Octobre 2024,
« Est puni d’un emprisonnement…, quiconque, qui par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilisera ou instrumentalisera les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire…. Les poursuites pénales sont engagées d’office… » Signé : la charte pour la paix et la réconciliation nationale.
En d’autres termes, il est interdit en Algérie de mentionner l’effroyable guerre civile qui opposa pendant dix ans, jusqu’en 2002, le gouvernement, l’armée et des milices paramilitaires, à plusieurs organisations terroristes islamistes, dont le GIA, un épouvantable gang d’égorgeurs sévissant au nom d’Allah. Une guerre qui aurait officieusement fait deux cent mille morts ! Mais chut ! La totalité des crimes de la période ont été amnistiés… et l’on ne peut pas parler de ce qui n’a pas existé !
Kamel Daoud utilise couramment sa plume — notamment dans ses chroniques hebdomadaires du Point — pour dénoncer l’obscurantisme, la soumission et les idéologies mortifères islamistes, ainsi que le système de pensée antifrançais des institutions algériennes. Ses convictions lui ont valu par le passé d’être en butte à une fatwa et d’être considéré comme indésirable dans son pays natal.
Il reste conforme à sa ligne dans Houris, le roman qu’il vient de publier. (Sache, lectrice, lecteur, que dans la mythologie coranique, une houri est une vierge céleste du paradis.) Dans son livre, Daoud donne la parole à Aube, une jeune citadine d’Oran aux yeux envoûtants. Elle arbore au cou une longue cicatrice, comme un sourire monstrueux allant d’une oreille à l’autre. Elle respire au travers d’une canule implantée dans sa gorge et sa voix est un souffle à peine audible. Sa narration est un long monologue silencieux adressé à la petite fille à naître qu’elle porte.
Aube avait vu le jour dans un village de montagne, en pleine guerre civile. Au cours de la dernière nuit du XXe siècle — elle avait alors cinq ans — sa famille avait été attaquée par un commando de fanatiques. Comme ses parents et sa sœur, elle avait été sauvagement égorgée, mais avait échappé miraculeusement à la mort, marquée à vie par sa blessure et traumatisée par la perte des siens.
Vingt ans plus tard, tourmentée par la culpabilité d’avoir survécu à sa sœur, elle décide de partir en pèlerinage dans son village natal, où elle n’était jamais revenue. Une sorte de road trip ! Voilà qui, en Algérie de nos jours, reste pour le moins inusuel, à défaut d’être dangereux, pour une jeune femme circulant seule, vêtue à l’Occidental et affichant de surcroît sur son visage les stigmates indiscutables de ce dont il est interdit de se souvenir ; tout cela, par-dessus le marché, le jour de la fête de l’Aïd, alors qu’on égorge les moutons à tour de bras !
Je te préviens, lectrice, lecteur, lire Houris est fascinant, oppressant, confondant. L’auteur est très imaginatif et les aventures d’Aube sont multiples et inattendues. Son angoisse existentielle va t’envahir : où sa quête la mène-t-elle, qu’arrivera-t-il au fœtus qu’elle porte ? Tu t’inquièteras aussi de ses rencontres : un amateur de livres hypermnésique et bavard, une ancienne esclave sexuelle de terroristes, un iman trafiquant de la viande d’âne… D’une façon générale, les hommes de ce pays semblent avoir un réel problème avec les femmes.
Aube garde de vagues souvenirs de son lointain et tragique passé. Les scènes d’égorgement sont carrément insoutenables… Mais qui peut donc imaginer un Dieu portant une colère telle contre les hommes, qu’il ne se satisfait pas du bélier immolé jadis par Ibrahim (Abraham) ni des millions d’offrandes de moutons sacrifiés chaque année ?
La langue de l’auteur est riche, raffinée, très imprégnée de poésie et de symbolisme oriental ; elle devient par instant hermétique, il m’est arrivé de me perdre dans ses méandres, comme il y a une dizaine d’années, dans Meursault, contre-enquête, un roman dans lequel Kamel Daoud donnait la réplique à l'Albert Camus de 1942, auteur de L’Etranger.
Pour Aube, tout s’apaise au dernier chapitre : une plage d’Oran sous le soleil, au bord de la grande bleue.
DIFFICILE oooo J’AI AIME BEAUCOUP