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ça va mieux en l'écrivant !...

... ENCORE FAUT-IL LE LIRE AVANT !

lecture

Le Sel de tous les oublis, de Yasmina Khadra

Publié le 28 Janvier 2021 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Janvier 2021, 

Né en Algérie, Yasmina Khadra vit en France depuis 2001. Son pseudonyme, constitué des deux prénoms de son épouse, lui avait permis de se lancer dans l’écriture en se protégeant de la censure militaire, à une époque où il était encore officier dans l’armée algérienne. J’avais lu et beaucoup apprécié deux de ses romans, les plus renommés parmi la vingtaine qu’il a écrits, L’Attentat et Ce que le jour doit à la nuit.

Dans Le Sel de tous les oublis, il se penche sur le rapport de l’homme et de la femme, dans une société qui est bien loin de remettre en question ses traditions patriarcales. La fiction se passe en 1963, dans l’Algérie rurale. L’indépendance est toute récente. Le pays sort d’une guerre douloureuse et rêve naïvement de lendemains qui chantent.

Dans une première partie, le livre raconte la dérive d’Adem, un homme jeune, à qui son épouse vient d’annoncer qu’elle a un amant et qu’elle le quitte. Cela faisait des années que cet instituteur ne s’intéressait plus vraiment à elle, qu’elle n’était plus qu’un accessoire ménager, mais il n’avait jamais imaginé le scénario d’un tel départ. Anéanti, incapable de supporter le regard des autres, il laisse tomber son métier et abandonne la petite maison à laquelle ses fonctions d’enseignant lui donnaient droit. Sans argent et muni d’un maigre baluchon, il s'en va, droit devant lui, à la recherche de… il ne sait pas vraiment quoi !

En ville, il fréquente les bars, tombe dans l’alcoolisme, se fait tabasser, dépouiller et découvre l’enfermement parmi un monde de pauvres bougres. Il part ensuite dans le maquis et fait sur son chemin des rencontres étonnantes, des personnages marginaux, folkloriques, dont un nain disgracié philosophe. Tous l’abreuvent de conseils positifs, de recommandations optimistes, mais il n’écoute pas. Tombé dans la plus grande précarité, il dort dans des grottes et ne survit que grâce à la générosité des personnes qu’il croise ; des actes de bienveillance spontanée qu’il ne sollicite pas et auxquels il se refuse même, en retour, à témoigner de la reconnaissance par un minimum de civilité. Il ne répond pas aux questions, rejette les approches amicales, préfère cultiver sa solitude pour mieux ruminer son sort personnel.

Dans la seconde partie du roman, il est hébergé par un homme handicapé et son épouse. Il accepte de leur rendre un service en échange du gîte et du couvert. Après son parcours initiatique douloureux, cette rencontre est l’occasion d’une rédemption, avec le risque de retomber dans ses vieux démons...

La narration change alors de rythme et cesse de traîner son allure lénifiante de conte philosophique, pour devenir réellement captivante. Adem va se trouver, sans le moindre état d’âme, aux prises d’un côté à des imams accrochés à une vision archaïque de la société, de l’autre à des fonctionnaires corrompus, avides ou lâches, prêts à abuser de leur pouvoir récent dans une Algérie indépendante. Mais sur le plan personnel, Adem a-t-il intégré le bon comportement à adopter face à une femme ?

L’écriture est parfaite, il n’y a rien à en redire, si ce n’est qu’elle est presque un peu trop lisse, un peu gentillette, comme le sont aussi les vers dont le titre est extrait. Le Sel de tous les oublis est un livre agréable à lire, mais une fois ses pages évaporées dans les oubliettes du temps, je garderai surtout de Yasmina Khadra le souvenir des deux romans que je mentionnais au début de cette chronique.

FACILE     ooo   J’AI AIME

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Buveurs de vent, de Franck Bouysse

Publié le 28 Janvier 2021 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Janvier 2021,

Franck Bouysse est un écrivain hors normes. Roman après roman, il est aujourd’hui de bon ton de se prosterner sans réserve devant celui qui est devenu une icône de la littérature française. Mais qu’est-il possible d’écrire après l’extraordinaire Né d’aucune femme ? En d’autres termes, Buveurs de vent, son nouveau roman, est-il à la hauteur du précédent ?

Les deux livres portent la patte de l’auteur et présentent forcément des analogies. Les actions se situent dans des terroirs sauvages, hostiles, fermés. Ces terroirs sont marqués au fer par la présence pesante, aliénante, d’une industrie lourde, dirigée sans partage par un patron vorace, tyrannique et tout puissant, une sorte d’ogre, pouvant s’appuyer sur des affidés prêts à tout. Les tiers sont asservis, résignés, à l’exception d’un personnage de femme, une héroïne fière, qui sonne l’heure de la rébellion.

Les ouvrages ont aussi leurs différences. Né d’aucune femme était une fiction réaliste, même si l’auteur y avait poussé aux états limites les traits des personnages, explorant l’humanité dans ce qu’elle a de pire et la résilience pour ce qu’elle a de plus noble. Dans Buveurs de vent, l’auteur saute une marche. Le cadre franchit les bornes du réel, le roman prend tantôt les codes d’un western, tantôt ceux d’un conte fantastique. L’ogre est un être qui échappe à notre entendement, un humanoïde désincarné dont les motivations sont impénétrables… peut-être sont-ce des algorithmes !... Un autre personnage m’interpelle. Il débarque, sans crier gare, en provenance d’une pièce de Shakespeare. Un marin ! Que diable vient-il faire dans cette galère ?

L’action de Buveurs de vents se passe dans la vallée du Gour Noir, paradis ou enfer inaccessible, où la nature est belle, sauvage, intemporelle, à peine altérée par la modernité. Il n’en est pas de même pour l’espèce humaine. La vallée est le siège d’une activité industrielle prédatrice – un barrage, une centrale électrique, des carrières –, dirigée par Joyce, un ogre paranoïaque venu de nulle part, qui imprime de sa patte tous les détails de la vie quotidienne, annihilant une population résignée, telle une nuée d’insectes prise dans la toile d’une araignée tentaculaire.

La modernité aurait pu se limiter au viaduc, un ouvrage d’art métallique majestueux qui permet à la voie ferrée d’enjamber la vallée. Le viaduc fascine trois frères et une sœur, une fratrie du genre « un.e pour tou.te.s, tou.te.s pour un.e », dont la distraction préférée est de s’y suspendre, chacun au bout d’une corde, pour ressentir les vibrations des trains qui passent et aspirer les courants d’air qui balayent la vallée.

Dans une interview, Franck Bouysse explique qu’il a construit son roman à l’inverse de sa pratique courante. Il a pour habitude de brosser d’abord les personnages et c’est autour d’eux qu’il structure intrigue et décors. Dans Buveurs de vent, c’est du paysage, du viaduc – qu'il a vu de ses yeux et qui le subjugue –, que seraient nés les personnages. De quoi s’identifier. Amoureux de la littérature et de la nature, il est à la fois Marc et Mathieu, et par son génie créatif venu de ses rêves d’enfant, il s’apparente à Luc. Devant ses yeux éblouis et les nôtres se tient l’héroïne, Mabel, échappant au destin d’apôtre de ses frères.

Chez les gentils comme chez les méchants, le casting est inattendu, hétérogène, attachant. Les péripéties sont de plus en plus captivantes au fil des pages. On les tourne avec envie, en quête d’un accomplissement… qui ne vient pas. Dommage ! Basculer vers un autre monde. Peut-être. Lequel ?

Reste l’écriture. La plume, à la fois brute et légère, puise ses ressources dans le soufre des profondeurs et vient humer l’air limpide des hauteurs. Chaque page apporte un lot d’images incroyables, sorties d’une imagination prolifique, féconde comme une terre. L’auteur montre une capacité éblouissante à plaquer des images conceptuelles, abstraites, évanescentes, sur les peintures d’un terroir séculaire, sombre, vivant. Un plaisir de lecture à côté duquel il aurait été dommage de passer.

DIFFICILE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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La Proie, de Deon Meyer

Publié le 13 Janvier 2021 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Janvier 2021, 

L’Afrique du Sud est une nation complexe. Je connais mal son histoire, mais j’ai bien conscience de la diversité d’origine de sa population et de la multiplicité de ses langues. J’avais suivi avec bienveillance les espoirs ouverts il y a une trentaine d’années par la fin du régime de l’apartheid et par les valeurs incarnées par Nelson Mandela. Des espoirs malheureusement déçus dans un pays restant affecté par la pauvreté, les inégalités, la violence et un marasme économique entretenu par une corruption au plus haut niveau de l’Etat, tout particulièrement jusqu’en 2018, sous la présidence de Jacob Zuma, un ancien compagnon de route de Mandela.

Une corruption et une compromission de très grande ampleur, que l’écrivain Deon Meyer pose en pierre angulaire de la plupart de ses romans policiers. Son dernier ouvrage, La Proie, publié en afrikaans en 2018, est l’histoire fictive d’un projet d’assassinat du président de la République. 

Des vétérans de l’ANC, anciens camarades de lutte du président, considèrent qu’il a trahi « la Cause », qu’il donne une image désastreuse de l'Afrique du Sud et qu’il est responsable des difficultés économiques dont le pays n’arrive pas à s’extraire. Ils ont appris qu’à l’initiative d’hommes d’affaires proches du pouvoir et en contrepartie de commissions colossales, l’Etat est sur le point de confier la construction d’une centrale nucléaire à la Russie, laquelle cherche à étendre son influence sur le continent. Il faut mettre un terme à cette « kleptocratie », estiment-ils. Une prochaine visite officielle du président en France pourrait être l’occasion de mettre leur projet à exécution.

Ils sollicitent un autre vieux camarade, un ancien tueur de ce qui était la branche armée de l’ANC, soutenue à l’époque par le KGB et la Stasi. Reconverti depuis trente ans sous une fausse identité dans une petite vie tranquille en France, à Bordeaux, cet homme hésite à participer à cet acte de terrorisme. Est-il d’ailleurs encore physiquement et mentalement apte ? 

En même temps, deux officiers des « Hawks », une unité d’élite de la police criminelle d’Afrique du Sud, sont amenés à enquêter sur la mort violente d’un ancien policier, disparu au cours d’un trajet dans un train de luxe. Son corps est retrouvé quelques jours plus tard dans une zone désertique, près de la voie ferrée. Accident, suicide ou meurtre ? 

Fort de ses savoir-faire bien connus en matière de guerre numérique et d’empoisonnement indécelable, le FSB, le Service secret russe qui a succédé au KGB, fera tout pour déjouer le complot. Il en est de même, au Cap, pour la direction de la Sécurité nationale, compromise avec le pouvoir et toute puissante pour imposer sa volonté. Mis en cause par le Défenseur des droits pour captation de patrimoine public, les proches de pouvoir crient aux fake news répandues par des ennemis de la révolution nationale démocratique, à la solde du « capital monopolistique blanc ».

La narration est consacrée alternativement aux deux intrigues qui se développent séparément, l’une en Afrique du Sud, l’autre en Europe, à Bordeaux, Amsterdam et Paris. L’auteur s’étend agréablement sur la vie privée compliquée des principaux personnages et sur la description des lieux dans lesquels ils évoluent. Peu à peu apparaît le lien entre les deux actions et le suspens devient captivant.

Certains pourront se sentir perdus dans les longs méandres de la narration et désemparés par l’énonciation de régions ou de villes dont les noms n’évoquent rien, en tout cas pour ceux qui ne sont jamais allés en Afrique du Sud. Il en est de même pour certains prénoms et patronymes, dont la diversité est représentative des origines ethniques des personnages.

La Proie n’en reste pas moins un thriller passionnant et instructif. Il mêle corruption, criminalité et politique internationale dans un tableau dont le réalisme et l’actualité ne font pas de doute.

DIFFICILE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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La Frontière, de Don Winslow

Publié le 13 Janvier 2021 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Janvier 2021, 

Je n’avais jamais rien lu de Don Winslow, cet auteur de romans policiers maintes fois primé, considéré comme un maître en la matière. Ceux qui recherchent de la littérature au contenu et au style délicats feront mieux de passer leur chemin, mais personnellement, je salue l’efficacité des mille pages de La Frontière, un volume publié en 2019 pour clore une trilogie (La Griffe du chien, Cartel) qui relate, sur quarante années, le combat du personnage principal, Art Keller, contre le trafic de drogue aux États-Unis et au Mexique. 

Les péripéties de La Frontière commencent au début de 2014 et s’achèvent en avril 2017. Art Keller, un vétéran de la lutte contre les narcotrafiquants, a été nommé à la tête de la DEA, ou Drug Enforcement Administration, une Agence fédérale rattachée au ministère de la Justice, dont la vocation est de s’opposer au trafic et à la distribution de drogues aux États-Unis.

Pas de difficulté à découvrir La Frontière sans avoir lu les précédents tomes. Le premier chapitre retrace à grands traits les principaux épisodes antérieurs et dresse le panorama des nombreux personnages. 

Au Mexique, après la disparition d’un « Padrino » qui avait réussi à fédérer tous les cartels, ses héritiers et les chefs de ces cartels sont entrés en concurrence pour lui succéder. Un monde de psychopathes à peine matures ! Leurs compétitions ressemblent à des jeux de société, sauf que les perdants ne sont pas condamnés à un gage, mais à la torture et à la mort, avec femme et enfants. Les méthodes de management d’un cartel sont simples : intimidations, prises en otage des familles, assassinats épouvantables filmés et postés sur les réseaux sociaux… L’horreur ! Pas d’états d’âme ! Les meurtres inutiles d’innocents sont légion et les responsables politiques corrompus n’hésitent pas à les couvrir. 

La drogue est en effet au cœur d’une filière économique très rentable. Elle génère de nombreux jobs et d’importants budgets dans sa production et dans sa distribution, mais également dans la police. « La guerre contre la drogue c’est aussi du business », reconnaît un homme politique américain. Quel serait l’intérêt de faire disparaître cette industrie ? On a pourtant dénombré 30 000 morts par overdose aux USA en 2014. (Des chiffres qui auraient doublé depuis.)

Art Keller constate l’échec des stratégies menées jusqu'alors. Fermer les frontières ? Elles restent des passoires. Arrêter les dealers ou les grands chefs ? Ils sont immédiatement remplacés. Alors il s’attaque à l’argent de la drogue, des surplus considérables, qui doivent être blanchis et investis. L’enquête passe par Wall Street et le financement d’opérations immobilières. Des agents de la DEA sont infiltrés...

Tel un Incorruptible du temps de la prohibition, Keller ne cède pas un pouce de terrain. Ses stratégies et son intransigeance ne sont cependant pas indolores. Elles entraînent la mort d’innocents, autant de sacrifices, comme dans n’importe quelle guerre. 

La construction de l’ouvrage est complexe, mais très cohérente. La narration globale est séquencée et schématisée comme un manuel d’histoire. Elle est toutefois agrémentée de « zooms » sur le séjour carcéral de trafiquants, sur les rivalités de dealers de quartiers, ou sur les fêtes spectaculaires que de richissimes Jefes de cartels organisent à grands frais dans leurs somptueuses villas.

Ce thriller très instructif est trépidant tout en étant passionnant, à condition d’avoir le cœur bien accroché. Inspiré de faits avérés, le roman est tellement réaliste qu’on a parfois l’impression de lire un documentaire. Difficile de savoir où s’arrête la vérité et où commence la fiction.

Que penser notamment de ce personnage, candidat républicain à la présidence dans la première moitié du roman, président élu par la suite ? Un homme qui communique par tweets, qui promet de construire un mur à la frontière du Mexique et dont le gendre finance une opération immobilière avec de l’argent sale… Certes, toute ressemblance ne pourrait être que fortuite… 

GLOBALEMENT SIMPLE  ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT

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Le métier de mourir, de Jean-René Van der Plaetsen

Publié le 23 Décembre 2020 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Décembre 2020, 

Le choix des lycéens de primer un livre portant un tel titre avait éveillé ma curiosité. Le métier de mourir est un ouvrage qui sort de l’ordinaire, comme d’ailleurs son auteur, dont c’est le deuxième roman. Jean-René Van der Plaetsen a mené une longue carrière de journaliste au Figaro, après avoir été, dans sa jeunesse, soldat en mission au Sud-Liban, en tant que Casque Bleu. Une expérience personnelle qui l’aura inspiré.

Quand ils évoquent le personnage principal d’un roman, les gens disent parfois « le héros », un terme souvent injustifié. Dans Le métier de mourir, il serait légitime de l’employer pour Belleface. C’est en tout cas clair dans l’intention de l’auteur. Celui que ses hommes appellent le Vieux est un militaire de carrière juste et courageux, une personne de bonne moralité, qui a crapahuté en Indochine dans la Légion étrangère, participé aux campagnes de Tsahal, où il accède au grade de colonel, avant de prendre, à l’âge de la retraite, un poste dans l’Armée du Liban-Sud. En 1985, il est assigné à la surveillance du check-point de Ras-el-Bayada, à l’entrée d’une zone franche entre Israël et le Liban. Un endroit stratégique, susceptible d’être attaqué par le Hezbollah.

J’ai été impressionné par la table des matières, strictement cadrée : premier jour, deuxième jour, troisième jour. L’attente d’une hypothétique attaque terroriste rappelle un peu celle du roman culte de Dino Buzatti, Le Désert des Tartares. Dans Le métier de mourir, l’attente ne dure que trois jours, mais son intensité dramatique est d’autant plus forte. Le dénouement est fracassant.

Le sujet du livre dépasse largement ces trois journées d’expectative, vécues sous un soleil de plomb, dans un paysage grandiose de premier matin du monde et dans un contexte politique conflictuel qui ne surprend plus personne. Le roman restitue en effet toute la vie du héros, sous forme de témoignages indirects et de souvenirs qui lui reviennent, traînant avec eux leurs lots de nostalgie, de tristesse et de colère : l’enfance heureuse dans une famille juive aisée de Varsovie, la déportation et l’extermination des siens à Treblinka, le sacrifice d’un prêtre lui ayant permis d’en réchapper miraculeusement…

S’en est suivi un long parcours de baroudeur, au cours duquel Belleface a construit sa morale de soldat, une démarche nourrie aussi par la lecture de l’Ecclésiaste, ce livre de l’Ancien Testament constitué d’aphorismes sur le sens de la vie. Tout ne serait que vanité, il n’y aurait rien de nouveau sous le soleil… Faut-il alors se résoudre à ne rien transmettre de ce qu’on a appris ? Et si Favrier, le jeune soldat français présent aux côtés de Belleface, pouvait lui tenir lieu de fils spirituel et entendre le secret qui hante le vieux militaire ?

J’ai beaucoup aimé ma lecture… pendant les deux tiers du livre. Je l’ai trouvé superbement écrit, car j’apprécie les phrases longues à la syntaxe grammaticale impeccable. Les paysages sont rendus avec un lyrisme de bon aloi, les environnements sont décrits avec un sens du détail qui dénote des qualités d’observation et d’expression hors du commun. Les parcours familiaux et les configurations psychologiques des personnages sont captivants.

Mais j’ai fini par me lasser de l’immobilité de la narration, de son rythme ralenti par l’abus de détails et de son basculement vers le prêche philosophique, ponctué de révélations métaphysiques. Quant au grand secret inavouable, il ferait sourire les lecteurs de thrillers.

Le livre a cependant le mérite de rappeler certaines problématiques géopolitiques, dans un Liban multiculturel où ce sont les religions qui régissent les comportements. Un monde magnifique, mais désespérant. Car là où l’humanité s’est jadis civilisée, les fous de Dieu ont pris un avantage sur les sages qui doutent. Parmi les citations en exergue, un extrait d’une sourate m’a fait froid dans le dos.

 GLOBALEMENT SIMPLE     ooo   J’AI AIME

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La vie joue avec moi, de David Grossman

Publié le 23 Décembre 2020 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Décembre 2020, 

J’étais curieux de lire un roman de David Grossman. Cet écrivain et intellectuel de gauche israélien avait obtenu, il y a une dizaine d’années, le prix Médicis étranger pour son livre Une femme fuyant l’annonce, écrit après qu’il eut perdu un fils de vingt ans, mort au combat.

Dans La vie joue avec moi, il explore les séquelles psychologiques frappant en cascade la famille d’une femme ayant survécu à des persécutions et des sévices. Il nous confronte aussi aux situations où l’on nous contraindrait de choisir entre deux solutions insupportables.

A cet effet, David Grossman met en scène trois Israéliennes, en 2008 : Véra, quatre-vingt-dix ans, sa fille Nina, sexagénaire, et la fille de celle-ci, Guili, bientôt quarante ans, à qui l’auteur confie la narration du roman.

Véra est née dans une famille juive de Croatie, un état qui faisait alors partie de la Yougoslavie. Elle vit dans un kibboutz depuis qu’elle a émigré en Israël avec sa fille, il y a plus de quarante ans. Cette femme toute menue est un concentré de vitalité et de dynamisme. C’est aussi une idéaliste inflexible au caractère intransigeant. Sa fille Nina est une femme insaisissable, instable, destructrice et autodestructrice. Elle a mené une vie dissolue, disparaissant et réapparaissant de façon imprévisible. Elle ne s’est jamais occupée de sa fille Guili, ayant mal supporté d’avoir été elle-même abandonnée par sa mère à l’âge de six ans. Guili, qui exerce la profession de cinéaste, est une femme très tourmentée, reprochant, elle aussi, à sa mère de l’avoir laissé tomber toute petite.

Dans la famille, il y a aussi Raphaël, la crème des hommes. Elevé par Véra, qu’il respecte, il est tombé tout jeune déraisonnablement et définitivement amoureux de Nina. Il est le père de Guili, qu’il a élevée et à laquelle il a transmis ses secrets de cinéaste.

Dans l’espoir d’une catharsis qui permettrait aux trois femmes de trouver un équilibre dans leur vie et de nouer entre elles des relations apaisées, tous les quatre partent à la recherche du passé de Véra. Une équipée filmée par Guili, en Croatie dans le village natal de sa grand-mère, puis sur l’île de Goli Otok, un ancien goulag voulu par le maréchal Tito, où elle était restée prisonnière pendant près de trois ans, à la fin des années quarante.

Petit rappel historique. Maître tout puissant de la République fédérative populaire de Yougoslavie de 1945 à sa mort en 1980, le futur maréchal Tito adhère au Parti communiste yougoslave en 1920, il en est nommé secrétaire général par Staline dans les années trente. Il participe à la résistance contre l’Allemagne nazie et prend le pouvoir à la fin de la guerre. En 1948, Tito rompt avec l’URSS, noue des relations avec l’Occident, mais fidèle aux méthodes de son ex-mentor, il crée le camp de Goli Otok pour enfermer ses opposants, et parmi eux les communistes restés staliniens.

Un livre pénible à lire. Les secrets annoncés ne sont pas vraiment des secrets, dans cette fiction très inspirée de la vie d’une authentique résistante yougoslave installée en Israël, Eva Panić Nahir, que l’auteur a rencontrée à plusieurs reprises. La narration de Guili traîne en longueur et s’encombre de considérations personnelles brouillonnes et tourmentées. « Normal, » me direz-vous, « Guili est une femme tourmentée, vous l’avez dit vous-même ». Oui, mais n’empêche que le texte est parfois difficile à suivre, d’autant plus que tout est sinistre dans cette sombre histoire ! Pour compliquer les choses, c’est Véra elle-même qui raconte sa jeunesse, dans un langage censé montrer qu’elle maîtrise mal l’hébreu. Et sa détention au goulag fait l’objet de phrases brutes et sèches que Guili a notées en script, quand elle ne pouvait pas sortir sa caméra.

Une lecture qui manque terriblement de fluidité. Les personnages sont toutefois intéressants, leurs rapports aussi. Peut-être la fiction gagnerait-elle à être adaptée au théâtre.

DIFFICILE     oo   J’AI AIME… UN PEU

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Retour à Martha's Vineyard, de Richard Russo

Publié le 8 Décembre 2020 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Décembre 2020, 

Retour à Martha’s Vineyard est le dernier opus de Richard Russo, un écrivain très populaire outre-Atlantique. Plusieurs de ses romans ont été primés, notamment Le déclin de l’empire Whiting, un best-seller qui lui avait valu le prix Pulitzer, il y a une vingtaine d’années. Il est aussi l’auteur de scénarios de films et de séries adaptés de ses romans.

Martha’s Vineyard est une petite île au large de la côte Est des États-Unis. A l’instar de la presqu’île de Cape Cod et de l’île de Nantucket, toutes proches, elle se situe dans un secteur touristique très prisé.

Le titre français du roman est explicite. Trois anciens copains de fac, Lincoln, Teddy et Mickey, se retrouvent à l’âge de soixante-six ans, pour un séjour sur l’île, dans une maison appartenant à Lincoln, plus de quarante ans après y avoir déjà passé ensemble une semaine de vacances en 1971 à la fin de leurs études. Ils étaient alors accompagnés par une jeune femme, Jacy, dont ils étaient tous les trois amoureux… et dont ils avaient perdu la trace aussitôt après.

Leur amitié a survécu au nombre des années, mais l’absence de Jacy les obsède tous les trois. Qu’est-elle devenue ? Pourquoi a-t-elle disparu ? Est-elle même encore vivante ? Chacun se demande si l’un des deux autres ne porte pas la responsabilité de sa disparition. A l’époque, ils avaient supporté l’idée qu’elle fût fiancée à un garçon qu’ils ne connaissaient pas. Aucun n’aurait admis qu’elle eût choisi l’un d’eux trois. Un point sur lequel ils semblent n’avoir guère évolué avec l’âge.

Tous les ingrédients d’un polar… Mais le livre n’est pas un polar. On attend impatiemment d’en savoir plus sur Jacy, mais l’histoire de la jeune femme, poignante à plus d’un titre, est tellement indépendante du reste de la fiction, qu’elle n’en constitue pas le dénouement.

Le titre original du roman est Chances are…. Il ouvre des pistes plus profondes que le titre français. L’expression « Il y a des chances que… » ou « Il est probable que… » sous-tend les thèmes abordés par l’auteur, contemporain de ses personnages. A la fin des années soixante, la jeunesse a cru pouvoir s’émanciper, créer un monde nouveau, ouvrir à chacun le choix de tracer librement son propre parcours. Quarante-cinq ans plus tard, Lincoln, Teddy et Mickey ne sont toutefois pas devenus autre chose que ce qu’il était probable qu’ils devinssent. Ils avaient cru à leur indépendance, mais ils ne sont pas parvenus à s’affranchir de l’emprise de leurs gènes et de leur vécu familial. Et Jacy s’en était rendu compte pour elle-même bien avant eux.

Lincoln, Teddy et Michael sont originaires d’horizons géographiques lointains (c’est très vaste, les USA !). Ils ont grandi dans des milieux socio-économiques et culturels très disparates. Les parents de Lincoln et de Teddy sont des petits bourgeois plutôt étriqués, le père de Mickey était un ouvrier fort en gueule, alors que Jacy a été élevée dans une famille huppée. Physiquement, physiologiquement et psychologiquement, les trois garçons ne se ressemblent pas. A vingt ans, on croit que l’amitié permettra de gommer les différences. Quarante ans plus tard, on constate que les différences sont inchangées et qu’il fallait l’éloignement pour préserver les liens.

Je ne peux pas juger de l’écriture de Richard Russo. J’ai trouvé le texte français heurté, la syntaxe sans finesse, le vocabulaire parfois approximatif. Certains développements m’ont paru traîner en longueur. Ma lecture n’a donc pas été fluide. Du coup, je ne me suis pas vraiment attaché ni intéressé aux personnages masculins et à leurs parcours, qui manquent d’ailleurs de romanesque. Seul celui de Jacy, tragique, a retenu mon attention.

Mes vingt ans, je les ai eus, moi aussi, en même temps que Jacy, Lincoln, Teddy et Mickey. Dans Retour à Martha’s Vineyard, j’ai apprécié de retrouver les ambiances, les tendances, les musiques du début des années soixante-dix. Et il n’est pas inutile de se rappeler les sales années de la guerre du Vietnam, lorsque les dates de naissance des appelés avaient été tirées au sort. Des appelés qui avaient deux fois plus de chances que les militaires de carrière de ne pas revenir. Chances are….

DIFFICILE     ooo   J’AI AIME

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Le Cœur synthétique, de Chloé Delaume

Publié le 8 Décembre 2020 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Décembre 2020, 

Obtenir un grand prix littéraire pendant le confinement était peut-être une chance. Le Cœur synthétique, prix Médicis 2020, a fait beaucoup parler de lui. On a pu en connaître un peu l’histoire, elle promettait d’être croustillante. Adélaïde vient de divorcer après sept ans de vie commune, un choix assumé sous prétexte que son quotidien conjugal était devenu ennuyeux. La jubilation d’une liberté retrouvée s’effacera vite devant l’appréhension d’un célibat solitaire. Car Adélaïde ne conçoit pas de vivre sans être en couple avec un homme.

Hélas, ceux-ci sont rares. Les chiffres sont implacables, les femmes sont plus nombreuses. Rien qu’à Paris, elles sont plusieurs milliers à ne pas trouver de compagnon. Sur le marché de la rencontre amoureuse, la concurrence est rude. A quarante-six ans, Adélaïde ne se sent plus compétitive… Un simple problème de marketing ?

Ce serait comme au bureau ? Adélaïde est attachée de presse dans une maison d’édition. Là aussi, la concurrence est rude pour arracher un prix littéraire, seule façon de colmater les pertes sur un marché où il est plus rentable de publier de la chick-lit que de la poésie expérimentale.

Le problème d’Adélaïde est éminemment féminin. Autour d’elle, on est intellectuel.le, progressiste, bobo, féministe, et elle-même ne se voit pas autrement. Son problème est qu’elle aime les hommes et que ses velléités identitaires se heurtent à des aspirations sentimentales et romantiques de midinette fleur bleue. Une fleur bleue coupée et recoupée, qui craint d’être bientôt fanée et séchée, et qui part en quête désespérée d’un prince charmant introuvable.

L’auteure – j’ai du mal avec autrice – raconte sur un ton badin les pérégrinations d’Adélaïde, dans sa vie privée comme dans sa vie professionnelle, deux univers dans lequel tout ce qu’elle subit est pathétique et en même temps désopilant. Car il faut de l’humour pour supporter les contrariétés et y faire face. Le roman n’est pas une autofiction, mais on imagine ce qui relie les deux femmes.

L’ouvrage ne se limite pas à une narration romanesque. La solitude, l’isolement, le repli sur soi sont mortifères. Pour y échapper en l’absence d’une vie en couple, Chloé Delaume suggère aux femmes la sororité, une « solidarité fraternelle » en petit groupe, conçue pour durer à la vie à la mort, cimentée au besoin par le partage d’un rituel secret plus ou moins métaphysique.

Chloé Delaume. C’est le nom sous lequel l’auteure de ce roman très agréable à lire a construit son identité de femme et d’artiste complète. Son écriture est superbe, tout en légèreté et en simplicité. Aucun artifice visible dans la construction ni dans le style. Les chapitres et les phrases semblent venir naturellement, comme lorsqu’on se raconte une histoire à soi-même. Le ton est libre, juste, cru s’il le faut. Un rythme musical semble se dégager du phrasé, court, et je me suis pris à prononcer silencieusement ma lecture, comme quand on lit de la poésie. Virtuosité spontanée ou travaillée ?

Après mon sentiment de lecteur, je tiens à donner mon ressenti d’homme, et tant pis si je n’ai pas la légitimité pour, tant pis s’il s’agit d’une appropriation culturelle déplacée, car comme homme, je suis tout ce qu’il y a de plus détestable : blanc, pédégé, sexagénaire (et plus), hétéro, marié depuis quatre décennies et j’en passe…

J’ai lu Le Cœur synthétique en voyeur, comme une chronique d’échecs féminins annoncés. Je me suis amusé des mésaventures d’Adélaïde… mais elles m’ont aussi attristé. On a beau être un homme, on peut faire preuve d’empathie. Et s’imaginer soi-même lâché tardivement sur le marché de la rencontre… Un dernier point, sur lequel je m’inscris en faux : de nos jours, les femmes ont la possibilité de rester jeunes et belles, compétitives donc, bien au-delà de quarante-six ans...

Et puis n’y a-t-il pas d’autre solution à l’ennui que la rupture ?

FACILE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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La petite Hongroise au manteau vert, de Cédric Charles Antoine

Publié le 22 Novembre 2020 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, romans, lecture

Novembre 2020,

Cédric Charles Antoine n’est pas un écrivain comme les autres. Autrefois agent immobilier, ce quadragénaire a changé de mode de vie en se lançant, il y a six ans, dans l’écriture de romans. Il en assure lui-même l’édition, un travail à temps plein mené avec son épouse, selon une stratégie qu’il a finement élaborée et à laquelle il se tient avec constance.

Une stratégie qui repose sur l’écriture et la publication d’un livre par trimestre ; un rythme effréné qui exige beaucoup d’énergie et grâce auquel il s’est constitué un lectorat fidèle, une clientèle qui le suit et s’est attachée à lui. Autre élément stratégique, la publication exclusive sur Amazon / Kindle ; il en juge les algorithmes comme le meilleur atout promotionnel possible pour un auteur indépendant.

Il s’agit donc d’un processus totalement intégré d’écriture-édition-publication. Une démarche novatrice, qui semble marcher et durer. Bravo !

Je me suis intéressé à Cédric Charles Antoine, parce que des amies m’avaient conseillé l’un de ses romans, La petite Hongroise au manteau vert, publié début 2019. Après avoir salué l’approche professionnelle de l’auteur, voilà l’occasion de me faire une opinion sur ses qualités littéraires.

… J’aurais aimé aimer ce livre, si je puis m’exprimer ainsi.

La fiction imaginée par l’auteur met en scène deux femmes, en 2010, sur un bateau de croisière qui remonte le Danube. En fond de plan, l’histoire de la Hongrie depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et les événements tragiques qui l’ont marquée.

Anna rentre à Budapest, après vingt ans passés à Belgrade. Née dans les années trente au sein d’une famille d’aristocrates hongrois, elle a vu les siens outragés et dépossédés de leurs terres en 1946, lors de la prise de pouvoir des communistes, sous l’égide de l’URSS. Dix ans plus tard, Anna est en première ligne pendant l’insurrection populaire contre le régime, avant qu’elle ne soit écrasée par plusieurs centaines de chars soviétiques. La répression sera implacable et sanglante : procès expéditifs, exécutions arbitraires, emprisonnements expérimentaux. Anna vivra des moments très difficiles, qui se rappelleront incidemment à elle une trentaine d’années plus tard.

Viky, une jeune journaliste hongroise, fait la connaissance d’Anna dès son embarquement. En dépit de leur différence d’âge, les deux femmes sympathisent. Viky semble vouloir en savoir toujours plus sur le passé d’Anna, laquelle ne peut s’empêcher de lui raconter sa vie. Mais est-ce vraiment le hasard qui les a fait se rencontrer ?

Il y avait là matière à faire un roman historique intéressant et captivant. Dommage de devoir se contenter d’une construction un peu paresseuse. Au lieu d’être intégrés subtilement dans le corps du roman, en contrepoint sous forme de flashbacks, les mésaventures historiques vécues par Anna font l’objet de chapitres dédiés, baptisés avec une solennité un peu précieuse « livre des événements », et constituant une narration intégralement indépendante.

Dans ces chapitres-là, une prose ampoulée, pseudo-savante et redondante, s’attarde à développer sur plusieurs pages ce qu’on comprend dès la première, avec parfois des mots surprenants, mal adaptés, dissonants. A l’inverse, j’ai trouvé creux et insipides les dialogues des deux femmes. Des travers dans lesquels on peut tomber quand on écrit trop facilement et qu’on laisse sa plume ou son clavier bavarder, comme certaines gens qui parlent indéfiniment sans s’arrêter.

Le livre, un peu décevant, n’est pas vraiment déplaisant. Disons que ses défauts sont la conséquence structurelle de la stratégie productiviste de l’auteur.

FACILE     oo    J’AI AIME… UN PEU

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Le Fil rompu, de Céline Spierer

Publié le 22 Novembre 2020 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Novembre 2020,

Énormément de qualités littéraires dans ce premier roman d’une jeune scénariste nommée Céline Spierer, née à Genève et vivant à New York. J’en avais engagé la lecture sans idée préconçue, avec la réserve de rigueur lorsqu’on se lance dans l’inconnu, je l’ai terminée avec un réel enthousiasme.

Entre New York et l’Europe centrale, Le Fil rompu entremêle sur quatre cents pages les fils de plusieurs intrigues déroulées sur plus d’un siècle et bouleversées par les deux guerres mondiales. La construction du roman, méticuleusement élaborée, est ambitieuse et complexe, peut-être un peu trop. Dans cette fiction en forme de vaste puzzle, le risque est de désorienter le lecteur, notamment dans les cent ou cent cinquante premières pages, car l’auteure s’y montre aussi prolixe sur des personnages accessoires et leur vécu profond, que sur les personnages clés de la narration.

Mais finalement, une fois les pièces du puzzle toutes posées, les péripéties, dont certaines dénotent une belle imagination, s’avèrent d’une cohérence absolue.

Le scénario de surface est assez classique. New York, 2015. Une dame âgée d’origine étrangère vit en solitaire, au jour le jour, entourée d’objets qui pourraient raviver une mémoire de plus en plus lointaine. Elle se lie d’amitié avec un jeune voisin, intrigué par les secrets qu’il subodore dans son passé. La sensibilité du jeune homme, ses qualités d’observation et d’écoute lui permettront de reconstituer l’histoire de la vieille dame et de son ascendance.

Son histoire ne manquera pas d'expliciter, dans les toutes dernières pages, le mystère affiché en préambule du livre, celui des six tableaux d’un peintre inconnu, enlevés à prix d’or par un acheteur anonyme lors d’une vente aux enchères. La narration comporte aussi son « côté polar » avec, dans les premières pages, deux meurtres qui ne seront élucidés que bien plus tard.

Le cœur du roman est une sorte de saga, l’histoire de trois femmes d’une même lignée. La première, Katarzyna, une jolie femme blonde aux yeux bleus, quitte toute jeune la Pologne en 1913, secrètement enceinte. A New York, dans le Lower East Side, point de chute des immigrants européens, elle épouse un jeune homme juif brassant des affaires aussi illégales que prospères, et se convertit au judaïsme. Après sa mort brutale, vingt ans plus tard, leur fille Edith fait le chemin inverse et part en Pologne en quête d’un éventuel père biologique. La propre fille de celle-ci, Magda, née à la veille de l’invasion de la Pologne par l’Allemagne nazie, devra à son apparence physique, qu’elle tient de sa grand-mère, de survivre à Dresde pendant la guerre dans des conditions stupéfiantes.

Trois femmes, trois destinées qui se suivent, mais en rupture, sans rien pour les relier ; trois tempéraments fondamentalement différents, que l’auteure analyse en profondeur avec une finesse subtile. Katarzyna, que l’on ne découvre qu’après sa mort, est une femme secrète et inaccessible. Edith, au caractère sombre et tourmenté, sera brisée par la guerre et l’occupation nazie. Magda, petite fille à la résilience inflexible, s’adaptera à toutes les circonstances, en observant les personnes qui l’entourent d’un même œil juste, lucide et froid.

Une immersion très bien rendue dans le New York d’avant les années trente et dans les territoires du Troisième Reich. Le vocabulaire est riche, la syntaxe légère. La prose de Céline Spierer est très soignée, tant pour s’insérer dans la tête et dans le cœur des personnages, que pour décrire les environnements. Sa qualité littéraire rend le roman très agréable à lire et de plus en plus captivant au fil des pages.

Une construction ambitieuse, une cohérence sans défaut, une écriture ciselée. Cela témoigne, chez l’auteure, de beaucoup de talent et de beaucoup de travail.

DIFFICILE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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