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ça va mieux en l'écrivant !...

... ENCORE FAUT-IL LE LIRE AVANT !

Shibumi, de Trevanian

Publié le 10 Janvier 2017 par Alain Schmoll dans Littérature

ShibumiJanvier 2017,

Curieux livre que ce Shibumi, publié en 1979, roman-culte, best-seller mondial, marqueur d’une évolution du roman d'espionnage traditionnel vers le thriller.

Shibumi est un roman à la matière riche. Il est composé d’une intrigue à suspense palpitant mettant aux prises des services spéciaux, des terroristes et des combattants anti-terroristes. C’est aussi le récit de la vie romanesque et « extraordinaire » du personnage principal, disons même du héros, Nicholaï Her. C’est enfin un roman qui se veut philosophique et qui soulève des questionnements profonds.

1978. Un petit groupe de jeunes Israéliens pourchassent, pour les exécuter, des membres de l'organisation palestinienne Septembre noir ayant participé, quelques années plus tôt, à la prise d'otages et au massacre des jeux olympiques de Munich. Mais déjouée avec une infinie brutalité par la CIA et un mystérieux organisme apparemment tout puissant, la Mother Company, l'opération tourne très rapidement au fiasco. Pour des raisons qui leur appartiennent, les Américains s’opposent à tout ce qui pourrait susciter colère chez les Palestiniens et contrariété dans le monde arabe.

Résolue à mener à bien le projet du groupe israélien dont elle est la seule survivante, une jeune femme va chercher à y entraîner un certain Nicholaï Her, un ancien mercenaire antiterroriste, réputé pour son efficacité de tueur au service de bonnes causes, aujourd'hui retiré en France, fortune faite, dans le château qu’il a acquis et rénové au coeur des montagnes du pays basque. Face à la Mother Company, la lutte sera terrible, incertaine, meurtrière, sans quartiers... avec l’arsenal technique de l’époque.

Mais qui est donc Nicholaï Her ?... Il est le surhomme absolu ! Insurpassable sur tous les plans ; ressources physiques et mentales, valeurs éthiques, raffinement du goût, intelligence stratégique (il est maître au jeu de go), efficacité (il tue un ennemi avec n’importe quel objet courant), sans oublier des yeux vert bouteille et un savoir-faire sans égal pour donner du plaisir aux femmes ! Au rancart, les héros de polar de ma jeunesse – James Bond, Hubert Bonnisseur de la Bath, SAS le prince Malko Linge et le commissaire San Antonio ! Pour trouver une référence, il me faut remonter plus loin dans mon adolescence, à Edmond Dantès devenu Comte de Monte Christo, riche à profusion et justicier implacable, juste, parfait.

Caricature délibérée ou projection fantasmatique de l’auteur ? Au cours de ma lecture, je me suis posé la question à plusieurs reprises. J’y reviendrai.

La vie de Nicholaï Her est racontée sous forme de larges flashbacks. Passionnant ! Son enfance auprès d’une mère russe fantasque exilée à Shanghai ; son adolescence au Japon à la fin des années trente et pendant la guerre ; son errance, après la capitulation, dans un Japon anéanti ; ses démêlés avec les forces d'occupation américaines, avant qu’elles ne prennent conscience de ses talents hors du commun et ne décident de l'employer pour des missions secrètes de « neutralisation » extrêmement difficiles et périlleuses. Un tremplin !

Il est inhabituel et fascinant de regarder l’histoire en perspective depuis le Japon. Nicholaï a été nourri de culture japonaise, la culture millénaire d’un Japon impérial et impérialiste disparu en 1945. Il n’a que mépris pour le modèle américain, ses valeurs individualistes et mercantiles. Les pays européens ne lui inspirent pas plus de respect (sauf la culture basque !). Matière à méditer... Mais à la longue, les incantations répétées contre les modes de vie occidentaux deviennent agaçantes.

Captivants, en revanche, les longs passages consacrés aux pérégrinations spéléologiques dans les Pyrénées basques. Une activité de sport extrême qui colle bien au profil de Nicholaï. La description du moindre détail des cheminements pourrait paraître illusoire à l’époque de l’image, mais tout se passe dans l’obscurité et il faut des fusées éclairantes pour apercevoir un court instant le contour de grottes de centaines de mètres de hauteur. Pas de visibilité non plus à l’air libre, lorsque descend le brouillard des « jours blancs », phénomène courant dans les Pyrénées. Ecriture donc incontournable ; à notre imagination de faire le reste.

Rien à dire, justement, sur l’écriture – du traducteur –, bien tournée, directe, efficace ; sauf pour le langage parlé d’Américains gouailleurs, toujours difficile à transposer.

Au fond, quel est le véritable sens de ce roman ? Quelle est la part d’authenticité et d’outrance dans les convictions et les aspirations exprimées, dans la description des personnages et des situations ? Il faut savoir que l’auteur, un Américain atypique nommé Rodney Whitaker, aujourd'hui décédé, a longtemps préservé son anonymat par le biais de plusieurs pseudonymes, dont celui de Trevanian avec lequel il a signé ce roman, Shibumi.

Whitaker et Trevanian, une double personnalité – un écrivain, un narrateur – pour incarner deux conceptions de l’ouvrage : roman d’aventures pour l’un, pastiche de roman d'aventures pour l’autre. Deux chemins pour découvrir l’état transcendantal de Shibumi. C’est ce que l’on souhaite au final pour Nicholaï et pour Hana, sa merveilleuse compagne.

DIFFICILE oooo J’AI AIME BEAUCOUP

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La lucidité, de José Saramago

Publié le 25 Décembre 2016 par Alain Schmoll

La luciditéDécembre 2016,

José Saramago est un intellectuel et écrivain portugais, gratifié d’un prix Nobel de littérature en 1998. Son roman La lucidité, qui date de 2004, est surprenant à double titre. C’est à la fois une histoire extravagante et un exercice de style cocasse. Le sujet est de surcroît particulièrement d’actualité chez nous, en ces temps de scrutins à répétition.

Le premier chapitre est un chef-d'œuvre burlesque à lui tout seul.

Journée d’élections municipales dans la capitale d’un pays occidental démocratique. Un bureau de vote comme nous en connaissons. Des tables, des isoloirs, une urne. Registres, bulletins, enveloppes. Les officiants habituels : un président, des assesseurs, un secrétaire, des représentants des partis, des suppléants ; chacun est très pénétré de sa mission.

Ah, peut-être des électeurs, aussi ? Et bien non, justement, personne ! A seize heures, à peine une vingtaine de bulletins dans l’urne, en comptant ceux des officiants, totalement décontenancés. La description de leur comportement, de leurs réflexions, de leurs propos, fait l’objet d’une prose amphigourique irrésistible... J’y reviendrai.

Soudain, déferlement d’électeurs qui se présentent tous en même temps à leurs bureaux de vote. Files à perte de vue, attentes interminables. Les caméras de télévision s'activent, les micros aussi ; questions et commentaires fusent. A l’annonce de ce raz-de-marée citoyen, les politiques se rengorgent.... Une allégresse quelque peu prématurée. Après la fermeture du scrutin, on décompte plus de soixante-dix pour cent de bulletins blancs !

Le pouvoir se veut serein. Il apparente le phénomène à ce qu’on pourrait appeler un bug, un incident mineur qu’on ne cherche pas à comprendre : on réinitialise. Le scrutin est invalidé, les électeurs sont invités à revoter la semaine suivante. Rebelote ; quatre-vingt-trois pour cent de bulletins blancs ; et dix de der, ça devient sérieux...

Chez nous, hommes et femmes politiques feraient mine de méditer sérieusement sur la situation, de battre leur coulpe, la main sur le cœur, le regard au fond du fond le plus profond de nos yeux, le sourire plus franc et plus candide que jamais. On nous aurait « compris » !...

Et bien non, il n’est pas du tout certain que cela se passerait ainsi. En tout cas, ce n’est pas comme ça que cela se passe dans La lucidité.

Le gouvernement considère que la situation pourrait menacer la démocratie. Il n’a pas tort, mais il faut bien trouver une explication à l’inexplIcable. Peu à peu, une certitude s’installe dans l’esprit du chef de l’Etat, du chef du gouvernement et des ministres régaliens. Il y a tout lieu de penser qu’il s’agit d’une provocation, d’un complot contre l’Etat. Peut-être une subversion fomentée par des éléments anarchistes. Ou une déstabilisation manigancée depuis un pays étranger.

Qu’en pense la population ? Pas grand chose ; rien qui ébranle la bonne humeur générale ; quelques uns se gaussent... Rira bien qui rira le dernier ! Au pouvoir, la paranoïa gagne. Proclamation de l’état d’exception, puis de l’état de siège. Délocalisation en province du gouvernement et des principales administrations, l’armée étant déployée aux portes de la ville, désormais ex-capitale, afin que nul habitant n’en sorte... Jusqu’où cela ira-t-il ?

Pour conter cette histoire absurde à l’humour de plus en plus noir, un pastiche jubilatoire de prose administrative et juridique ; une phraséologie volontairement ampoulée, encombrée de circonlocutions surréalistes, constellée de clichés éculés et de langue de bois. Des phrases très longues, insérant dialogues, monologues intérieurs et digressions diverses dans une ponctuation inhabituelle. La lecture est limpide et très expressive. Savoureux.

Savoureux, mais lassant à la longue. Les exercices de style les plus courts sont les meilleurs. Sinon, ils finissent par prendre le pas sur le sens profond de l’ouvrage.

Mais peut-être n’y a-t-il pas dans La lucidité, cette fiction imaginée par Saramago, d’autre sens profond qu’une absurdité kafkaïenne pessimiste et prémonitoire.

Ce serait plus grave qu’il n’y paraît. Car s’il advient un jour que la réalité rejoint la fiction, il nous faudra ne pas nous laisser aveugler par des exercices de style.

Et prendre la mesure concrète de cette inspiration du poète René Char : « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil ».

DIFFICILE ooo J’AI AIME

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Le commis, de Bernard Malamud

Publié le 19 Décembre 2016 par Alain Schmoll

Décembre 2016,

Le commisPeu connu en France, Bernard Malamud est, comme Saul Bellow et Philip Roth, une figure emblématique de ce que, à tort ou à raison, on appelle l’école juive new-yorkaise de littérature. Lui-même aurait préféré qu’on le présente tout simplement comme un écrivain américain - virgule - juif.

Le commis, considéré comme un chef d'œuvre en Amérique, date de 1957. Il vient de faire l’objet d’une nouvelle publication en français, après des années d’oubli. On peut le lire comme un roman classique ou comme un conte philosophique.

Il est courant pour Malamud de mettre en scène des familles juives immigrées d’Europe de l’Est, menant des vies besogneuses et modestes dans les quartiers périphériques de New-York. Un monde qu’il connaît bien, car ses parents, nés en Russie, tenaient une petite épicerie à Brooklyn. Dans ce microcosme, être juif a un sens. Pourtant, on n’y observe très peu les pratiques religieuses ; il est rare que l’on parle de la Shoah, ou d’Israël. On s’exprime en anglais – on est Américain ! – probablement avec un accent ... mais dans un livre, ça ne se voit pas... Juste quelques mots ou expressions en yiddish, quand leur équivalent exact est introuvable en anglais.

Morris Bober et son épouse Ida tiennent depuis des années une petite épicerie misérable qui leur permet à peine de survivre. Dans le quartier pauvre de Brooklyn où ils sont installés et dont ils ne sortent jamais, leurs conditions de vie se dégradent encore après une agression par des malfrats qui s’emparent de la caisse, pourtant bien maigre. A soixante ans, Morris est prématurément vieilli. Ida, pourtant moins âgée, est usée, elle aussi, par une vie d’anxiété et de privations.

Morris et Ida survivent grâce à l’emploi de secrétaire de leur fille, Helen, une très jolie jeune femme de vingt-quatre ans qui aurait rêvé suivre des études de littérature. Le manque de moyens et son dévouement filial l’amènent à se replier sur elle-même. Est-elle destinée à rester vieille fille ? Sa mère veille : il y a aux alentours quelques commerçants juifs dont les fils... Pourvu surtout qu’elle ne tombe pas amoureuse d’un goy !

Le goy inattendu, c’est Franck, un bad boy loqueteux. Des raisons qui lui sont propres – des remords, tout simplement ! – le poussent à s’imposer dans l’épicerie et à suppléer Morris dans un rôle de commis, pour un salaire de misère, malgré les réticences d’Ida. Le bad boy a bon fond. Il a aussi des excuses à faire valoir pour ses mauvaises actions passées : une enfance en orphelinat, une adolescence errante et erratique, des mauvais choix, faits sous pression. C’est un pauvre type, en fait.

Comme tous les pauvres types, il n’aime pas les Juifs, sans savoir pourquoi... Mais ça, c’était avant ! Car Franck est un jeune homme intelligent, capable de se remettre en question. Et il a un certain charme. Helen n’y est pas insensible. Lui tombe raide dingue... Ida est morte d'inquiétude.

Le récit est plutôt captivant. Les situations évoluent sans cesse. Dans sa charge de commis, Franck se donne un mal de chien. L’épicerie qui périclitait, se redresse, puis re-périclite... On lui trouve un repreneur, qui se défausse, qui revient... Des évènements qui ne sont pas sans incidence sur le quotidien matériel et moral de chacun. Instabilité aussi dans les états d'âme d’Helen et de Franck, dans leurs relations et dans ce que chacun représente pour l’autre... Jusqu’à la dernière page, que j’ai bien relue vingt fois pour tenter de découvrir un sens caché à une conversion aussi précipitée qu’absolue.

Est-ce ce simplement un geste, une offrande, à l’intention d’Helen ?

Est-ce, à l’inverse, un acte purement spirituel, une renonciation définitive, l’aboutissement d’un parcours de rédemption par la pauvreté et la bienveillance, inspiré par Saint François d’Assise, dont on avait raconté l’histoire à un pauvre gosse, jadis, dans un orphelinat ?

Est-ce un hommage à Morris, cet homme qui savait accorder sa confiance en dépit des apparences, cet homme soucieux d’« être un bon Juif ». Ce n’était pas question de pratique religieuse – Morris n’en observait aucune – mais de ce qu’il appelait respect de la Loi. Avoir des Valeurs – être honnête, bienveillant, généreux – et transmettre ces Valeurs à ses enfants.

Pauvre Morris : son honnêteté n’était-elle pas de la naïveté, sa bienveillance de la faiblesse ? Sa générosité n’a-t-elle pas fait obstacle au bien-être de son épouse et à l'avenir de sa fille ?

Les êtres les meilleurs seraient-ils forcément voués à des destinées perdantes ? Pour Malamud, les Juifs auraient une sorte de monopole de la bienveillance et de la souffrance.

On n’est pas obligé d'avoir le même avis, tout en trouvant beaucoup de plaisir à lire Le commis.

GLOBALEMENT SIMPLE ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT

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La bibliothèque des coeurs cabossés, de Katarina Bivald

Publié le 7 Décembre 2016 par Alain Schmoll

Décembre 2016

La bibliothèque des coeurs cabossés

Ce livre, dont je n’avais pas entendu parler, m’a été recommandé par une amie dont j’apprécie le goût et le jugement. Son titre a éveillé chez moi une curiosité bienveillante. Les quelques lignes de la quatrième de couverture m’ont plutôt inspiré. En jetant un coup d'œil aux critiques, je n’en ai pas trouvé une plus grande proportion de désobligeantes que pour d’autres ouvrages. Et puis j’ai pensé qu’un livre qui parle de livres ne pouvait pas être complètement mauvais.

Je me suis donc mis à lire La bibliothèque des cœurs cabossés. L’histoire prend place au Middle-West américain ; un village noyé dans un océan de maïs et paupérisé par la crise des subprimes ; des habitants en proie à divers problèmes, des personnages quelque peu loufoques.

Une jeune femme s’y retrouve à la tête d’un important fonds de livres et décide d’ouvrir une librairie bibliothèque. L’idée est de remonter le moral et le niveau de ces drôles de paroissiens.

Dans sa première partie, le livre évoque ainsi un certain nombre d’ouvrages, dont, au premier chef, Les quatre filles du docteur March et des romans de Jane Austen : Emma, Orgueil et préjugés... La valeur littéraire de ces œuvres classiques est incontestable. Cela aurait dû toutefois m’alerter...

Pour guider ses éventuels clients, la jeune libraire bibliothécaire est amenée à classer les livres en différentes catégories. L’une d’elles est consacrée à ce qu’on appelle la chick-lit... Pour celles et ceux qui l'ignorent – comme moi, avant de m'arrêter sur ce mot en pleine lecture et de l’interrompre pour m'informer !  – chick-lit est une expression anglo-saxonne qui pourrait se traduire par bouquins pour meufs, ou bouquins pour nanas – ça dépend de votre génération. Un genre littéraire apparu il y a une vingtaine d’années, consacrant des romans écrits par des femmes pour le marché féminin. Quelques titres emblématiques : Sex and the city, Le journal de Bridget Jones, Le diable s'habille en Prada... Ça vous dit quelque chose ? Des livres que je n’ai pas lus et dont je n’ai pas vu non plus les adaptations pour le grand et le petit écran.

Wikipédia m'explique que les fictions de chick-lit sont une forme d’expression post-féministe, inspirée d’expériences de femmes, telles que l'amour, la drague et aussi la réussite, l'autorité, sans oublier l'égalité des sexes... Wouah !... Le ton de l’écriture se veut désinvolte, distancié, marqué par une forme d’humour cynique et d'autodérision.

C’est précisément le ton de La bibliothèque des cœurs cabossé, un livre écrit par une femme – suédoise – dont les personnages principaux sont des femmes...

Qu’est-il donc arrivé ? De la chick-lit lue par un mec !

Et pourquoi pas. J’ai lu le livre jusqu’au bout, sans m’ennuyer. Quelques passages amusants. Des longueurs ; beaucoup de longueurs – cinq cents pages, quand même ! –, fallait pas avoir sommeil. Un suspense insoutenable pour savoir si l'héroïne et le beau mec du coin finiront par s'avouer leur amour... Non, je blague, pas vraiment de suspense, d'autant plus que le happy ending est une caractéristique de la chick-lit...

En fait, cette lecture n’a pas été déplaisante. Mais pardonnez-moi, vous les meufs et les nanas qui avez certainement aimé ce roman, comme mon amie ; ce genre de livre n’est pas vraiment pour moi. Et en tant que mec, je ne me sens pas légitime pour lui donner une note.

GLOBALEMENT SIMPLE     

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Les vies de papier, de Rabih Alameddine

Publié le 30 Novembre 2016 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire

Novembre 2016,

Les vies de papierLes vies de papier : un livre sur les livres. Mais pas que...

Un livre touffu, roboratif, que j’ai trouvé passionnant ; des digressions déroutantes, des réflexions avisées, des anecdotes cocasses ; au final, une histoire émouvante, mais qui ne plaira pas à tout le monde. Un roman pour les amateurs de littérature, une lecture qui exige de la patience.

La narratrice, Aaliya, soixante-douze ans, vit à Beyrouth depuis toujours, dans des conditions modestes. Elle vit seule dans un vieil appartement défraîchi.

Unique employée pendant cinquante ans d’une petite librairie, elle est entrée en littérature comme on entre dans les ordres. Elle a tenu entre ses mains des œuvres d’écrivains du monde entier – certains dont je n’avais jamais entendu parler, d’autres dont je connaissais le nom mais dont je n’ai rien lu –. Aaliya n’a pas beaucoup vendu, mais elle a tout lu et elle en parle ; une érudite de la littérature...

Elle parle aussi de la vie quotidienne à Beyrouth, le Beyrouth des quartiers populaires, en état de guerre permanent depuis sa jeunesse : guerre civile, guerre de religion, guerre tout court, bombardements, attentats, décombres, cadavres, rues barrées, incendies, coupures d'eau et d'électricité, restrictions alimentaires... Continuer à vivre !

Elle parle de la vieillesse ; le corps qui se délite, les douleurs qui s’installent, les frustrations de l’enfance qui, en dépit du temps, laissent des cicatrices mal refermées ; les menaces de l’inattention  – laquelle peut se traduire par une couleur de cheveux inhabituelle !... Elle parle de l’isolement, de la solitude, qui n’en est pas le remède, car elle conduit à s’exclure, à s’enfermer.

Mais quel est le sens de tout cela, me direz-vous ? On ne fait pas un roman passionnant avec des considérations cérébrales aussi démoralisantes !... Patience, vous ai-je dit !

Aaliya est un roman à elle seule. Elle est traductrice. Mais qui le sait ?... Aaliya travaille selon un rituel et des règles propres à elle, qu’elle s’impose sans atermoiement. Elle traduit en arabe classique des ouvrages littéraires ... qui ne doivent en aucun cas être des œuvres originales écrites en français ou en anglais !... Mais elle ne connaît que l’arabe, le français et l'anglais ; elle ne comprend pas l’allemand, ni le russe, l’italien, le serbe ou que sais-je ! Elle travaille donc à partir des traductions françaises et anglaises des textes originaux !... Aaliya a ses raisons – ne comptez pas sur moi pour vous les dévoiler !  – Et c’est aussi « en toute logique » qu’une fois achevées, les traductions sont placées dans des cartons et entreposées chez elle, dans une ancienne salle d’eau...

Un jour, un incident technique conséquent la contraindra à se dévoiler à ses voisines – trois sorcières ! Catastrophe ou libération ?... Émotion.

Aaliya s’étend sur de multiples sujets. La musique classique, qu’elle connaît parfaitement. Les conditions de vie des femmes en Orient, leurs espoirs, leurs fantasmes, leurs amitiés. A ce propos, elle déclare avoir aimé deux femmes : Hannah, une amie, et Anna...  Karénine, bien sur. Étonnante homophonie.

En revanche, Aaliya entretient des rapports compliqués avec sa mère, très âgée. Elle raconte une histoire de pieds – un lavage et un massage de pieds – qui m’a dégoûté. (Non pas que je manque de compassion, mais personnellement je n'aime pas les pieds et j’ai horreur que l’on touche les miens, à la différence de ma femme qui ne jure que par la réflexologie plantaire.)

L’immanquable débat : la traduction doit-elle privilégier la fidélité littérale à l’original ou au contraire en adapter l’esprit. Cela me rappelle les polémiques soulevées, il y a une vingtaine d’années, par les publications d’une nouvelle génération de traducteurs de Dostoïevski et de Kafka.

La lecture de Les vies de papier est fluide et agréable, mais je me suis longtemps demandé où la narratrice cherchait à m’emmener. Tout s’assemble logiquement vers la fin. Il n’est pas inutile de relire certaines pages pour boucler la cohérence de l’ouvrage ; je veux dire : pour comprendre la cohérence d’Aaliya dans sa propre incohérence. Vous me suivez ?

Performance impressionnante de l’auteur, Rabih Alameddine. Cet homme parvient à se fondre totalement dans son personnage de femme, car quels que soient son mode de vie et ses bizarreries, Aaliya est bien une femme, avec des souvenirs de femme, des manies de femme et des problèmes de femme.

TRES DIFFICILE     ooooo   J’AI AIME PASSIONNEMENT

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Chanson douce, de Leila Slimani

Publié le 16 Novembre 2016 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire

Novembre 2016,

Chanson douceUn livre qui commence par la fin : une scène particulièrement atroce. Découverte d’un carnage ; mort d’un bébé, agonie d’une petite fille, effondrement et hurlement d’une mère, suicide raté de la meurtrière, nounou des enfants... Trois pages. Fin du premier chapitre... Circulez, s’il vous plaît, y a plus rien à voir...

S’inspirant d’un terrible fait divers qui défraya la chronique à New York il y a quelques années, l’auteure, Leila Slimani, raconte le glissement vers le désastre d’une femme et de la famille qui l’avait recrutée pour s’occuper des enfants.

Un jeune couple moderne. Ils s'aiment ; ils sont passionnés par leur job ; ils adorent leurs enfants, sans pour autant que l’un des deux veuille leur sacrifier sa carrière. Une famille comme il y en a beaucoup aujourd'hui. Myriam et Paul sont des bobos, plutôt bien-pensants, jusqu'à culpabiliser quand leurs intérêts les poussent à enfreindre leurs principes moraux.

Pour choisir la nounou des enfants, iIs ont vu plusieurs candidates. Louise leur a plu. Elle est... « normale, ... blanche, quoi ! » aurait dit Coluche ; pas Philippine, pas Ivoirienne, pas Marocaine ; et pas non plus obèse aux cheveux gras...

Bingo ! C’est l’oiseau rare. Parfaite avec les enfants, Louise s'avère aussi femme de ménage méticuleuse, femme de chambre attentionnée, cuisinière émérite. Une disponibilité de tous les instants. Enfants et parents s'attachent à Louise, qui leur devient indispensable. Louise, de son côté, prend racine dans la famille.

Des troubles dans le comportement de Louise attirent peu à peu l'attention du lecteur, puis des parents, sans pour autant déclencher de leur part une véritable réaction de méfiance. Le lecteur, connaissant le dénouement, comprend qu’il s'agit de jalons dans la progression vers le drame. On lui apprend aussi que Louise est à la dérive depuis des années, sur le plan affectif comme sur le plan financier. S’accrocher à la famille comme à une bouée de sauvetage est devenu un réflexe de survie. Quand comprend-elle que cela ne peut pas durer ?

Chanson douce n’est pas un thriller ; absence de suspense, même si Leila Slimani confère à sa narration une atmosphère de tension, au moyen de phrases très courtes conjuguées au présent. C’est typiquement un roman noir, selon la définition que j’en donnais dans une récente chronique : une forme de littérature populaire, où un fait divers tragique se produit dans un univers de misère et de souffrance propre à faire disjoncter des individus fragiles.

Nous sommes en plein dedans. Louise souffre à la fois d’aliénation mentale et d’aliénation sociale.

Le débat s’ouvre : laquelle de ces deux aliénations préexiste à l’autre ?...

Le parti de Leila Slimani est clair : ce sont les marques et les menaces d’exclusion sociale qui font basculer Louise dans la folie meurtrière. Louise est une victime ! La construction du récit épargne au lecteur tout sentiment de rejet à son égard. Le carnage est consommé avant le début du livre. Et à la fin de la dernière page, Louise appelle juste : «Les enfants, venez. Vous allez prendre un bain.» Ne manque-t-il pas quelque chose ? ... Occultation de la scène qui montrerait une femme monstrueuse égorger sauvagement un bébé et une petite fille se débattant désespérément...

Considérer la misère sociale d’une psychopathe comme la cause de sa démence, c’est entrer dans la culture de l'excuse. C’est une forme de bien-pensance que je trouve agaçante. C’est attribuer à la société et à ses travers – incontestables ! – la responsabilité des perturbations mentales de chacun. Nous sommes tous soumis à des formes de souffrance sociale sans pour autant devenir des assassins. L’aliénation sociale de Louise fait certes exploser ses barrières, ses « garde-fou » pourrait-on dire –  jamais le mot n’aura été plus approprié ! Mais c’est son déséquilibre mental qui l’avait conduite à l’exclusion... Et il ne faut surtout pas se tromper de victimes...

Chanson douce soulève une autre question. La période des fêtes et des cadeaux approche. Offrir le prix Goncourt est une pratique courante. Peut-on offrir celui-ci à n’importe qui ?

FACILE     ooo   J’AI AIME

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Babylone, de Yasmina Reza

Publié le 9 Novembre 2016 par Alain Schmoll

Novembre 2016,

BabyloneAprès avoir tué sa compagne lors d’une scène de ménage partie en vrille, un brave homme un peu paumé et une voisine compatissante – en l'occurrence la narratrice, une femme en plein blues de la soixantaine – échafaudent des tribulations de pieds nickelés pour dissimuler le meurtre.

Voilà une présentation sommaire, personnelle et – à mon sens – attractive de Babylone, le dernier roman de Yasmina Reza.

Car j’ai trouvé ennuyeuse et sinistre la trop longue première partie du récit – avant qu'il ait tué sa compagne ! –, cette partie dont, dans les cénacles, on semble vouloir parler le plus. Une fête tristounette, entre petits bourgeois vieillissants, étriqués et désenchantés. Des personnages qui seraient exilés de leurs rêves, à l’instar des Hébreux à Babylone ! Pas très convaincant... Lecture interminable, pas drôle, parfois glauque, dans laquelle je n’ai pas trouvé d’intérêt... bien qu’étant  de la même génération. Je n’ai même pas prêté attention aux signes avant-coureurs du drame, très discrètement et finement instillés par l’auteure.

J’ai un moment hésité à continuer ma lecture... Et oui ! On n’est pas au théâtre, où l’on est astreint à rester patiemment assis quand la pièce est un peu longue à démarrer. Un livre que l’on trouve ennuyeux, quand il reste deux cents pages à absorber, il peut s’envisager de le refermer.

L’avouerai-je ? C’est dans les critiques de lecteurs que j’ai cherché un encouragement ... Et je l’ai trouvé ! Babylone est un polar, ai-je lu... En effet, à peine quelques pages après avoir repris ma lecture, coup de théâtre ! Mort violente, victime, meurtrier, police, enquête...

Babylone est-il un polar ? C’est plutôt ce qu’on appelle un roman noir, cette forme de littérature populaire, où un fait divers tragique se produit dans un univers de misère et de souffrance qui peut faire disjoncter des individus fragiles.

C’est bien ce qui arrive à Jean-Lino, un pauvre type en mal d'affection et de reconnaissance depuis son enfance. Il n’en a jamais trouvé, ni auprès de sa compagne, ni auprès de son petit-fils, un gamin de cinq ans, ni auprès de son chat. Car l’affection et la reconnaissance, le meilleur moyen de ne jamais en trouver, c’est de trop montrer qu’on en demande.

Et Elisabeth, la narratrice ! En quête d’émotions fortes, à l’automne d’une vie dont elle ne peut dire si elle a été heureuse ou pas ? Comment a-t-elle pu ainsi se fourvoyer auprès de l'inénarrable Jean-Lino, au risque de se perdre. Probablement d’ailleurs que dans un roman noir à l’américaine, l’auteur l’aurait laissé se perdre. En ce sens, la troisième et dernière partie du livre – face à la police et à la justice –, plutôt amusante à lire, m’a laissé sur ma faim sur la fin...

La meilleure partie du roman est la deuxième. Elle se déroule dans la chambre de la victime, puis dans le hall d’entrée de l’immeuble. Les scènes et les dialogues sont très cocasses. Au théâtre, ce serait certainement irrésistible de drôlerie.

Yasmina Reza a le sens de la dramaturgie de scène. Le succès de ses pièces en témoigne. Je suis certain qu’au théâtre, la fête de la première partie, avec ses blagues à deux balles, ses ragots de pipelette et ses commentaires à la Deschiens, serait plus vivante, plus plaisante, plus distrayante, que dans les trop nombreuses pages qui lui sont consacrées dans le roman. Et le debriefing de fin de soirée entre mari et femme, après le départ des invités, n’est rien d’autre qu’une pure scène de théâtre.

Je ne suis pas dans la tête des jurés du Renaudot et je ne connais pas leurs critères.  Je ne conteste pas le talent narratif et le style de Yasmina Reza. Babylone est un ouvrage de fiction finement construit. Mais il lui manque le petit je-ne-sais-quoi qui rend passionnant certains romans.

GLOBALEMENT SIMPLE     ooo   J’AI AIME

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L'insouciance, de Karine Tuil

Publié le 31 Octobre 2016 par Alain Schmoll dans Littérature, romans, critique littéraire, lecture

Octobre 2016,

Un livre d’une rare puissance, à la fois expressive, moraliste et romanesque.

Tout au long des cinq cents pages, j’ai été captivé par l'enchaînement des péripéties, impressionné par la dramaturgie géopolitique dans laquelle elles prennent place, fasciné par la critique de la fresque sociale parisienne plantée comme décor.

Construit comme un thriller, le récit met en scène, à tour de rôle, trois hommes incarnant trois univers différents. Ces hommes – et leurs univers – s’entrecroiseront tout au long du récit et se rejoindront au final dans des circonstances qui s'avèreront tragiques, en tout cas pour l’un d’eux.

Un premier chapitre fracassant. Je l’ai lu le souffle coupé, maxillaires serrés, tous muscles noués. 2009 : retour d'expérience d'opérations en Afghanistan, en compagnie de Romain Roller, un jeune sous-officier des forces françaises. C’est l’un des trois hommes clés de l'intrigue. Prise de conscience de l’extrême sensation de vulnérabilité sur le terrain, de l'incertitude du futur immédiat, de la fragilité des destinées ; violence de la guerre, sordide de la guérilla comme de la lutte anti-guérilla. Envie de vivre, mais comment ? Peur et culpabilité. Stress post-traumatique assuré.

Deuxième personnage : Osman Diboula. Quand on est noir, en France, est-on visible ou invisible ? Pas inutile de faire l’inventaire des opportunités et des menaces. Sans avoir fait d’études, Osman est sorti par le haut d’un rôle d’animateur dans une cité de la banlieue parisienne. Grâce à son entregent et à son sens des bons offices, il a réussi à intégrer un cercle proche du Président – ... un Président parfaitement identifiable ! –. Totalement imprégné du virus de la politique, il est à l’affût du moindre coup médiatique. Mais attention aux embûches !....

François Vély, cinquante ans, richissime homme d’affaires franco-américain. Un charismatique patron du CAC 40, brillant, dominateur, ambitieux. Comme il se doit, grand amateur et collectionneur d’art contemporain. Dans le privé, c’est un homme élégant, subtil, cultivé, courtois, charmeur. Tout pour lui !... Élevé dans la religion catholique. Son père, une personnalité très honorablement connue, était né Paul-Elie Lévy... Rien ne devrait résister à François Vély. Pourtant un drame familial a déjà commencé à entraver sa marche en avant. Et il payera cher une erreur de jugement involontaire.

Ces trois hommes ont une caractéristique commune. Leurs univers – respectivement la guerre, la politique, la finance internationale – les coupent de la réalité du quotidien. Autour d’eux, les femmes sont plus pragmatiques. Elles savent faire la part des choses et prendre leurs responsabilités. Elles observent les événements avec lucidité, et même avec une certaine férocité...

Ainsi en est-il de l’auteure, Karine Tuil. Elle ne pratique pas la langue de bois, ne concède rien au politiquement correct ou à la commisération, ne manifeste aucune complaisance pour aucun bord.

Pas de complaisance envers les jeunes des banlieues qui dérivent vers la délinquance, le communautarisme, la radicalisation et la haine ; ni pour l’hypocrisie des mœurs de la grande bourgeoisie élitiste condescendante, aveugle ou insensible à ce qui se trame hors de ses cénacles.

Pas de complaisance pour les médias et la démesure insensée de leur pouvoir sur les réputations, ni pour les réseaux sociaux et leur diffusion massive de calomnies et de messages de haine.

Pas de complaisance pour les propos racistes ou antisémites, qu’ils proviennent de milieux bourgeois traditionnels ou de communautés frustrées par ce qu’elles qualifient de « deux poids, deux mesures ».

Pas de complaisance non plus pour ceux qui se jettent dans une pratique orthodoxe du judaïsme. Ni envers ceux qui, ayant pris leurs distances avec leur identité, protestent « mais je ne suis pas juif ! » au lieu de dénoncer la nature des insultes antisémites qui les visent... Au fond, retour de l’éternel débat : c’est quoi, être Juif ? Est-ce se considérer comme tel ? Est-ce être considéré comme tel par les autres, juifs ou non-juifs, antisémites ou pas ?...

L’écriture de Karine Tuil s'autorise une certaine liberté syntaxique, dans de longues phrases, au demeurant tout à fait fluides. Une petite préciosité par ci par là : quelques mots inusités, dont le sens se déduit du contexte, ce qui n'empêche donc pas la lecture de L’insouciance d’être accessible à tous.

Dans ce roman riche et complexe qui m’a passionné au point de regretter qu’il s’achève, les personnages masculins ne résistent pas au sentiment de leur culpabilité. L’attitude finale de Marion Decker, le personnage féminin principal, évoque ce que l’on appelle la résilience.

Quand nous survivons aux épreuves, aux violences, aux horreurs, nous restons meurtris, déformés, disloqués. Notre insouciance s’est envolée. Mais nous sommes vivants, ouverts à l’amour. Survivre c’est vivre, tout simplement.

GLOBALEMENT SIMPLE     ooooo   J’AI AIME PASSIONNEMENT

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Petit Pays, de Gaël Faye

Publié le 23 Octobre 2016 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire

Octobre 2016,

Petit paysImpossible de lire Petit pays sans y investir sa sensibilité personnelle. J’ai pourtant essayé. Sachant que ce roman s’inscrivait dans le contexte des abominations commises au Rwanda en 1994, j’étais bien décidé à le lire en me tenant à distance, afin de me protéger de pages dont je prévoyais qu’elles pourraient être insoutenables.

Et je me suis fait avoir ! Car le début du livre est délicieux, drôle, touchant ; l’écriture est fluide, limpide, lumineuse. J’ai baissé la garde, comme anesthésié. La toile de fond dramatique des événements n’est apparue que peu à peu. A l’instar des personnages du roman, c’est de façon presque insensible que je me suis trouvé embarqué dans une spirale d’émotions « en tour d’écrou », pour paraphraser Henry James : appréhension, inquiétude, incrédulité, effarement, accablement, ... et par moment l’horreur !

Au début de l’histoire dont il est le narrateur, Gaby n’a pas encore onze ans. Il vit alors à Bujumbura, capitale du Burundi. Papa, un entrepreneur français, a les cheveux clairs et les yeux verts. Maman est native du Rwanda, l’état voisin. Elle est très belle : « une beauté svelte, à la peau noire ébène »... Un physique de Tutsi, l’une des ethnies peuplant cette région de l’Afrique des Grands Lacs.

Les Tutsi constituent une caste dominante au Burundi. Au Rwanda, ce sont les Hutu, plus nombreux, qui sont au pouvoir. Hutu et Tutsi se haïssent. Ils se haïssent tellement que les meurtres inter ethniques sont fréquents et massifs. Jusqu’au génocide de 1994, où en trois mois, près d’un million de Tutsi seront victimes de l'acharnement des Hutu à les exterminer. S’en suivront, dans la région, des représailles à n’en plus finir. Des événements tragiques qui ont fait la une de nos journaux, d’autant que les forces d'interposition françaises s’étaient retrouvées quelque peu en porte-à-faux…

Les événements et leur enchaînement en 1993 et 1994, Gaby les découvrira au fil des mois au travers des témoignages de ses proches. Terrifiant ! Un rude apprentissage de la réalité, auquel il cherchera à résister avec candeur. Il sera finalement contraint de s’y soumettre, comme tous les petits garçons qui se façonnent dans les épreuves qu’ils traversent... ainsi que dans les bêtises où les copains les entraînent...

Comme bêtise entre garçons, il y a le « t’es pas cap’... ». Comme de sauter du grand plongeoir ; classique pour un gamin challengé par les copains. Mais s’il faut lancer un Zippo allumé sur une voiture arrosée d’essence, c’est ... autre chose !... Sortie brutale du cocon de l’enfance, de l'innocence, de la neutralité insouciante ! Même les enfants sont amenés à choisir leur camp. De gré ou de force.

Jusqu'à alors, Gaby avait vécu dans une sorte de jardin d’Eden, une impasse tranquille, arborée et fleurie d’un beau quartier de Bujumbura. Des villas habitées par des familles d’occidentaux expatriés et de notables africains. Gaby et ses copains y vivaient en marge de l’existence rude de la population africaine. L’impasse : un symbole de havre de paix fermé aux passages non désirés.

Lors de la guerre civile, tout va changer. Gaby verra son impasse profanée, sa famille fracturée, son paradis perdu. La spontanéité des Burundais, qui les amenait à se laisser aller sans retenue à la gaîté, à l’amitié, à la fête, les fera basculer sans plus de retenue vers la colère, la haine et la violence.

Vingt ans plus tard, Gaby est resté marqué par le symbole de l’impasse. C’est ainsi qu’il qualifie son pays d'accueil, la France : une immense impasse, une sorte d’oasis tranquille où les bruits et les fureurs du monde ne parviennent qu’assourdis.

Perdure l’envie de retourner à Bujumbura ! L'occasion se présente : récupérer un ensemble de livres légués par une vieille voisine qui l’avait initié à la littérature. Départ en forme de quête, à la recherche de l’impasse, des parents, des amis, de l’enfance perdue...

Et une dernière scène qui m’a bouleversé aux larmes : dans le fond d’un bar, une vieille femme, qui n’a plus toute sa raison, évoque en radotant des taches au sol qui ne partent pas... Des propos incompréhensibles pour ceux qui l’écoutent – et qui d'ailleurs ne l’écoutent pas ! – mais qui m’ont replongé dans l’une des pages les plus poignantes du livre... Gaby repartira-t-il de sitôt ?

Gaël Faye, l’auteur, est un brillant poète et rappeur – qui me fait penser à Stromae. Il a le même âge que Gaby. Comme lui, il est né au Burundi, d’un Français et d’une Rwandaise. Il précise qu’il n’a pas vécu ce qu’a traversé Gaby. Il aurait pu. Il l’a imaginé dans Petit pays, son premier roman, magnifiquement écrit. Un témoignage sur le vif. De l'émotion à l’état pur.

 FACILE     ooooo   J’AI AIME PASSIONNEMENT

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Judas, d'Amos Oz

Publié le 13 Octobre 2016 par Alain Schmoll

Octobre 2016,

Judas Judas. Tel est le titre de ce livre d’Amos Oz... Judas, ça veut dire traitre !... C’est plus qu’un titre, c’est un pavé lancé... De quel côté va-t-il retomber ? Comment ne pas fâcher ou blesser ?...

Un coup d’œil autour de nous. Il n’est pas un seul homme politique qui n’ait été un jour accusé de trahison... Traitres, nous le sommes tous ; je trahis, tu trahis, il ou elle trahit, etc... Voilà ! C’était juste pour dédramatiser le titre avant de nous pencher avec sérénité sur l’ouvrage.

Quel est le genre de ce roman ? Drame psychologique, récit politico-historique, recueil de débats et d’idées ? Il est un peu tout cela ; tout y est entremêlé, dans un ensemble très cohérent ; c’est ce qui rend le livre absolument passionnant. Essayons d’y mettre bon ordre.

Nous sommes en 1960, à Jérusalem. La ville est loin d’être ce qu’elle est aujourd'hui ; terrains vagues, no mans land, barbelés. C’est l’hiver. Il fait froid, il pleut, il vente.

Shmuel Asch, vingt-cinq ans, n’a plus les moyens de poursuivre ses études. En échange du gîte, du couvert et d’une petite rémunération, il tient compagnie le soir, dans une petite maison de banlieue, à un vieil homme invalide, érudit et disert. Cette opportunité lui permet de continuer à travailler à son mémoire de maîtrise « Jésus dans la tradition juive ».

Chaque soir est l’occasion de discussions enflammées entre Shmuel et cet homme âgé, disgracié, du nom de Gershom Wald ; une forte personnalité à l’esprit affûté et au tempérament emporté ; établi en Israël bien avant la création de l’Etat. Ils parlent histoire, politique, philosophie, sciences. Wald est un intellectuel pragmatique, Shmuel, socialiste, est un rêveur. Tous deux sont sionistes, laïques, sans doute athées. Les religions ne sont pour eux que sujets historiques ou politiques.

Dans la maison, vit aussi Atalia Abravanel, une belle femme d’une quarantaine d’années. Sa féminité mystérieuse et majestueuse fascine Shmuel, qui va tout essayer pour la séduire. Pas gagné d’avance. Avec son look d’homme des bois bedonnant, son agitation brouillonne alternant avec des tendances à la procrastination, sa manie de ressasser indéfiniment malaises, problèmes familiaux et déboires sentimentaux, Shmuel n’a rien d’un prince charmant. Mais son extrême sensibilité, sa naïveté, sa balourdise et son empathie sincère finissent par le rendre attachant.

Wald et Atalia s’ouvrent à lui. Shmuel prend ainsi connaissance d’un malheur survenu il y a douze ans, pendant la guerre d'indépendance. Deux ombres planent depuis sur la maison. Celle de Shealtiel Abravanel, son ancien propriétaire, père d’Atalia... Et celle de Micha...

Shmuel découvre que dans les années quarante, ce Shealtiel Abravanel avait été un dirigeant sioniste important. Il avait été écarté peu avant la création de l’Etat d’Israël, car il y était opposé ainsi qu’au plan de partage des Nations Unies. Il estimait que ce projet ne tiendrait pas dans le temps et qu’il était préférable que Juifs et Arabes trouvent ensemble un arrangement. Plus généralement, il considérait que le concept d’Etat était archaïque et qu’il fallait habituer les peuples à vivre ensemble sans frontières, passeports ni drapeaux. Un rêveur idéaliste... mort tristement deux ans plus tard, abandonné par ses anciens amis qui le tiennent pour un traitre.

Shmuel travaille aussi à son mémoire sur Jésus et il développe une hypothèse originale, en rupture par rapport aux évangiles canoniques. Selon ceux-ci, Judas Iscariote avait dénoncé Jésus aux autorités romaines en échange d’une récompense de trente deniers, devenant ainsi l’archétype haïssable du Juif traitre et vénal, fondement de vingt siècles d’antijudaïsme chrétien. Pour Shmuel, Judas était au contraire un adepte fervent et dévoué de Jésus. Convaincu de sa nature divine – ce dont doutait Jésus lui-même – il l’avait délibérément mené à la crucifixion, afin qu’en se libérant miraculeusement du supplice, il se révèle à la face du monde et instaure le Royaume de Dieu sur terre... Judas, un idéaliste, naïf, illuminé.

Nous voici donc face à deux dilemmes : Abravanel et Judas, traitres ou rêveurs idéalistes ? Chacun se fera librement son opinion. Mais malheureusement les meilleurs –  Jésus, Micha – périssent toujours dans des conditions atroces.

Shmuel pose la question : Pourquoi sa thèse, lumineuse et crédible, n’a-t-elle jamais été défendue avant lui par un érudit ou savant juif ? Cela aurait pu mettre fin aux malentendus entre Chrétiens et Juifs... Rêverie, quand tu nous tiens ! semblent penser Wald et Atalia.

Écoutons Gershom Wald, le réaliste (nous sommes en 1960) : « Les Arabes du cru tiennent à cette terre parce que c’est la seule qu’ils possèdent. Ils n’en ont pas d’autre. Comme nous, pour les mêmes raisons. Ils savent que nous n’y renoncerons jamais et nous savons qu’ils ne lâcheront pas prise non plus. Par conséquent, une parfaite entente règne entre nous. Il n’existe pas de malentendu et il n’y en aura jamais. » ... On ne peut pas parler d’optimisme béat.

Encore Gershom Wald pour le mot de la fin : « Grâce aux rêveurs, nous les réalistes sommes un peu moins pétrifiés et désespérés ».

GLOBALEMENT SIMPLE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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