pointe les difficultés rencontrées par les agriculteurs, met en scène des affrontements tragiques avec les forces de l’ordre, mais il n’a pas anticipé un mouvement aussi complexe que celui des gilets jaunes. Du coup, Sérotonine n’apparaît pas aussi ancré dans l’actualité que ses précédents romans.

 

L’écriture est caractéristique de Houellebecq. La syntaxe et la ponctuation sont directement inspirées du langage parlé, ou plutôt du langage intérieur, car tout le livre n’est qu’un monologue, une longue plainte silencieuse, ressassée par un homme en désagrégation dans un monde en désagrégation.

 

Mais qu’on aime ou qu’on n’aime pas Michel Houellebecq, il faut être sincère. Malgré quelques fulgurances égrillardes, parfois hilarantes, le fidèle lecteur que je suis se donne le droit d'être déçu par un opus qui ne renouvelle rien, et où il a trouvé un brin de platitude dans les intrigues, les professions de foi et les mots d’esprit.

 

GLOBALEMENT SIMPLE     ooo   J’AI AIME

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Martin Eden, de Jack London

Publié le 5 Mars 2019 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Mars 2019, 

Jack London (1876-1916), c’était pour moi Croc-Blanc et L’appel de la forêt (titre original : The call of the wild). Je ne voyais en lui qu’un auteur de livres pour la jeunesse, un écrivain de la nature et des espaces sauvages. En m’intéressant à Martin Eden, un épais roman d’aventures publié en 1909, je découvre que Jack London était bien plus que cela et que sa propre vie a été un roman d’aventures et d’expériences détonnantes. D’où la question : Martin Eden serait-il un roman autobiographique ? Non, prétendait l’écrivain. Il présentait pourtant de flagrantes similitudes de parcours avec son personnage.

 

San Francisco, début du vingtième siècle. Né dans la misère et très tôt livré à lui-même pour survivre, Martin Eden, vingt ans, a bourlingué comme matelot sur la plupart des mers et des océans du globe. Son physique musculeux, son ouverture d’esprit et son caractère bonhomme lui valent un certain succès auprès des femmes et des hommes de son milieu social. Dur à la peine, amateur de bagarres et de beuveries jusqu’à plus soif, il se montre un compagnon joyeux, toujours prêt à faire la fête dans les bars des bas-fonds de San Francisco, comme dans les bouges des ports d’escale.

 

Inopinément introduit dans une famille de grands bourgeois, il tombe raide dingue de leur fille, Ruth, une étudiante en littérature dont la beauté éthérée, les manières élégantes et la culture raffinée le fascinent. Ruth n’est pas indifférente au physique viril de Martin, mais elle est choquée par ses frusques minables, ses manières gauches et sa façon grossière de s’exprimer. Tous deux prennent conscience du fossé social et culturel qui les sépare.

 

Qu’à cela ne tienne ! Martin dispose d’une incroyable confiance en ses capacités : rien ne lui paraît impossible. Résolu à conquérir Ruth, il décide d’apprendre les bonnes manières et d’atteindre un niveau de connaissances qui lui permettra de se fondre dans le monde de sa bien-aimée. Pendant des mois, il travaille d’arrache-pied, ratissant les bibliothèques, ingurgitant encyclopédies, dictionnaires, grammaires, dévorant tous types d’ouvrages, poésie, philosophie, économie, mathématique, sciences… Ruth est épatée par ses progrès, mais cela suffit-il ?

 

Prenant conscience de l’originalité de son vécu de bourlingueur, Martin se propose de le raconter par écrit. Voilà ! Son avenir est tout trouvé, il sera écrivain, une manière comme une autre de gagner sa vie. Mais pour l’heure, il loge dans une chambre insalubre et ne mange pas à sa faim.

 

Martin ne rencontre pas le succès naïvement escompté, ni auprès des revues littéraires auxquelles il soumet ses textes, ni auprès de Ruth qui lui suggère de trouver plutôt un métier lui permettant de fonder une famille. Il en faudrait plus pour décourager le jeune homme qui décide alors de s’investir totalement dans l’écriture, travaillant jour et nuit à la production de nouvelles, de romans, de contes, de poèmes, d’essais… Il vit dans la misère, mais comme un joueur croyant à son va-tout, il reste persuadé que le prochain ouvrage sera le bon.

 

Las, aucun résultat !... Toutes et tous finissent par se détourner de lui, d’autant plus que Martin, parvenu à un niveau de savoir et de culture hors du commun, constate l’insignifiance intellectuelle des notables proches de Ruth et n’hésite pas à leur clouer le bec.

 

Un jour, alors que lui-même n’y croit plus, l’un de ses textes est publié dans une revue. Les lecteurs sont enthousiastes, la revue en redemande, d’autres se manifestent, les éditeurs se précipitent. C’est le succès, immense. Gloire et fortune. Toutes et tous reviennent précipitamment vers lui…

 

Mais quelque chose est cassé chez Martin. Pourquoi toutes ces invitations, à quoi riment ces témoignages d’estime et d’admiration, que signifient ces déclarations d’amitié et d’amour ? « Il y a quelques semaines, j’avais faim et j’étais en haillons… et pourtant, j’étais le même ! » ne cesse-t-il de ressasser… C’est trop tard, tout cela ne l’intéresse plus…

 

La lecture de Martin Eden est très agréable. La personnalité du héros est attachante, son idylle avec Ruth est mignonnette. Sa critique du monde de l’édition et celle de la haute société citadine sont savoureuses. Un siècle plus tard, elles ne paraissent pas démodées.

 

Jack London fut l’un des premiers écrivains américains à faire fortune grâce à son œuvre. Mais déçu par la vanité et l’inconsistance des cénacles bourgeois qui prétendaient l’adouber, il resta fidèle aux combats politiques de sa classe sociale d’origine. Il est même devenu une icône du socialisme. Dans Martin Eden, Jack London voulait dénoncer l’individualisme forcené du self-made-man américain, dont il est pourtant lui-même une illustration. Des contradictions douloureuses qui ne seront pas sans incidence sur son alcoolisme, ses dépressions et une mort mystérieuse à l’âge de quarante ans.

 

GLOBALEMENT SIMPLE     ooooo   J’AI AIME PASSIONNEMENT

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Washington Square, de Henry James

Publié le 5 Mars 2019 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Mars 2019, 

Né américain en 1843 à New-York, Henry James est mort naturalisé britannique en 1916 à Londres, où il s’était établi après avoir longuement voyagé entre l’Amérique et l’Europe. Issu d’une famille riche, cultivée et puritaine, Henry James a voué sa vie à la littérature. Fasciné par le mystère des choses et la complexité des êtres, il a coutume de laisser ses personnages, qu’il considère comme imprévisibles, tracer tous seuls leur destinée.

 

Son livre le plus connu, Le tour d’écrou, que j’ai lu il y a longtemps, flirte avec le fantastique, un genre que je n’apprécie pas trop. L’œuvre d’Henry James est suffisamment vaste pour offrir des opportunités de lectures plus traditionnelles

 

Washington Square, publié en 1880, est l’un de ses premiers romans. Inspiré par le travail de Balzac dans la Comédie Humaine, Henry James dépeint la société new-yorkaise dans une comédie dramatique de facture réaliste, mettant en scène quatre personnages principaux : une jeune femme à marier, son père, une tante intrigante et un prétendant. Qui sont-ils ?

 

Commençons par le prétendant, un très bel homme d’une trentaine d’années. Morris Townsend ne manque pas de charme, d’entregent, ni de confiance en lui. Les manières sont avenantes, le verbe facile. Mais sans fortune, ni situation, il pourrait n’avoir pour projet que d’épouser une jeune femme riche. C’est en tout cas ce que semble être son ambition.

 

Catherine Sloper est la fille d’un médecin prospère, renommé à New-York. A vingt-deux ans, elle vit avec son père dans une belle maison de Washington Square, un quartier chic et tranquille. Elle est l’expression typique de ce qu’on appelle un beau parti. Mais c’est une jeune femme au physique banal, à l’intelligence moyenne, à la conversation insipide. Plutôt naïve, timide et effacée, elle n’a jamais été courtisée. Elle est donc vulnérable.

 

Le Docteur Sloper est un homme de principe, hautement conscient de son statut, de ses valeurs et de sa fortune. Ayant perdu très tôt sa femme et un petit garçon, il ne lui reste que Catherine. Lucide, il ne se fait guère d’illusions sur les attraits physique et intellectuel de sa fille, à qui il a la fâcheuse habitude de toujours adresser la parole sur un ton ironique. Mais qu’un homme puisse tenter de la séduire pour ce qu’on appelle ses espérances, est une idée qui le révulse.

 

Mrs Penniman – Tante Alvinia – est la sœur du Docteur Sloper. Veuve et désargentée, elle a été prise en charge par son frère et est hébergée à Washington Square. Soucieuse de se montrer utile, elle se targue d’avoir contribué à l’éducation de Catherine, à laquelle elle est très attachée. Romantique frustrée, elle ne cesse de s’interposer entre Catherine et Morris, s’efforçant de manipuler secrètement leur romance, souvent maladroitement et à contretemps.

 

En dépit des longueurs et de la lenteur des actions, j’ai suivi avec plaisir et intérêt – comme au théâtre ! – l’intrigue qui se développe entre les quatre personnages, me demandant s’ils arriveraient à briser l’espèce de carapace de verre dans laquelle l’auteur a enfermé leur personnalité. Il aurait peut-être suffi qu’un seul y parvienne, pour bousculer la destinée à laquelle, sinon, Catherine et Morris ne pouvaient pas échapper.

 

Parfaitement traduit, le texte est d’une limpide pureté syntaxique et d’une grande précision lexicale. La lecture est fluide. Les petites particularités des personnages sont décrites avec subtilité, l’humour étant sous-jacent du début à la fin.

 

L’auteur a choisi de confier la narration à ce qu’on appellerait un « observateur omniscient », un personnage invisible qui n’intervient pas dans l’intrigue, mais qui assiste à toutes les scènes, qui connaît le passé de chaque personnage actif, entend leurs pensées, ressent leurs émotions et note leurs stratégies. Le lecteur suit donc en direct les réactions de chacun.

 

Mais comme on l’a dit, les personnages d’Henry James restent imprévisibles et maîtres de leurs choix. Le narrateur n’est qu’un observateur. Comme le lecteur.

 

GLOBALEMENT SIMPLE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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Face à face : Les Piliers de la Terre, de Ken Follett

Publié le 20 Février 2019 par Ode dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Février 2019,

En 2013, Ode publiait sur Babelio la chronique suivante :

 

Du haut de leur millier de pages, Les Piliers de la Terre (The Pillars of the Earth) ont remué les fondations du roman historique !

 

Fort de son expérience dans le domaine du roman d'espionnage et du thriller psychologique, Ken Follett signe en 1989 un ouvrage qui renouvelle les codes de la fiction historique, pour la populariser façon grand spectacle et tenir le lecteur en haleine de bout en bout. C'est le début d'un succès incontestable qui le fera devenir un des maîtres du genre.

 

Comme quelques écrivains du XIXe siècle, il choisit pour cette grande fresque une des périodes les moins connues du grand public, à savoir le Moyen Âge. C'est à la fois un risque, car le thème pourra rebuter certains, mais aussi un avantage, car peu d'auteurs s'y aventurent et rares sont les lecteurs capables de déceler des erreurs ou des anachronismes. Signalons toutefois que Ken Follett fait relire ses textes à des historiens, ce qui assoit sa crédibilité.

 

Pour ma part, j'ai justement choisi cet ouvrage parce qu'il traite du Moyen Âge – ma période de prédilection. Les piliers de la Terre sont en réalité ceux des cathédrales que les hommes du XIIe siècle érigent un peu partout à la gloire de Dieu. A travers le destin de Tom le bâtisseur, de Jack, son successeur, et du prieur Philip à l'origine de la cathédrale (fictive) de Kingsbridge, Ken Follett leur rend un formidable hommage. La rivalité entre le prieuré de Kingsbridge et le comté de Shiring est passionnante, et les personnages de Jack et Aliéna (la fille de l'ancien comte de Shiring) romanesques à souhait.

 

Si l'auteur ne nous épargne aucune violence sur l'époque (par exemple, le prologue s'ouvre sur une cruelle scène de pendaison...), il ne tombe pas pour autant dans les clichés. Cette dureté est contrebalancée par des élans spirituels et des protagonistes animés de préoccupations qui ne détonneraient pas dans notre monde moderne. Les luttes de pouvoir, intrigues politiques et courses à la richesse sont exercées par des religieux (comme le sournois Waleran Bigod), des seigneurs (tel l'infâme William Hamleigh) et des monarques qui, bien loin de protéger leurs sujets, ne cultivent que leurs intérêts personnels. Toutefois, et c'est un peu la marque de fabrique de Ken Follett, ses personnages demeurent manichéens : les gentils le restent désespérément et les méchants inexorablement, jusque dans la tombe.

 

L'influence des thrillers et des romans d'espionnage est palpable dans l'efficacité de l'intrigue qui ménage de fréquents rebondissements et changements de perspective afin d'attiser l'attention – et la tension – des lecteurs. Le style est vivant et la narration suffisamment élaborée pour permettre plusieurs registres de lecture : aventure, documentaire sur l'histoire d'Angleterre, précis d'architecture ou d'économie médiévale, roman d'amour, thriller politique... selon les goûts de chacun(e).

 

Les Piliers de la Terre ont donné lieu à une adaptation télévisée en plusieurs épisodes : je ne saurais que trop vous conseiller de privilégier le livre, bien plus riche et subtil à mon goût. Oui, c'est un pavé... mais bien petit à côté de tous ceux qu'il a fallu pour bâtir ces monuments célestes.

 

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Face à face : Les Piliers de la Terre, de Ken Follett

Publié le 20 Février 2019 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Février 2019,

En 2016, je publiais la chronique suivante:

 

N’ayant jamais lu Ken Follet, au grand dam d’amis amateurs inconditionnels de cet auteur, je m'étais lancé dans Les Piliers de la Terre.

 

Impressionnant par son épaisseur, le livre se présente comme une grande fresque romanesque, sur fond historique de guerre civile dans l’Angleterre du douzième siècle. Une sorte d’épopée inspirée par le projet de construction d’une cathédrale dans le petit bourg de Kingsbridge, et dont les péripéties, portées par un petit noyau de personnages principaux, se développent sur plusieurs décennies.

 

Parmi ces personnages, il y a Philip, le prieur du monastère, commanditaire du projet, véritable autorité locale tant spirituelle que temporelle, Tom dit « le bâtisseur », maître d’œuvre de la construction, Jack, qui lui succèdera, ainsi qu’Ellen et Aliena, deux femmes dont la beauté suscite désir et amour et dont la forte personnalité rayonne sur leur entourage. Tous ceux-là sont les « Bons ». Ils débordent de sentiments nobles ; ils sont bienveillants, justes (mais sévères !), francs, loyaux, courageux ; ils s’attachent au bonheur de leurs proches. Dans leurs luttes pour la réussite du projet et la survie de Kingsbridge, ils font parfois preuve de naïveté, mais avec le temps, ils progressent en lucidité et déjouent finalement la plupart des machinations ourdies contre eux...

 

En face, les « Mauvais », autour de William et de l’évêque Waleran. Opposés à la construction de la cathédrale, ils se montrent haïssables du début jusqu’à la fin. Ils n’obéissent qu’à de viles motivations : la cupidité, la vanité, la jalousie, la vengeance... Ils sont sournois, lâches, dénués de pitié (sauf envers eux-mêmes), dominés par des pulsions qu’ils sont incapables de dominer. Ainsi sont-ils fréquemment en train de blêmir, bouillir, bouillonner, écumer ou étouffer de fureur, de rage, de haine ou de honte... Le lecteur attend fébrilement qu’ils soient durement châtiés... Patience !...

 

L’ouvrage, très long, est d’une grande cohérence et le fil des péripéties très facile à suivre. L’écriture est claire et transparente. L’auteur en accélère habilement le rythme lors des moments dramatiques ; je m’y suis volontiers laissé prendre, ma tension augmentant avec l’amoncellement des épreuves et des menaces sur les « Bons », puis se détendant lors des passages plus paisibles. Mais l’intensité baisse avec la répétition. Dans la dernière partie, les offensives lancées par les « Mauvais » laissent un arrière-goût de déjà vu... Même plus peur !!...

 

Le livre – c’est l’un de ses mérites ! – offre une bonne évocation de la vie quotidienne au Moyen Âge, mais j’ai trouvé excessive et fastidieuse la profusion de détails documentaires sur l’architecture, le négoce ou l’artisanat. J’ai eu l’impression de lire des scripts collectant des indications descriptives de mises en scène...

 

J’ai été agacé par certains passages, notamment quand l’auteur explicite – et rabâche ! – la psychologie des personnages, leurs réflexions ou leurs états d’âme, avec tellement de détails simplistes évidents, que cela donne le sentiment qu’il dénie toute finesse à ses lecteurs au point de devoir coûte que coûte leur mettre les points sur les i !

 

Il manque pour moi, dans ce livre, un peu de poésie, de profondeur et de mystère. Au final, Les Piliers de la Terre est un bon gros livre d’aventures, qui se lit facilement avec une émotion et un intérêt réels, mais dont les effets s’atténuent graduellement au fil des chapitres.

 

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Grand frère, de Mahir Guven

Publié le 7 Février 2019 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Février 2019,

Je ne suis pas du genre à tomber en extase à tort et à travers. Mais là, avec Grand frère, j’ai été bluffé ! Bluffé par l’effervescence étourdissante de ce roman social et psychologique, dont la fin est aussi haletante qu’un thriller. Bluffé dès les premières pages, car ce qui frappe au premier abord dans ce livre, c’est la langue.

 

Une langue qui explose à la figure, qui coupe le souffle. Une langue brutale, mais émouvante, car on n’y trouve nulle haine. Juste de la colère et de l’amour au bord de l’ébullition. Une langue inspirée de celle des jeunes des banlieues, des cités, celles du neuf-trois, car c’est là qu’ont été élevés les deux narrateurs du roman, deux frères franco-syriens. Un univers social que connaît bien l’auteur, Mahir Guven, né apatride à Nantes d’une mère turque et d’un père kurde, tous deux réfugiés.

 

Une vie en HLM, ça n’était pas vraiment ce qu’envisageait le père de nos deux narrateurs, lorsqu’il avait quitté sa Syrie natale, dans les années quatre-vingt, pour terminer ses études à Paris. Dans le contexte socio-économique que nous connaissons, il a malheureusement dû se contenter d’une carrière d’artisan taxi. Le daron – comme on dit dans la langue de ses fils – est un homme entier, pénétré de certitudes, profondément laïque malgré une éducation musulmane. Maman, une femme douce originaire de Saint-Malo, est morte subitement devant ses fils encore enfants. Dix-huit ans plus tard, c’est comme si c’était hier. Ce qui reste d’elle, hormis le chagrin, c’est l’amour.

 

L’amour de la famille ! La famille importe avant tout, même si le daron ne comprend rien à ses fils. Et entre ceux-ci, Grand frère et Petit frère, c’est à la vie à la mort. Depuis que maman est partie, rien ne compte plus pour l’un que l’autre. Ils se comprennent et savent ce que l’autre ressent sans se parler, sans même se regarder.

 

Grand frère est chauffeur VTC affilié à une plateforme, une trahison pour le daron, un plan B acceptable pour ceux qui, dans les quartiers, n’ont pu réussir dans le foot ou la musique. Dans les chapitres dont il est le narrateur, au volant de sa japonaise noire, il commente avec un humour teinté d’amertume le quotidien de précarité, de trafics, de prêches islamiques et de menaces policières dans lequel il zigzague avec ses potes. Il finit par dévoiler, au compte-gouttes, les turpitudes les plus inavouables de son passé et les lésions probablement irréversibles résultant de son addiction au bédo, au cône, au pilon, à l’oinj, au sbah, au spliff, au tonton…

 

Vous ne comprenez pas ?... Mais moi non plus, je ne savais pas qu’il y avait autant de mots pour dire « un joint ».

 

Petit frère est infirmier. Soigner les gens est une vocation pour cet idéaliste. Il travaillait en salle d’opération dans un grand hôpital parisien. Il raconte comment, à l’insu et au grand dam du daron et de son grand frère, il s’est engagé dans une ONG humanitaire musulmane, qui l’a fait passer en Syrie, là où sont ses racines. Son vœu : apporter ses services de soignant aux populations civiles martyrisées par les troupes de Bachar el-Assad. Mais les ONG se font phagocyter par l’état islamique et les deux parties s’entretuent au même cri d’Allahou Akbar. Petit frère, plus idéaliste que jamais, est désorienté par ce qu’il découvre. Que faire ? Lui est-il possible de rentrer en France ? Et comment ?

 

Le fait est qu’il est rentré, et Grand frère – on ne se refait pas ! – fera tout pour l’aider… jusqu’au moment où un doute terrifiant le saisit… 

 

Le roman vire au thriller, d’autant plus crispant et oppressant, que l’on ne le voit pas venir. Des retournements de situation à couper le souffle.

 

Et comment reprendre son souffle, si ce n’est en prenant conscience, dans les toutes dernières pages de ce livre génial, que tout est littérature ?

 

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Là où les chiens aboient par la queue, d'Estelle-Sarah Bulle

Publié le 7 Février 2019 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Février 2019,

Nous avons tous des racines. Il arrive qu’elles soient ancrées très loin, sur une autre terre, sous un autre ciel, à des milliers de kilomètres de là où la vie nous a installés. Il arrive aussi qu’on porte sur soi l’image de ses racines. C’est le cas d’Estelle-Sarah Bulle, une jeune mère de famille, née en Île-de-France, où elle est vit et travaille comme consultante. Son père est guadeloupéen.

 

Il avait quitté son île natale à la fin de l’adolescence et retrouvé en région parisienne ses deux grandes sœurs, nommées curieusement Antoine et Lucinde, pour qui, depuis toujours, il n’a jamais été que « Petit-Frère ». Antoine, Lucinde et Petit-Frère n’ont jamais mené parcours commun, mais la vie les a tous trois conduits de Morne-Galant à Paris, avec entre-temps, une étape de plusieurs années à Pointe-à-Pitre.

 

Morne-Galant, voilà les racines d’Estelle ! Un lieu isolé en Guadeloupe, un lieu où perdurent les légendes créoles, un lieu où l’on dit que les chiens aboient par la queue, sans que cette expression ait une signification concrète. C’est là qu’Hilaire, le grand-père d’Estelle, une force de la nature fantasque et solitaire, choisira de rester jusqu’à sa mort à l’âge de cent cinq ans, subsistant grâce aux maigres ressources d’une petite plantation de canne à sucre et de l’élevage de quelques bovins.

 

Au cours des années, la nièce – c’est ainsi que la narratrice se présente – a fait parler ses tantes et son père. Elle a recueilli leurs souvenirs, leurs confidences, leurs versions personnelles des disputes qui les ont opposés. Une matière suffisante pour écrire un livre, histoire d’affirmer sa part d’identité antillaise et de graver dans le marbre la mémoire de la famille.

 

Les chapitres sont consacrés tour à tour à chacun. Mais seule la tante Antoine peut se prévaloir d’aventures véritablement romanesques. Cette grande et belle femme, peu soucieuse de son accoutrement vestimentaire, aura jalousement préservé son indépendance de célibataire. Particulièrement audacieuse et débrouillarde, elle saura toujours retomber sur ses pattes, n’ayant jamais hésité à « franchir la ligne jaune » si nécessaire, à chaque fois sans conséquence… heureusement pour elle ! Une absence de scrupules qui contraste étonnamment avec une piété profondément mystique.

 

Il n’y a pas d’intrigue romanesque globale dans Là où les chiens aboient par la queue. Au-delà de quelques anecdotes amusantes, on y trouve un digest de l’histoire moderne de la Guadeloupe.

 

Dans les années cinquante et soixante, tout a changé aux Antilles. Le développement du transport aérien les a rapprochées de la Métropole. L’économie, traditionnellement fondée sur la canne à sucre, l’agriculture fruitière et les industries de leur transformation, a basculé vers le tourisme. Les bidonvilles ont disparu au profit d’hôtels et de HLM, l’administration française ayant importé ses méthodes d’urbanisation. Elle s’est aussi efforcée d’imposer ses écoles, sa pensée et ses valeurs.

 

Mais la société locale est restée structurée en castes assises sur les origines et la couleur de la peau. Les inégalités sont flagrantes. Des manifestations sont durement réprimées. De nombreux jeunes Noirs, comme Antoine, Lucinde et Petit-Frère, préfèrent rejoindre la Métropole, où le pays qu’ils vénèrent, leur pays, la France, leur laisse entendre qu’ils trouveront de meilleures opportunités pour construire une vie heureuse. En fait, au plus fort des trente glorieuses, elle avait surtout besoin de main-d’œuvre.

 

L’écriture est fluide, plaisante, agrémentée d’expressions créoles qui confèrent au livre un ton chantant pittoresque, poétique, chaleureux. On y apprend des choses intéressantes sur la Guadeloupe et les Guadeloupéens, mais on ne peut pas parler de récit captivant.

 

Considérons que ce premier opus est un exercice de style réussi et qu’il faudra confirmer.

 

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