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ça va mieux en l'écrivant !...

... ENCORE FAUT-IL LE LIRE AVANT !

romans

Houris, de Kamel Daoud

Publié le 7 Octobre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Octobre 2024,

« Est puni d’un emprisonnement…, quiconque, qui par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilisera ou instrumentalisera les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire…. Les poursuites pénales sont engagées d’office… » Signé : la charte pour la paix et la réconciliation nationale.

En d’autres termes, il est interdit en Algérie de mentionner l’effroyable guerre civile qui opposa pendant dix ans, jusqu’en 2002, le gouvernement, l’armée et des milices paramilitaires, à plusieurs organisations terroristes islamistes, dont le GIA, un épouvantable gang d’égorgeurs sévissant au nom d’Allah. Une guerre qui aurait officieusement fait deux cent mille morts ! Mais chut ! La totalité des crimes de la période ont été amnistiés… et l’on ne peut pas parler de ce qui n’a pas existé !

Kamel Daoud utilise couramment sa plume — notamment dans ses chroniques hebdomadaires du Point — pour dénoncer l’obscurantisme, la soumission et les idéologies mortifères islamistes, ainsi que le système de pensée antifrançais des institutions algériennes. Ses convictions lui ont valu par le passé d’être en butte à une fatwa et d’être considéré comme indésirable dans son pays natal.

Il reste conforme à sa ligne dans Houris, le roman qu’il vient de publier. (Sache, lectrice, lecteur, que dans la mythologie coranique, une houri est une vierge céleste du paradis.) Dans son livre, Daoud donne la parole à Aube, une jeune citadine d’Oran aux yeux envoûtants. Elle arbore au cou une longue cicatrice, comme un sourire monstrueux allant d’une oreille à l’autre. Elle respire au travers d’une canule implantée dans sa gorge et sa voix est un souffle à peine audible. Sa narration est un long monologue silencieux adressé à la petite fille à naître qu’elle porte.

Aube avait vu le jour dans un village de montagne, en pleine guerre civile. Au cours de la dernière nuit du XXe siècle — elle avait alors cinq ans — sa famille avait été attaquée par un commando de fanatiques. Comme ses parents et sa sœur, elle avait été sauvagement égorgée, mais avait échappé miraculeusement à la mort, marquée à vie par sa blessure et traumatisée par la perte des siens.

Vingt ans plus tard, tourmentée par la culpabilité d’avoir survécu à sa sœur, elle décide de partir en pèlerinage dans son village natal, où elle n’était jamais revenue. Une sorte de road trip ! Voilà qui, en Algérie de nos jours, reste pour le moins inusuel, à défaut d’être dangereux, pour une jeune femme circulant seule, vêtue à l’Occidental et affichant de surcroît sur son visage les stigmates indiscutables de ce dont il est interdit de se souvenir ; tout cela, par-dessus le marché, le jour de la fête de l’Aïd, alors qu’on égorge les moutons à tour de bras !

Je te préviens, lectrice, lecteur, lire Houris est fascinant, oppressant, confondant. L’auteur est très imaginatif et les aventures d’Aube sont multiples et inattendues. Son angoisse existentielle va t’envahir : où sa quête la mène-t-elle, qu’arrivera-t-il au fœtus qu’elle porte ? Tu t’inquièteras aussi de ses rencontres : un amateur de livres hypermnésique et bavard, une ancienne esclave sexuelle de terroristes, un iman trafiquant de la viande d’âne… D’une façon générale, les hommes de ce pays semblent avoir un réel problème avec les femmes.

Aube garde de vagues souvenirs de son lointain et tragique passé. Les scènes d’égorgement sont carrément insoutenables… Mais qui peut donc imaginer un Dieu portant une colère telle contre les hommes, qu’il ne se satisfait pas du bélier immolé jadis par Ibrahim (Abraham) ni des millions d’offrandes de moutons sacrifiés chaque année ?

La langue de l’auteur est riche, raffinée, très imprégnée de poésie et de symbolisme oriental ; elle devient par instant hermétique, il m’est arrivé de me perdre dans ses méandres, comme il y a une dizaine d’années, dans Meursault, contre-enquête, un roman dans lequel Kamel Daoud donnait la réplique à l'Albert Camus de 1942, auteur de L’Etranger.

Pour Aube, tout s’apaise au dernier chapitre : une plage d’Oran sous le soleil, au bord de la grande bleue.

DIFFICILE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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Les Guerriers de l'hiver, d'Olivier Norek

Publié le 7 Octobre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Octobre 2024, 

Ignorée des manuels scolaires d’histoire, une guerre acharnée confronta la petite Finlande à l’immense Russie pendant les cent jours de l’hiver 1939-1940. Trois millions d’habitants versus cent soixante-dix millions ! De véritables héros s’y révélèrent, méritant que leur histoire soit racontée. De méprisables personnages s’y manifestèrent, il est juste qu’ils soient montrés du doigt. Auteur renommé de polars et ancien capitaine de police, Olivier Norek s’est intéressé à ce conflit oublié, ce « cold case ». Pour écrire Les Guerriers de l’hiver, il a mené l’enquête en Finlande pendant plusieurs mois.

Cold ! On ne croit pas si bien dire. La Finlande est couverte de forêts et de lacs, gelés tout au long des mois d’hiver. Le thermomètre descend à moins trente, parfois à moins cinquante degrés, une température dont tu ne peux pas, lectrice, lecteur, imaginer le ressenti.

Sous tutelle russe jusqu’en 1917, la Finlande avait profité de la révolution d’Octobre pour arracher son indépendance. Vingt-deux ans après, Staline émit le souhait de la réintégrer dans le giron soviétique. Le gouvernement finlandais s’y opposa. Convaincu de l’invincibilité de l’Armée rouge, le dictateur lançait alors l’invasion du petit Etat voisin, persuadé que trois semaines plus tard, il serait en mesure d’être reçu triomphalement à Helsinki.

Ça ne t’évoque rien, lectrice, lecteur ? Tu penses bien sûr à l’« opération spéciale » de Poutine en Ukraine. L’URSS est redevenue Russie, mais rien n’a vraiment changé dans les méthodes de ses dirigeants. Et dans Les Guerriers de l’hiver, tu verras que les similitudes ne s’arrêtent pas là.

À l’instar de l’auteur, tu auras tendance à accorder ta sympathie à David contre Goliath, au petit Poucet face à l’Ogre. Côté finlandais, tu apprécieras une nation faisant bloc contre l’envahisseur, la solidarité absolue de combattants déterminés à défendre leur terre. Côté soviétique, tu observeras des officiers tétanisés par la crainte de déplaire au grand chef. Ils font la guerre sans trop savoir pourquoi, considèrent leurs hommes comme de la chair à canon, et sans le moindre état d’âme, ils envoient au casse-pipe des troupes peu motivées, qui se dérobent à la moindre occasion.

Les stratégies des deux camps sont elles aussi significatives. Les Russes disposent de matériels militaires lourds, puissants, peu adaptés au terrain et au climat. Les Finlandais manquent de tout ; ils attaquent de petites unités ennemies isolées afin d’accaparer leurs armes et leurs équipements. Les officiers russes ne comptent que sur des actions de masse. Au bout du suspense, leurs plans présumés subtils sont régulièrement déjoués par les Finlandais, qui retournent à leur avantage les chausse-trappes préparées à leur encontre. Des anecdotes humainement effroyables, mais dont les effets cocasses m’ont fait penser aux cartoons de Bip-bip et vil Coyote… et qui ont été effacées des mémoires soviétiques.

L’auteur enchaîne les narrations sur un ton factuel, équanime, sans y introduire d’affect ni de pathos. Des ciels et des paysages sont décrits d’une plume poétique douce, légère, un peu rimbaldienne. La prose est plutôt académique ; on pourrait presque la qualifier de désuète, si elle ne s’accordait justement à l’époque et au contexte de l’événement, devenu légendaire, mythique en Finlande.

La légende, c’est avant tout celle de Simo Häihä, un tout jeune fermier ayant appris à se servir d’un fusil pour défendre sa basse-cour contre les loups et les renards. S’imposant au front comme tireur d’élite, il reste invisible, allongé dans la neige, ciblant pendant des heures de petits groupes d’ennemis éloignés de plusieurs centaines de mètres, pour les éliminer à coup sûr. Son palmarès — si l’on peut dire — est incroyable. Simo devient un véritable mythe de la résistance finlandaise, tant pour ses compatriotes que pour les soldats russes, qui, terrifiés, le croient invulnérable et le surnomment « la mort blanche ».

Après un peu plus de trois mois, la guerre s’achève par un accord de cession territoriale qui avait été envisagé et refusé avant les hostilités. Quatre cent mille Russes et soixante-dix mille Finlandais sont morts pour rien. Mais le conflit n’aura pas été totalement inutile. Tandis qu’en France, la « drôle de guerre » est sur le point de prendre une tournure plus sérieuse, il aura révélé à Hitler les faiblesses militaires de l’URSS, l’incitant à déclencher l’opération Barberousse, qui contribuera plus tard à l’effondrement du troisième Reich. Qui sait ce que serait devenu le monde sans la Guerre d’Hiver ?

GLOBALEMENT SIMPLE     ooo   J’AI AIME

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Cabane, d'Abel Quentin

Publié le 23 Septembre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Septembre 2024, 

Avec Cabane, publié trois ans après son enthousiasmant Le voyant d’Etampes, Abel Quentin confirme qu’il possède les qualités qui font les grands romanciers : imagination débridée, impertinence critique, variation du rythme, maîtrise du langage, impact narratif, tout cela assaisonné d’une larme d’humour.

Le noyau autour duquel gravite le livre est le Rapport 21, une étude scientifique datant de 1972, simulant l’évolution du système-monde dans les décennies à venir, grâce au traitement informatique de multiples données économiques, environnementales et démographiques. D’après une histoire vraie ! Le Rapport 21 du roman est la reproduction presque à l’identique du célèbre Rapport Meadows, commandité à l’époque par le Club de Rome, un think tank précurseur de la notion de développement durable. La conclusion était terrifiante : dans la logique des données prises en compte, les simulations prévoyaient, pour le milieu du XXIe siècle, un effondrement des conditions de vie de la population.

Malgré son aspect documentaire historique, Cabane est un roman. Les quatre auteurs du Rapport 21 sont vaguement inspirés de la réalité, mais ce sont en fait des personnages fictifs, imaginés par Abel Quentin. Au temps du Rapport 21, ils étaient de jeunes chercheurs, des universitaires n’ayant pas beaucoup plus de vingt ans. Aujourd’hui, ceux qui vivent encore sont septuagénaires.

A l’achèvement de leurs travaux, ils étaient restés incrédules devant les chiffres et les courbes crachées par leur énorme et surpuissant ordinateur IBM. Après avoir tenté d’optimiser quelques hypothèses, ils avaient dû se rendre à l’évidence : sans une remise en cause massive et immédiate du modèle mondial de production et de consommation, la civilisation allait dans le mur. Pas étonnant que la publication des résultats ait suscité inquiétude, déni, scepticisme ; sans oublier une ferme et claire fin de non-recevoir de la part des milieux industriels et financiers.

L’aspect romanesque de Cabane est consacré aux destinées de ces quatre chercheurs — un couple d’Américains, un Français, un Norvégien — dans les années qui suivent la publication du Rapport 21, jusqu’à aujourd’hui.

L’Américaine Mildred Dundee avait imposé sa forte personnalité aux trois autres. Clairvoyante sur l’impact de leurs travaux, elle les assumera elle-même, endossant les oripeaux de militante écologiste, volant (!) de congrès en congrès pour argumenter, en compagnie de son mari, Eugene, plus enclin, pour sa part, à se refermer sur son univers de scientifique. Déçus, ils finiront tous deux par renoncer au combat et se replieront sur des projets personnels vertueux. Trouveront-ils ainsi leur salut ?

Le Français Paul Quérillot est un polytechnicien pragmatique, lucide et cynique. Selon lui, aucune politique de décroissance ne pourra être mise en œuvre : les populations, riches ou pauvres, réclameront toujours davantage de confort et de consommation ; et aucune firme industrielle ne renoncera à développer de nouvelles technologies. Mieux vaut donc profiter du système, mettre en valeur son potentiel personnel, s’enrichir et jouir de la vie.

Reste le Norvégien Johannes Gudsonn, un authentique génie des maths, un être étrange et silencieux, plus à l’aise dans l’abstraction que dans le quotidien. Des quatre chercheurs, son parcours est le plus romanesque et il occupe la moitié des pages de Cabane, par le truchement d’un journaliste, Rudy Merlin, qui enquête sur lui. Retiré en ermite dans une cabane isolée sans confort, il disparaît… avant que Rudy le retrouve, prêchant en « soldat de l’invisible » dans des sphères nihilistes, complotistes, plus ou moins radicalisées. Selon lui, les hommes — producteurs, consommateurs, reproducteurs — commettent de multiples crimes involontaires et inconscients contre la nature et la civilisation. Il préconise donc un contrôle strict des naissances, en ajoutant : « … dans un premier temps ». Glaçant !

Après avoir lu les pages consacrées au Rapport 21, lectrice, lecteur, tu en trouveras peut-être les mises en garde plus pertinentes aujourd'hui qu'il y a cinquante ans. Tu es libre d’en tirer des conclusions personnelles. Mais Cabane est avant tout un roman passionnant, un magistral travail de conception psychologique des personnages, un texte écrit d’une plume experte, sur un ton détaché, parfois empreint de charge satirique, l’auteur jonglant habilement avec les narrateurs.

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Le dernier étage du monde, de Bruno Markov

Publié le 22 Septembre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Septembre 2024, 

Loin des bas-fonds de la pègre, des braquages à main armée et des crimes sanglants, Le dernier étage du monde n’en est pas moins un authentique et passionnant thriller. Il se développe dans un univers bien particulier, celui des consultants en innovation, des multinationales du numérique et de l’intelligence artificielle. Son personnage principal, un jeune homme prénommé Victor, en est à la fois le narrateur et l’instigateur, animé par une implacable détermination de vengeance.

Au terme d’une longue carrière de technicien chez France Telecom, le père de Victor avait été manipulé, harcelé, humilié et poussé au suicide par un jeune consultant très brillant, intervenant dans le cadre de la mutation de l’ancien service public des télécommunications en entreprise privée du numérique (évocation d’une tristement célèbre affaire judiciaire toujours en cours).

Victor a choisi son mode opératoire. Pour avoir la peau du bourreau de son père, devenu le dirigeant influent et admiré d’un cabinet de conseil stratégique en plein essor, il s’y fera recruter, s’efforcera d’attirer l’attention de sa cible, de gagner son estime, sa confiance, peut-être même son amitié. Une fois installé dans son environnement proche, il saura le pousser à la faute, puis précipiter sa chute, en le discréditant à son tour aux yeux de celles et de ceux qui l’auront admiré jusqu’alors.

Pour parvenir à ses fins, Victor doit acquérir certaines compétences. Il devient un as des algorithmes et des technologies de réalité augmentée. Au fil d’un parcours professionnel qui le mène de La Défense à Manhattan, puis à Palo Alto, cœur battant de la Silicon Valley, il comprend que son expertise technique et son savoir-faire ne suffisent pas. Pour gravir, dans la foulée de son ennemi, les marches qui mènent au dernier étage du monde, Victor doit travailler son savoir-être pour le maîtriser à tout instant, s’afficher en séducteur irrésistible, en conquérant sûr de soi, au détriment d’une sensibilité et d’une sentimentalité qui le rendent attachant, mais vulnérable.

Jusqu’à quand Victor pourra-t-il tenir ce jeu dangereux, dans lequel il substitue un personnage artificiel, un réel avatar, à sa vraie personnalité ? N’est-il pas à tout moment menacé d’être démasqué par son ennemi ? Et ne prend-il pas le risque, pour accomplir son objectif de vengeance, de passer à côté d’un authentique bonheur ?

Le contexte technologique de l’intrigue est parfois difficile à saisir, mais peu importe. Son développement te procurera, lectrice, lecteur, une sorte d’angoisse sourde tout au long des quatre cents pages du roman, comme un mal-être addictif qui t’incitera à ne pas relâcher ton attention, en dépit de quelques passages qui te sembleront redondants. Tu apprécieras la rigueur de la syntaxe, la précision du vocabulaire, et tu t’amuseras des anglicismes qui émaillent le texte. Ils sont puisés avec humour dans la novlangue des consultants en stratégie, des financiers du numérique et des apôtres d’une disruption de l’intelligence.

Le livre reprend en fait un thème romanesque courant depuis Balzac et Les Illusions perdues. Abordé, parmi d’autres, par Zola, Scott Fitzgerald, Wolfe, il dresse le parcours flamboyant du jeune surdoué ambitieux, brûlant les étapes de la réussite, avant de se fracasser sur une impasse. A chaque fois, les auteurs installent leur intrigue dans un contexte inspiré des figures héroïques du moment. Au mythe du virtuose de la finance a succédé aujourd’hui celui du visionnaire de l’IA. Qui après lui ?

Consultant en intelligence artificielle et en stratégies de l’innovation, Bruno Markov est longtemps intervenu dans des sociétés du CAC40. Fort de son expérience, son roman attire l’attention sur les dangers de nos modèles de réussite. Nos grandes ambitions sont-elles pertinentes ? Jusqu’au dernier étage du monde, selon des mots prononcés par l’auteur, le tréfonds des âmes recèle « tout un océan primitif de désirs, d’émotions mal digérées, de rêves de gosse et de mythes à propos du bonheur ». Que nous est-il donc permis d’espérer ?

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L'Armée des ombres, de Joseph Kessel

Publié le 2 Septembre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Septembre 2024 

Enrôlé à dix-huit ans dans l’aviation française lors de la Grande Guerre, Joseph Kessel a ensuite construit sa notoriété comme romancier, journaliste, globe-trotter et baroudeur. En 1940, après l’armistice, il rejoint la Résistance, puis gagne Londres et s’engage dans les forces militaires de la France libre réunies autour du Général de Gaulle. Celui-ci souhaitant glorifier l’héroïsme de la Résistance française, Kessel publie en 1943, en pleine guerre, L’Armée des ombres, un livre inspiré de témoignages de combattants clandestins sur le territoire. Des témoignages que l’auteur a transformés en aventures fictives, afin que les intervenants réels ne puissent être identifiés par les polices allemandes et collaborationnistes.

L’auteur dépeint également le quotidien des Français qui vivent sous le joug de l’occupant allemand : les pénuries, la faim, le froid ; la crainte d’une arrestation, la peur des rafles, des mauvais traitements, des exécutions ; mais aussi, dans la tourmente — et il suffisait parfois d’un échange de regards pour la percevoir —, l’approbation muette d’une duperie, une reconnaissance mutuelle de solidarité, l’envie de participer à la lutte ou la joie partagée d’une petite victoire locale.

Le personnage central du roman, François Gerbier, anime un petit groupe de résistants — Félix, Jean-François, Mathilde, Le Bison… —. Ils combattent de façon diffuse l’occupant allemand, en procédant à des sabotages, en attaquant des lieux de détention, en assurant des liaisons clandestines, en réceptionnant et en distribuant sur le territoire du matériel militaire ou civil expédié depuis Londres.

Leur rôle étant aussi d’élargir la lutte, Gerbier évalue et recrute des profils de toutes sortes. Tous ne seront pas forcément des combattants, mais chacun pourra au besoin renseigner, héberger, rendre un service. Tous prennent des risques, car la police allemande est vigilante et impitoyable. Une faute d’inattention, une indiscrétion d’un proche, une mauvaise appréciation, une recrue mal intentionnée peuvent être fatales.

Le danger vient aussi des aveux que la Gestapo peut obtenir dans ses geôles sous la torture. Dès qu’il est probable qu’un compagnon a été arrêté, Gerbier et son entourage anticipent ce qu’il risque de révéler et l’organisation est modifiée en conséquence. Car nul ne peut affirmer pouvoir résister indéfiniment à ses tortionnaires. La seule solution est parfois de s’échapper sans espoir de retour à l’aide d’une pilule de cyanure. Il arrive pourtant qu’un prisonnier ne puisse se suicider ; à lui de faire comprendre à ses camarades en liberté qu’ils doivent eux-mêmes procéder à son élimination.

Car la lutte contre l’occupant ennemi prime toute considération personnelle, familiale, amicale ou humaniste. La priorité de chacun est de protéger le réseau et les combattants en position favorable. Il faut savoir tuer de sang-froid, non seulement l’ennemi et le traître, mais aussi l’ami qui pourrait parler. Les dommages collatéraux sont inévitables. Une fatalité de l’horreur dont l’occupant ennemi est le seul et l’éternel coupable.

Dans le roman, les grands principes de la Résistance, essentiels dans la guerre sans merci qu’elle mène avec les Alliés contre le Troisième Reich, sont transmis sans états d’âme par un homme au-dessus de tout soupçon, un grand bourgeois aux manières raffinées et ayant pignon sur rue, qui agit dans l’ombre comme patron du réseau. Symbole de l’unité et de la détermination des combattants clandestins, il lui arrive de les inciter à relativiser les échecs, les pertes, les humiliations, et de ne pas se laisser envahir par une haine débridée. La Résistance a besoin d’espérance et de lucidité pour être efficace.

Ces expériences vécues, cet état d’esprit qui guide les résistants, Kessel les met en évidence au travers des aventures traversées avec courage et abnégation par Gerbier et ses compagnons, certaines anecdotes étant rapportées par Gerbier lui-même, sous forme de mémos qu’on imagine griffonnés le soir, dans une planque. Réalistes parce que factuelles, elles sont héroïques, ou émouvantes, ou tragiques, ou encore cocasses, tels des récits pour la jeunesse, qui, espérons-le, les lira demain.

L’ensemble du texte est écrit dans une langue aiguisée, précise, sobre. Un parti littéraire à la hauteur de l’humilité qui s’imposait. A Londres, Kessel et ses proches mesuraient l’espoir qu’ils représentaient pour les résistants du terrain ; en retour, ils les admiraient comme d’authentiques héros.

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Le Barman du Ritz, de Philippe Collin

Publié le 2 Septembre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Septembre 2024, 

J’ai hésité à lire Le Barman du Ritz. Depuis sa création à la Belle Epoque, l’hôtel Ritz contribue à la prestigieuse légende mondaine de Paris. Nombreuses sont les célébrités internationales à y avoir séjourné. A son bar, pendant plus d’un siècle — et presque sans discontinuité durant la Seconde Guerre mondiale —, des hommes politiques de tous bords et des possesseurs de grandes fortunes de toutes origines ont côtoyé des personnalités en vogue des arts et des lettres.

Je craignais que le livre ne soit qu’une suite d’anecdotes plus ou moins croustillantes, jouant sur le « name dropping » pour allécher les amateurs de ragots. Je me trompais.

Conséquence de l’installation au Ritz du haut-commandement allemand et de la décision surprenante des autorités nazies de considérer l’hôtel comme un territoire neutre, Le Barman du Ritz est bien la chronique historique d’une certaine vie mondaine parisienne pendant l’Occupation, de juin 1940 à août 1944. Mais ses ressentis romancés et leur narration au présent de l’indicatif te donneront l’impression, lectrice, lecteur, de vivre au jour le jour dans la tête de Frank Meier, le personnage principal du livre. A l’arrivée des Allemands, cet homme, la cinquantaine avancée, est le responsable du bar du Ritz depuis vingt ans. Il est considéré par les amateurs du genre comme le meilleur barman du monde, tant pour la qualité de ses cocktails que pour son empathie et sa serviabilité.

Avant d’imaginer les circonstances fictives qui viennent éclairer et illustrer des faits authentiques, l’auteur, un producteur de radio passionné d’histoire nommé Philippe Collins, s’était documenté pendant plusieurs années sur Frank Meier. Le fief de ce dernier, le bar du Ritz, est comme une scène de théâtre, où, pendant les quatre années de l’Occupation, se sont croisés des personnages réels.

Et quels personnages ! En premier lieu des officiers supérieurs de la Wehrmacht, des dignitaires nazis, venus en vainqueurs. Puis des stars parisiennes n’ayant pas renoncé à leurs habitudes d’avant-guerre, Sacha Guitry, Jean Cocteau, Arletty, Coco Chanel. Ensuite, des collabos, des supplétifs de la Gestapo, des opportunistes en quête de profits ou de filières de ravitaillement. Enfin, des dirigeants et des prestataires de l’hôtel, parmi lesquels une poignée de résistants clandestins plus ou moins actifs.

Au cœur d’une ville vaincue, dont les habitants souffrent de dures privations, l’hôtel Ritz jouit d’approvisionnements prioritaires. Un privilège destiné à sa clientèle résidente de vainqueurs et qui bénéficie également au personnel, notamment à Frank Meier, le patron du bar. Serait-il un profiteur de guerre ? Voilà qui finira par malmener sa conscience, au même titre que les relations courtoises que son métier l’amène à entretenir avec l’occupant honni, avec d’infects trafiquants français, avec des policiers corrompus qui traquent les Juifs pour s’approprier leurs biens… Mais qu’aurait-il dû faire ?

Le meilleur barman du monde a de surcroît un secret. De nationalité française et ancien combattant de la Grande Guerre, il était en fait né en Autriche dans une famille d’ouvriers juifs. De quoi être étiqueté comme juif pur sang par les nazis, s’ils l’apprenaient, bien qu’il soit éloigné de toute pratique confessionnelle. A l’instar de tous les Juifs pendant l’Occupation, Frank Meier craint pour sa vie, mais ça ne l’empêche pas de prendre des risques, d’équiper en faux papiers — parfois moyennant finance ! — des personnes dans l’obligation de fuir. Comment tout cela sera-t-il interprété ? se demande-t-il tandis que les armées alliées libératrices approchent de Paris.

L’ouvrage paraît léger à première vue, mais il soulève des questions de fond auxquelles il est difficile de répondre. Dans le contexte d’alors, fallait-il afficher sa judéité ou la dissimuler ? Quelle était la juste attitude pour un Juif : revêtir spontanément une étoile jaune ou chercher à se procurer une fausse identité ? Que penser des provocations de Blanche Auzello, l’épouse juive du directeur du Ritz et égérie du barman ? Toutes ces questions, le personnage de Frank Meier se les pose en son âme et conscience… Et nous, lectrice, lecteur, comment nous serions-nous comportés ?

Le livre se laisse lire, il a des vertus pédagogiques, mais il n’est pas un chef-d’œuvre de littérature. L’écriture est simpliste, certains passages traînent leur lenteur, d’autres semblent redondants. Mais ne nous plaignons pas des quelques longueurs d’un livre, alors que nos aînés ont subi celles de quatre années d’Occupation… et d’autres, bien pire encore.

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Le Venin des souvenirs, de Sophie Lebarbier

Publié le 27 Août 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Août 2024, 

Sophie Lebarbier est l’une des deux créatrices/scénaristes de la série télévisée policière Profilage, qui fut programmée sur TF1 pendant une dizaine d’années. Elle s’est mise, il y a deux ans, à l’écriture de romans policiers. Elle y reprend l’idée d’intégrer des psycho-criminologues — ou profilers — dans les équipes d’enquêteurs.

Pour Le Venin des souvenirs, son deuxième roman, elle a conçu un enchevêtrement de destinées individuelles et d’intrigues criminelles extrêmement complexes, s’articulant autour de trois époques.

A Paris, en 2020, Arthur, un jeune journaliste, prévient la police que sa compagne, prénommée Neige, a été victime d’une tentative de meurtre. Furieuse, Neige quitte Arthur sur le champ et prend la fuite. La police enquête sur son lieu de travail, une luxueuse et coûteuse résidence pour personnes très âgées, où sont installées deux femmes nonagénaires prénommées Suzanne et Colette… Une mort violente survient en plein bois de Boulogne…

En 1989, une petite fille de quatre ans, Magali, disparaissait. Enlèvement, accident, meurtre ? On ne sait toujours pas, on n’a jamais retrouvé son corps. Pendant des mois, à l’heure du dîner, la photo de la petite fille est apparue sur les écrans de télé ; les gens se sont passionnés pour l’enquête, jamais résolue… Trente ans plus tard, ils se demandent encore : qu’est-il arrivé à « la petite Magali » ?

Retour en arrière dans les années quarante, pendant l’Occupation, dans un village de Dordogne. Un petit garçon juif, Paul, venait d’être accueilli et hébergé dans une famille locale. Deux très jeunes filles, Suzanne et Colette, allaient devenir ses plus proches amies. Au village, comme partout en France, la population était partagée : certains s’activaient clandestinement dans la Résistance, pendant que d’autres profitaient de la situation. A la Libération, les beaux et les vilains rôles ont changés de mains. Et des années plus tard, on se demande toujours ce qu’est devenu « le trésor des Angliches », un stock de lingots d’or parachutés pour financer la Résistance, qu’on n’a jamais retrouvés.

Pour donner un sens à son roman et relier ces trois épisodes, l’autrice a échafaudé des péripéties incroyables, qui te sont révélées, lectrice, lecteur, au compte-gouttes. En les découvrant au fil des chapitres, tu les jugeras surprenantes, tu penseras que tu n’aurais jamais osé les imaginer, tu trouveras peut-être que certaines sont peu crédibles, mais tu devras reconnaître qu’elles s’assemblent les unes aux autres avec cohérence, comme dans un puzzle.

Je ne sais pas si les puzzles font l’objet d’un classement en fonction de leur difficulté, mais là, tu as droit à la version olympique. D’ailleurs, les toutes dernières pièces ne te seront livrées que dans les pages finales, sous la forme d’une lettre écrite trente-cinq ans plus tôt et oubliée dans un tiroir. Le procédé n’est pas original, mais il n’y avait peut-être pas d’autres moyens pour boucler les tenants et aboutissants de cette fiction aussi ahurissante que captivante.

Les personnages, nombreux, jouent des rôles décisifs dans les péripéties. L’autrice consolide leur influence en s’étendant de façon approfondie sur leur vécu, sur leur psychologie et sur leurs convictions. Ce travail littéraire confère au roman une densité narrative qui compense certaines invraisemblances.

Parmi les personnages, tu t’attacheras, comme moi, au trio pittoresque d’enquêteurs en charge de l’affaire. Au sein de la PJ, il est conduit par une commandante quinquagénaire, dont la féminité abolie s’exprime par un mauvais caractère/bon cœur. Elle est flanquée d’un jeune adjoint rétif au terrain mais imbattable sur le plan juridico-informatique, et d’une psychologue qualifiée et consciencieuse, mais tourmentée et boulimique.

L’écriture est très soignée, la lecture est fluide, agréable. L’autrice s’autorise quelques familiarités de langage bien senties, qui témoignent de son sens de l’humour. L’engagement de certains personnages dans la lutte contre les violences faites aux femmes et en faveur de l’accueil de certaines populations reflète probablement ses convictions. Libre aux romanciers de diffuser les messages de leur choix dans leurs fictions, libre ensuite aux lecteurs d’en apprécier la pertinence littéraire.

DIFFICILE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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Il ne se passe jamais rien ici, d'Olivier Adam

Publié le 27 Août 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Août 2024, 

Eh bien si ! Il s’en passe, des choses, dans le secret des villages, des familles, des cœurs, des mémoires et des esprits ! Des souvenirs, des ambitions, des jalousies, des désirs, des déceptions, des regrets, des chagrins… invisibles pour qui ne prête pas attention. Et puis un jour…

Il ne se passe jamais rien ici est un roman policier construit de façon originale par son auteur, Olivier Adam, un écrivain français souvent salué par la critique, mais peu connu du grand public. Un crime a lieu au sein d’un petit bourg en bordure du lac d’Annecy, abrité par des reliefs alpins majestueux. Un site enchanteur, qui vit du tourisme l’été et se replie en mode village traditionnel, une fois la saison passée. Le choc est terrible. Presque tous ceux qui connaissaient la victime sont dévastés.

Dès les premières lignes, l’auteur laisse la parole à Antoine, son personnage central. Dans un long monologue, cet homme de trente-huit ans, fils d’une famille locale bien établie, raconte sa journée au village, une journée comme les autres. Ses propos révèlent sa fragilité psychologique, sa marginalité, ses addictions, ses échecs professionnels répétés, ses secrets ; un parcours de loser qu’il assume sans fausse pudeur, sans fausses résolutions. Ses mots permettent aussi de planter le cadre de l’intrigue et de présenter les différents personnages qu’elle impliquera plus ou moins directement.

 Ils prendront tous la parole après lui ; toutes et tous, à tour de rôle, chapitre après chapitre. Les monologues des premiers viennent compléter le panorama dressé par Antoine et expliciter ce qu’ils partagent avec lui. Après la découverte du corps d’une femme assassinée et la révélation de son identité, s’y ajoutent leurs confessions dans un interrogatoire plus ou moins imaginaire. Peu à peu apparaissent des non-dits, éclairant le caractère d’Antoine, ainsi que les velléités, les craintes ou les convoitises cachées des uns et des autres.

De quoi comprendre le fonctionnement sociologique d’une population de villageois, un microcosme intergénérationnel où tout le monde se connaît. Quelques-uns se fréquentent même depuis l’école. Cela n’escamote pas les écarts sociaux ni les divergences d’opinions entre propriétaires, fonctionnaires, commerçants, employés. Le soir, tandis que les familles du haut de panier sont censées être réunies dans leurs belles maisons, ceux qui, comme Antoine, quêtent des ruissellements pour subsister se retrouvent au Café des Sports, afin de boire plus que de raison jusqu’à pas d’heure, tout en essayant de draguer la jolie Fanny, qui fait tourner beaucoup de têtes.

Certaines personnes ont des profils de coupables. Par naïveté ou par faiblesse, s’y ajoutent souvent des comportements suspects. Qu’importe alors qu’elles soient innocentes et même qu’autour d’elles, chacun soit intimement persuadé qu’elles sont incapables de faire le moindre mal ! Par le biais des médias et des réseaux sociaux, la rumeur publique s’enflamme pour l’affaire, on conspue les atermoiements des enquêteurs, on veut des coupables, on exige des arrestations. L’administration policière doit s’y soumettre au plus vite… Les circonstances peuvent l’y aider… Est-ce cela, la justice ?

Les personnalités et les parcours des vingt-cinq femmes et hommes du village appelés à s’exprimer sont savamment construits. Inspirant sympathie ou antipathie, leurs confessions sont criantes d’humanité. Elles te séduiront et te captiveront, lectrice, lecteur, comme elles m’ont séduit et captivé. L’auteur maîtrise sa plume et a adapté son style à la spécificité des personnages, n’hésitant pas à les laisser à l’occasion s’extasier sur la beauté du site, en de bien jolis termes.

Un très bon roman, une lecture passionnante et émouvante, une écriture parfaite.

GLOBALEMENT SIMPLE     ooooo   J’AI AIME PASSIONNEMENT

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Au nord de la frontière, de R.J. Ellory

Publié le 18 Août 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Août 2024, 

Après une enfance et une jeunesse difficiles, l’écrivain britannique R.J. Ellory est devenu un romancier prolifique. Il est même considéré comme un maître en matière de littérature policière noire. Mérite-t-il sa réputation ? C’est ce dont j’ai voulu me rendre compte en lisant Au nord de la frontière, son dernier ouvrage.

L’action se déroule aux USA, en Géorgie, non loin de la frontière du Tennessee et de la Caroline du Nord. Le personnage principal, Victor Landis, shérif dans le comté d’Union, vient d’apprendre la mort brutale de son frère Franck, shérif, lui aussi, dans un autre comté de Géorgie. A l’évidence, un assassinat. Après avoir été très proches, les deux frères étaient fâchés à mort et ne se parlaient plus depuis une douzaine d’années. Pourquoi ? Tu ne le sauras, lectrice, lecteur, que dans les derniers chapitres.

En dépit de sa rancune insurmontable — ou peut-être pour la justifier —, Victor veut savoir pourquoi son frère a été tué. Au cours d’une enquête qu’il mène sur le meurtre sauvage d’une jeune fille, il a l’intuition que les deux affaires sont liées, une intuition qui prend corps lors de la découverte de nouvelles affaires sur des comtés voisins. 

Les lois juridictionnelles aux Etats-Unis compliquent le fonctionnement de la justice. Un shérif n’a de pouvoir que dans le comté où il a été élu — il y en a plus de cent cinquante en Géorgie, un Etat qui compte onze millions d’habitants ! — . Il doit de surcroît se coordonner avec le département local de police, et éviter la police fédérale, le célèbre FBI, dont un fonctionnaire diplômé et cravaté pourrait débarquer comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. Du fait de cette complexité, le cadre des intrigues du roman est long à se mettre en place. Tu prendras un peu de temps, lectrice, lecteur, à t’y retrouver entre tous les personnages et leurs fonctions. Tu renonceras même à comprendre la géographie régionale, et tu noteras simplement que cela prend à chaque fois environ deux heures à Victor pour se rendre d’une localité à l’autre.

Peu à peu les enquêtes s’organisent, les mystères s’éclaircissent. Découpée en une centaine de très courts chapitres, la lecture des quatre cent cinquante pages devient aérée et fluide. Le rythme accélère au fil du temps et le livre s’achève par des chasses à l’homme qui te feront palpiter, lectrice, lecteur, parce que Ellory est un vrai pro du suspens.

L’auteur n’hésite pas à attiser tes émotions les plus frustes : commisération, angoisse, désir de vengeance. Victor Landis, qui en a pourtant vu d’autres, reste sensible — et toi aussi — aux souffrances supportées par les jeunes filles massacrées et à la douleur des parents auxquels il faut annoncer les conditions de la mort de leur enfant. Victor sera lui-même en proie à une angoisse insoutenable que tu partageras. Et ça ne te choquera pas qu’il fasse usage de pratiques aussi barbares qu’illégales pour faire parler quelques personnages ignobles. Que ne ferais-tu pas pour sauver une petite fille prise en otage par des tueurs ?

Contrairement aux enquêteurs, les malfrats et les assassins se jouent des frontières territoriales. Et comme dans toutes les vraies démocraties, la conviction d’une culpabilité n’est pas suffisante pour garantir une condamnation. Des preuves ou des aveux obtenus en infraction peuvent être considérés comme nuls. Il faut donc jouer serré, la fin justifiant les moyens.

Selon une autre disposition légale, les policiers peuvent cultiver des relations avec des individus dangereux, dans le but d’en traquer de plus dangereux. Les « repentis » — ou prétendus tels — sont souvent les meilleurs indics. Cela conduit parfois la justice à accorder une protection confidentielle à des personnes mal intentionnées, qui en profitent pour monter des machinations scandaleuses à l’abri de toute suspicion.

Celle qu’a imaginée Ellory est particulièrement monstrueuse. La complexité des péripéties, très imbriquées les unes dans les autres, la rend irréaliste. Peu importe ! Pour un auteur de thrillers, c’est une façon de capter ta sensibilité, puis de t’apaiser lorsque les méchants sont punis à la fin du livre. Ne t’attends pas, en revanche, à t’extasier sur la qualité de l’écriture. Elle est juste efficace.

GLOBALEMENT SIMPLE     ooo   J’AI AIME

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La Cité sous les cendres, de Don Winslow

Publié le 18 Août 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Août 2024,

Particulièrement préoccupé par la menace que les cartels de narcotrafiquants font peser sur les démocraties, j’avais trouvé un véritable intérêt dans La Frontière, épisode final d’une trilogie romanesque de Don Winslow consacrée à la lutte, aux Etats-Unis et dans toutes les Amériques, d’un agent fédéral contre ce que l’auteur appelle les narco-empires. J’avais apprécié le travail de documentation, le réalisme implacable des péripéties et la prise de position engagée de l’écrivain.

J’avais pensé retrouver cet esprit dans La Cité sous les cendres, que le célèbre auteur de romans policiers, aujourd’hui septuagénaire, annonce être son ultime ouvrage écrit. Comme c’était le cas pour La Frontière, le livre est le dernier volume d’une trilogie dont je n’ai pas lu les deux premiers, ce que je ne regrette pas.

L’intrigue de cette trilogie s’était engagée à Providence (Rhode Island), une ville qui, dans les années quatre-vingt, était devenue un haut lieu du crime organisé et qui avait fini par s’embraser dans des affrontements sanglants entre mafias irlandaise et italienne ; l’intrigue globale s’achève vingt ans plus tard dans La Cité sous les cendres, à Las Vegas, dans le business borderline des jeux et de l’hôtellerie.

Le personnage central, Danny Ryan, n’est pas un policier. L’auteur l’a dépeint en héros emblématique de roman d’aventures pour adolescents : beau, fort, intelligent, audacieux, bienveillant… Gangster dans sa jeunesse, Danny a fui Providence et ses tueries ; il s’est acheté une conduite, a fait fortune dans le cinéma à Hollywood, avant de s’installer à Las Vegas, où, entrepreneur visionnaire, il ouvre des hôtels de plus en plus extravagants, attractifs et prospères. Un parcours que l’auteur compare à celui d’Enée, fuyant Troie en cendres pour fonder Rome, encombré d’un père très âgé et d’un fils en bas âge… Bon ! Pourquoi pas ?

Difficile d’effacer le passé ! En dépit de ses talents, de sa bonne mentalité et de ses saines résolutions, Danny est pris en tenaille entre la justice, qui n’a pas renoncé à lui chercher des noises pour ses erreurs de jeunesse, et d’anciens partenaires prétendant avoir des comptes à solder. Il lui sera d’autant plus difficile de faire table rase de son passé, que pour se débarrasser des empêcheurs de tourner en rond, rien ne vaudra justement les bonnes vieilles méthodes radicales d’antan, que Danny s’était pourtant promis d’oublier.

Le roman associe plusieurs intrigues ayant probablement eu des liens dans les volumes précédents de la trilogie, mais qui n’en ont plus vraiment dans l’ouvrage final. Longues à se développer, elles ne t’apprendront pas grand-chose, lectrice, lecteur, et elles peineront à te captiver. Pour les raconter, l’auteur a de surcroît opté pour une écriture minimaliste, des phrases très courtes, toutes au présent. Tu auras peut-être, comme moi, l’impression de lire des canevas descriptifs de scénarios.

La narration s’anime quand même à l’approche de la fin et prend des allures de western, avec, pour chaque intrigue, une série de règlements de comptes violents, qui ont le mérite de clarifier les situations. Chacun fait l’objet d’un court chapitre s’achevant en suspens par des coups de feu, sans que sur l’instant, lectrice, lecteur, tu saches qui a perdu et qui a gagné, ou pour être clair, qui a été tué et qui s’en sort bien. Cela te rappellera les films de westerns et leurs duels finaux, où le méchant semble indemne pendant quelques secondes, avant de lâcher son flingue et de s’effondrer dans la poussière.

Des pratiques cinématographiques que Don Winslow adapte avec finesse dans son œuvre écrite. Je m’y suis laissé prendre et cela m’a permis de refermer le livre sur une impression pas trop négative.

GLOBALEMENT SIMPLE     oo    J’AI AIME… UN PEU

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