Février 2019,
Je ne suis pas du genre à tomber en extase à tort et à travers. Mais là, avec Grand frère, j’ai été bluffé ! Bluffé par l’effervescence étourdissante de ce roman social et psychologique, dont la fin est aussi haletante qu’un thriller. Bluffé dès les premières pages, car ce qui frappe au premier abord dans ce livre, c’est la langue.
Une langue qui explose à la figure, qui coupe le souffle. Une langue brutale, mais émouvante, car on n’y trouve nulle haine. Juste de la colère et de l’amour au bord de l’ébullition. Une langue inspirée de celle des jeunes des banlieues, des cités, celles du neuf-trois, car c’est là qu’ont été élevés les deux narrateurs du roman, deux frères franco-syriens. Un univers social que connaît bien l’auteur, Mahir Guven, né apatride à Nantes d’une mère turque et d’un père kurde, tous deux réfugiés.
Une vie en HLM, ça n’était pas vraiment ce qu’envisageait le père de nos deux narrateurs, lorsqu’il avait quitté sa Syrie natale, dans les années quatre-vingt, pour terminer ses études à Paris. Dans le contexte socio-économique que nous connaissons, il a malheureusement dû se contenter d’une carrière d’artisan taxi. Le daron – comme on dit dans la langue de ses fils – est un homme entier, pénétré de certitudes, profondément laïque malgré une éducation musulmane. Maman, une femme douce originaire de Saint-Malo, est morte subitement devant ses fils encore enfants. Dix-huit ans plus tard, c’est comme si c’était hier. Ce qui reste d’elle, hormis le chagrin, c’est l’amour.
L’amour de la famille ! La famille importe avant tout, même si le daron ne comprend rien à ses fils. Et entre ceux-ci, Grand frère et Petit frère, c’est à la vie à la mort. Depuis que maman est partie, rien ne compte plus pour l’un que l’autre. Ils se comprennent et savent ce que l’autre ressent sans se parler, sans même se regarder.
Grand frère est chauffeur VTC affilié à une plateforme, une trahison pour le daron, un plan B acceptable pour ceux qui, dans les quartiers, n’ont pu réussir dans le foot ou la musique. Dans les chapitres dont il est le narrateur, au volant de sa japonaise noire, il commente avec un humour teinté d’amertume le quotidien de précarité, de trafics, de prêches islamiques et de menaces policières dans lequel il zigzague avec ses potes. Il finit par dévoiler, au compte-gouttes, les turpitudes les plus inavouables de son passé et les lésions probablement irréversibles résultant de son addiction au bédo, au cône, au pilon, à l’oinj, au sbah, au spliff, au tonton…
Vous ne comprenez pas ?... Mais moi non plus, je ne savais pas qu’il y avait autant de mots pour dire « un joint ».
Petit frère est infirmier. Soigner les gens est une vocation pour cet idéaliste. Il travaillait en salle d’opération dans un grand hôpital parisien. Il raconte comment, à l’insu et au grand dam du daron et de son grand frère, il s’est engagé dans une ONG humanitaire musulmane, qui l’a fait passer en Syrie, là où sont ses racines. Son vœu : apporter ses services de soignant aux populations civiles martyrisées par les troupes de Bachar el-Assad. Mais les ONG se font phagocyter par l’état islamique et les deux parties s’entretuent au même cri d’Allahou Akbar. Petit frère, plus idéaliste que jamais, est désorienté par ce qu’il découvre. Que faire ? Lui est-il possible de rentrer en France ? Et comment ?
Le fait est qu’il est rentré, et Grand frère – on ne se refait pas ! – fera tout pour l’aider… jusqu’au moment où un doute terrifiant le saisit…
Le roman vire au thriller, d’autant plus crispant et oppressant, que l’on ne le voit pas venir. Des retournements de situation à couper le souffle.
Et comment reprendre son souffle, si ce n’est en prenant conscience, dans les toutes dernières pages de ce livre génial, que tout est littérature ?
FACILE ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT