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ça va mieux en l'écrivant !...

... ENCORE FAUT-IL LE LIRE AVANT !

Le fauteuil de l'officier SS, de Daniel Lee

Publié le 29 Mai 2021 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture

Mai 2021,

Le fauteuil de l’officier SS n’est pas un roman, contrairement à l’idée que je m’en étais faite lorsqu’on m’en avait parlé, ce qui m’avait incité à l’acheter et à le lire. L’auteur, Daniel Lee, est un jeune historien britannique, qui avait consacré plusieurs études à la vie des Juifs en France et en Afrique du Nord pendant la Seconde Guerre mondiale. En 2011, une rencontre privée fortuite l’amène à s’interroger sur des documents trouvés dissimulés dans l’assise d’un fauteuil donné à restaurer chez un tapissier. Des documents officiels ayant appartenu près de soixante-dix ans plus tôt à un officier SS, nommé Robert Griesinger. Comment, pourquoi et par qui ont-ils été placés là ?

Le livre présente les conclusions de l’enquête personnelle de Daniel Lee, parallèlement au récit des démarches qu’il a menées pendant cinq ans, pour retracer le parcours du fauteuil, puis celui de Griesinger, un fonctionnaire nazi de middle management. L’auteur s’est attaché à situer cet homme dans son intimité familiale et dans son univers professionnel, avant et pendant la guerre. Il s’est efforcé de rencontrer ses descendants, des personnes se livrant peu, semblant découvrir le passé nazi de leur parent. Des entretiens qui permettaient toutefois de compléter une recherche documentaire ingrate, de nombreuses archives ayant disparu sous les bombardements alliés ou ayant été détruites par les nazis eux-mêmes à la veille de leur défaite.

Autour de Hitler, on connaît le premier cercle, les Goering, Himmler et autres Heydrich. On a moins l’habitude d’entendre parler des nazis ordinaires. La SS ne se borne pas à un ensemble de structures militaires ou paramilitaires, dont les membres n’auraient été que des criminels psychopathes ou des idéologues fanatisés. En amont de ses bras armés, la SS était une véritable administration, disposant d’une base institutionnelle solide, constituée de règles et de procédures que des milliers de juristes et de bureaucrates répartis sur tout le Reich élaboraient et mettaient à jour en fonction des préoccupations locales : modalités d’appropriation des biens appartenant aux Juifs, fermetures d’usines non essentielles à l’effort de guerre, mutations de travailleurs vers les industries militaires allemandes, priorités dans les soins et rationnements, logistique des déportations, etc.

Robert Griesinger, docteur en droit, démarre sa carrière comme juriste à la Gestapo de Stuttgart. Après le déclenchement des hostilités, il est mobilisé en France, puis en Ukraine, avant d’être nommé en poste à Prague, au ministère de l’Economie et du Travail. Il est chargé de missions marquant sa proximité, sinon sa complicité, avec des crimes nazis, mais sa position est trop subalterne pour que son nom soit inscrit dans les registres officiels postérieurs. De quoi justifier le sous-titre du livre : sur les traces d’une vie oubliée.

Le nazisme nous ramène toujours à la même question : comment a-t-il pu exister ? L’auteur en a cherché les racines dans le contexte historique et l’environnement familial dans lequel Griesinger est né. De vieilles traditions nationalistes et antisémites, le traumatisme de la défaite de 1918, les angoissantes crises politiques et économiques des années vingt : tout cela conduisit de plus en plus d’Allemands à accepter de donner sa chance à un parti qui promettait de sortir le pays de son marasme et de lui restituer sa grandeur passée, même si certains – et notamment la famille très bourgeoise de Griesinger, viscéralement attachée aux traditions et à l’ordre – avaient tenu les premiers nazis pour une meute vulgaire et Hitler pour le porte-parole braillard de masses hystériques.

L’itinéraire personnel de Robert Griesinger a été inspiré par des motivations courantes dans la culture bureaucratique qui caractérise son époque et la nôtre : ambition, confort et sécurité d’un job, sentiment d’appartenance à une catégorie sociale gratifiante. Tout pourrait donc se reproduire. Ce qui est exceptionnel et remarquable dans la démonstration de Daniel Lee est justement qu’il n’y a rien d’exceptionnel ni de remarquable dans le parcours de son personnage central.

Le travail d’enquête minutieux effectué par l’auteur est impressionnant et son caractère forcément fastidieux apparaît par instant lors de la lecture. Le fauteuil de l’officier SS est un livre très intéressant, sur un sujet qui ne cesse de m’interpeller et que je ne regrette pas d’avoir intercalé entre deux romans.

DIFFICILE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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Une maison sur l'eau, d'Emuna Elon

Publié le 29 Mai 2021 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Mai 2021,

Pour son roman Une maison sur l’eau, Emuna Elon, une intellectuelle israélienne de renom, a imaginé un personnage principal à son image : Yoel Blum est un écrivain cultivé, observant une pratique très rigoureuse du judaïsme.

Sous l’emprise d’une injonction maternelle très ferme, cet homme n’était jamais retourné à Amsterdam, sa ville natale. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, il en était parti bébé, dans les bras de sa mère, accompagné de Néty, sa sœur aînée, pour vivre en Israël. Le reste de la famille avait disparu. Des décennies plus tard, devenu un écrivain célèbre, il est amené à se rendre dans la capitale hollandaise pour promouvoir son dernier livre.

Parcourant la ville en touriste, Yoel visite le Musée historique juif, où il s’arrête devant des extraits de films montrant en boucle la vie de familles juives pendant l’occupation allemande. Apparaissent à l’écran une jeune femme et une petite fille. L’image est fugitive, mais il identifie clairement sa mère et sa sœur. Elles sont avec un homme qu’il n’a jamais vu, probablement son père. Dans les bras de sa mère, un tout petit garçon dans lequel il ne se reconnaît pas.

Yoel est pétrifié. Qui est cet enfant ? Et pourquoi lui-même n’est-il pas sur la prise de vue ? Sa mère, récemment décédée et dont il était si proche, lui aurait-elle dissimulé des vérités sur sa naissance ? Rentré en Israël, Yoel s’en va interroger sa sœur Néty, qui lui révèle ce dont elle se souvient et qu’elle avait promis à leur mère de garder secret. Un secret qu’Emuna Elon ne te dévoilera, lectrice, lecteur, qu’au fil des trois cents pages qui suivront, en y reconstituant à son rythme le puzzle des événements survenus pendant la petite enfance de Yoel.  

Ce dernier décide de repartir à Amsterdam, où il s’installe pour plusieurs mois dans un petit hôtel situé à proximité immédiate de l’immeuble où vivait ses parents. Il n’est pas en quête de la vérité, puisqu’il la connaît désormais, contrairement à toi, lectrice, lecteur. A Amsterdam, Yoel travaille à son prochain livre, qu’il consacre aux épreuves traversées pendant la guerre par sa mère, par sa famille et par lui-même bébé. Faisant appel à son inspiration de romancier, il en recrée les détails, tout en essayant de se pénétrer de l’Amsterdam et des circonstances de l’époque.

Une maison sur l’eau juxtapose ainsi les réflexions déambulatoires de Yoel, arpentant sans fin les quartiers où sa famille avait vécu, et la narration de la vie quotidienne de sa mère, dont il imagine les traces, soixante-dix ans plus tôt, sous l’occupation nazie. Une immersion dans le temps facilitée par l’aspect éternel projeté par « la Venise du Nord », ses canaux, ses maisons étroites en briques et ses milliers de vélos. Une plongée où le passé risque de se mêler confusément au présent.

La conception générale du livre est très ingénieuse. Mais j’ai trouvé l’expression littérale un peu lente et dolente, ce qui m’a rendu désagréable la lecture de certains chapitres, où j’avais l’impression que l’auteure s’attardait avec une compassion complaisante. L’émotion est bien là et se suffit à elle-même.

L’occupation de la Hollande par l’Allemagne nazie s’est traduite par la déportation de soixante-quinze pour cent de la population juive. A Amsterdam, où la mémoire d’Anne Franck en témoigne, la perte progressive de leurs droits et la multiplication des interdits rendit impossible la vie des Juifs, tandis que rafles et arrestations s’intensifiaient, sous le soi-disant contrôle à tout le moins naïf d’un Conseil juif constitué par les chefs des familles les plus fortunées, qui se figuraient être à l’abri. Dans la population non juive, il y eut, comme en France, des indifférents, des collaborationnistes et des résistants. Parmi ces derniers, certains s’organisèrent clandestinement pour cacher les enfants juifs en les plaçant dans des familles chrétiennes. Certains y sont restés sans forcément connaître leur origine, leurs parents ne les ayant jamais réclamés, parce qu’ils ne sont pas revenus ou parce qu’ils n’ont pas retrouvé leurs traces.

DIFFICILE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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Les Terres promises, de Jean-Michel Guénassia

Publié le 12 Mai 2021 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Mai 2021,

Jean-Michel Guénassia est un romancier surprenant. En 2009, âgé de presque soixante ans et quasiment inconnu en littérature, il publiait Le Club des incorrigibles optimistes, un extraordinaire roman de huit cents pages, qui le propulsait dans le club des écrivains cumulant éloges de la critique, prix littéraires et succès de librairie. Après plusieurs romans de bonne facture parus dans la décennie 2010, voici Les Terres promises, un nouveau roman-fleuve qui se présente comme la suite du « Club ». La performance mérite d’être saluée, car il n’est pas facile de redonner vie à des personnages en sommeil depuis douze ans.

La plupart sont bien là, dans le tourbillon de l’actualité et des tendances des années soixante. A tout seigneur tout honneur ! Personnage central du « Club », Michel Marini a désormais dix-sept ans. Nous sommes en 1964, il vient d’avoir son bac et il s’engage dans des études littéraires légères, qu’il suivra avec… légèreté. Mais on sait qu’il est promis à une destinée de photographe, une profession qui l’amènera à être présent lors d’événements importants et justifiera sa proximité avec des stars du moment. Dans Les Terres promises, Michel n’occupe cependant plus le devant de la scène et je qualifierais plutôt son rôle de personnage pivot : tout passe par lui.

Un peu plus âgé, son frère Franck est un communiste convaincu – ça existait à l’époque ! Son parcours nous ramène deux ans plus tôt. Lors de son service militaire en Algérie, Franck avait déserté et tué un officier français dans des circonstances troubles. Recherché par la police militaire, il restera en Algérie après l’indépendance et deviendra un cadre du nouveau régime. Persuadé d’œuvrer pour le bien de l’humanité, il aura ainsi l’occasion de confronter ses idées à la réalité du terrain. On imagine ses déceptions et ses frustrations au cours des années qui suivront. Mais Franck se sent aussi très interpelé par la démarche mystique du père Charles de Foucauld, qui vécut un siècle avant lui…

Beaucoup plus âgé, Igor est russe. Le judaïsme de cet incorrigible optimiste « historique » avait été révélé dans les dernières pages du « Club ». Médecin, il avait été contraint de fuir l’Union soviétique en 1952, lors de la purge stalinienne de ce qu’on appela le « complot des blouses blanches ». A Paris, vivant d’expédients, sans nouvelles de sa famille et rongé par le remords de l’avoir abandonnée, il subira le contrecoup du suicide de son frère Sacha, venu le rejoindre en exil. Il choisira d’émigrer en Israël où lui est offerte la faculté d’exercer comme médecin. Il acceptera plus tard de retourner dans son pays d’origine et vivra courageusement des aventures rocambolesques et mouvementées.

En lisant Les Terres promises, j’ai trouvé le même intérêt et le même plaisir que dans « Le Club », avec le parcours romanesque de quelques personnages plongés dans l’actualité géopolitique et culturelle de mon adolescence, car ma génération est celle de l’auteur et du personnage pivot : la France de de Gaulle et de Salut les Copains, l’Israël des kibboutz, l’Algérie de Boumédiène, la Russie soviétique…  Des terres promises ? Plutôt des promesses de paradis. Ont-elles été tenues ? L’auteur rappelle sans tabou la corruption dans les pays en voie de développement, le climat de surveillance paranoïaque dans l’ancien bloc soviétique.  Il évoque aussi les multiples manières d’être juif.

Le livre est accessible sans avoir lu le Club des incorrigibles optimistes. Le rappel des événements précédents à connaître s’effectue au moment opportun ; j’en ai moi aussi profité, car après douze ans, mes souvenirs du « Club » n’étaient plus très précis.

La narration passe en boucle de Michel à Franck et à Igor. Les aventures de chacun sont racontées chronologiquement, mais elles sont décalées entre elles ; des sauts dans le temps qui exigent de la concentration si l’on veut maîtriser sa lecture. Autre particularité : aux trois-quarts du livre, on est encore en 1967, puis le rythme s’accélère et la fin survient près de quarante ans plus tard, en 2006.

Une fin curieuse, d’ailleurs, dans un mysticisme qui semble prendre de plus en plus de place, avant de s’achever en un « embrassons-nous, Folleville ! » déconcertant. Jean-Michel Guénassia nous en apportera-t-il la clé dans douze ans ?

GLOBALEMENT SIMPLE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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Sabotage, d'Arturo Pérez-Reverte

Publié le 3 Mai 2021 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Mai 2021,

Ancien correspondant de guerre, le romancier Arturo Pérez-Reverte est coutumier des fictions en contexte historique tourmenté. Publié fin 2020, Sabotage est le troisième et dernier volume d’une série consacrée à la guerre civile espagnole, dans les années trente. Son personnage principal, Lorenzo Falcó, est un agent secret à la solde des Nationalistes du Général Franco, dans la lutte sans merci qui les oppose aux Républicains, qui détiennent alors le pouvoir.

Les premiers sont soutenus par les partis européens d’extrême droite, parmi lesquels les fascistes de Mussolini et les nazis de Hitler. Les seconds, inféodés à l’URSS et aux partis communistes, se sont ouverts un second front en cherchant à exterminer les trotskistes, les gauchistes et les anarchistes du POUM, dont Staline ne supporte pas les critiques. Dans chaque faction, les exactions sont épouvantables et contribuent à une escalade sans fin des haines et des désirs de vengeance.

Dans Sabotage – que l’on peut lire indépendamment des volumes précédents de la série –, Falcó est envoyé en mission à Paris, sous l’identité d’un riche amateur d’art, avec un double objectif. Le premier est de discréditer un intellectuel français renommé, ayant acquis une réputation de héros romantique après avoir combattu en Espagne au sein des forces républicaines. Le second objectif a trait à l’inauguration prochaine de l’Exposition Universelle de 1937, à Paris. Depuis Madrid, le gouvernement (républicain) a décidé d’orner le pavillon espagnol d’une immense toile que Picasso serait en train de peindre en mémoire du martyre de Guernica, une petite ville bombardée par l’armée nationaliste appuyée par les avions nazis et fascistes. Falcó devra faire échec à ce projet en détruisant le tableau…

La personnalité de Falcó ne laisse pas indifférent. Tel que l’auteur le dépeint, cet agent secret est un quasi-surhomme, stratège, implacable, très habile au combat à main nue, grand séducteur de femmes, dans la lignée, donc, d’un 007, d’un OSS 117 ou d’un SAS, ces héros de mon adolescence. Mais si James Bond, Hubert Bonnisseur de la Bath et Malko Linge étaient tous trois des tueurs, ils intervenaient en combattants du monde libre, dans sa guerre froide contre le bloc soviétique. Pérez-Reverte n’attribue pas à Falcó cette vertu de « défenseur du Bien ». Les idéologies véhiculées par les deux camps laissent cet homme pareillement indifférent et s’il travaille pour les Nationalistes, c’est par habitude et parce que ses missions lui permettent de vivre comme il l’entend. C’est un mercenaire sans convictions, n’éprouvant jamais de bienveillance et ne s’intéressant à rien au-delà de ses plaisirs personnels ou de son intense goût du risque. Un être dont l’auteur a poussé les traits à l’excès, à la caricature, avec l’intention de le rendre odieux par son cynisme et par sa morgue.

En ces années de montée des nationalismes et d’extrémismes de tous bords, la lecture de Sabotage nous promène agréablement dans Paris. La capitale française reste un espace de liberté où se croisent mondains, fêtards, intellectuels, artistes, espions et escrocs en tous genres. Certains personnages du livre sont directement inspirés de célébrités de l’époque : André Malraux, Lee Miller, Peggy Guggenheim, Ernest Hemingway. On a aussi droit à la participation exceptionnelle du maître Pablo Picasso et de la diva Marlene Dietrich. Un casting de caractère, donnant lieu à quelques scènes savoureuses !

Les romans d’Arturo Pérez-Reverte déçoivent rarement. Ils n’atteignent pas au génie, mais les intrigues sont solidement construites et s’appuient sur des faits méticuleusement documentés. Les effets d’incertitude et de surprise sont bien amenés. Les scènes d’action sonnent juste. Les textes et les dialogues manquent parfois de consistance, mais le livre se laisse lire comme un bon polar, tout en donnant l’impression de ne pas perdre de temps à des futilités.

GLOBALEMENT SIMPLE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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L'affaire Clara Miller, d'Olivier Bal

Publié le 20 Avril 2021 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Avril 2021,

Le titre sonne bien. Les premières pages sont accrocheuses, l’écriture évoque des romans de série noire tels que je les affectionnais jadis. Les précédents livres d’Olivier Bal étaient, semble-t-il, du genre thriller fantastique. L’affaire Clara Miller est un polar sans suspense ni énigme. L’ouvrage se range dans la catégorie des romans noirs, avec une once d’intention moralisatrice. Ses deux personnages principaux sont emblématiques du genre.

Le premier est un antihéros. Journaliste de tabloïd, Paul Green est un homme entre deux âges, d’apparence insignifiante, voire minable. Difficile de lui accorder le moindre crédit, et pourtant ce faux loser s’efforcera d’aller jusqu’au bout de ses résolutions, même après avoir été roué de coups. Et quand il se fait descendre… il ne se laisse pas abattre pour autant.

L’autre personnage principal, Mike Stilth, est un faux héros. A quarante-huit ans, il revêt tous les oripeaux du héros moderne. Acteur, chanteur, musicien, il est « la plus grande star du monde » et est régulièrement élu « homme le plus sexy de la planète ». D’extraction misérable, il est bien sûr devenu colossalement riche. Mais là-haut, tout en haut des marches de la renommée, il pourrait être proche de la chute. Peut-être même – en dépit de ses dénis – a-t-il déjà basculé du côté de l’enfer, la destinée du héros étant forcément liée à l’héroïne.

Quand il ne travaille pas, Mike Stilth se régénère dans son immense et magnifique propriété de Lost Lakers, au fond des forêts du New Hampshire. Un domaine luxueux ultra-sécurisé où vivent cloîtrés son fils Noah, dix ans, et sa fille Eva, huit ans, qu’il tient à protéger des dangers du monde réel. A l’écart des enfants, d’autres résidents sont installés : des copains de Stilth, ainsi que des jeunes femmes, attirées comme des mouches par le flamboiement de la rock-star. C’est tous les soirs la fête, musique, vidéo, alcool, drogue, sexe, jeux interdits… Pour éviter des dérapages qui pourraient faire désordre, Stilth peut compter sur Joan, son attachée de presse, une femme de fer, qui régit l’univers de son boss avec une rigueur sans limites.

Non loin de là, un lac dégage une image de malédiction. En quelques mois, six cadavres de femmes sont remontés à la surface. Suicides de jeunes marginales droguées, selon la police. Parmi elles, une certaine Clara Miller, une personne qui avait compté pour Paul Green. En sa mémoire, animé des mêmes pressentiments que le lecteur, il voudra mener son enquête jusqu’à sa conclusion.

L’intrigue principale de L’affaire Clara Miller se situe en 1995 et se dénoue en 2006. L’auteur en a confié la narration, chapitre par chapitre, à cinq personnages, dont les enfants Stilth. Chacun s’exprime avec les mots et le langage qui lui sont propres. Tout cela donne un ensemble cohérent, rythmé et agréable à lire, même si les superlatifs et les travers psychologiques sont parfois excessifs.

FACILE     ooo   J’AI AIME

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Les Protégés de Sainte Kinga, de Marc Voltenauer

Publié le 15 Avril 2021 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Avril 2021,

Paru fin 2020, Les Protégés de Sainte Kinga est le quatrième polar de l’écrivain suisse Marc Voltenaer. Focus sur les mines de sel de Bex, dans le canton de Vaud ! Une région dans laquelle j’ai pris plaisir à me retrouver, car elle est riche en souvenirs de mon enfance. J’ai passé de nombreuses vacances à Villars et les noms de Bex, Ollon, Gryon, Chésières ont laissé une trace impérissable dans ma mémoire. Je ne connaissais toutefois pas les mines de sel ni leur univers souterrain mystérieux et tentaculaire.

La scène de crime ne manque donc pas de sel ! Au fond de la mine, des criminels ou des terroristes – il parait que ce n’est pas la même chose ! – ont capturé des otages, dont une majorité d’enfants. Un inconnu grimé en Charlot pose les premières revendications tout en narguant les flics. Ça ne rigole pas, un premier otage (adulte) est exécuté. L’officier Andreas Auer, de la police criminelle vaudoise, mène l’enquête tout en supervisant les négociations.

La fiction est finement charpentée – bien qu’un peu compliquée –, tant pour les motivations des criminels, que pour la stratégie très élaborée qu’ils ont concoctée. Il est vrai que l’action se passe en Suisse, où l’on a le culte de la mécanique de précision. L’horlogerie y est aussi réputée et dans leur grande majorité, les chapitres sont titrés sur le modèle « treize heures et vingt-deux minutes après le début de la prise d’otages ».

Les Protégés de Sainte Kinga est un polar à suspense et à énigmes. Son narrateur – l’auteur, en fait ! – maintient en permanence, et avec succès, l’incertitude sur l’issue de la prise d’otages. Il entretient en même temps le mystère sur l’identité des coupables, des complices et sur leurs motivations. C’est là que le bât blesse. Parce qu’en sa qualité de narrateur du type omniscient, il dissimule sciemment des faits, puis les dévoile selon sa volonté et non pas en fonction du déroulement des péripéties. C’est un artifice d’écriture classique, mais en l’occurrence un peu trop évident. Les thrillers sont plus crédibles lorsque le narrateur semble ne pas en savoir plus que le lecteur.

Le livre est très documenté. De longues pages sont consacrées à l’histoire de la mine et à sa topographie, ses galeries, ses escaliers, ses accès et ses anciennes zones de travail. On s’y ennuie un peu. L’auteur se complaît aussi à multiplier avec force explications les recours aux technologies de protection et de piratage les plus innovants. Dans un roman, la qualité de la documentation est importante, mais sa transcription dans la narration doit rester légère. Les détails descriptifs ou fonctionnels n’intéressent que les spécialistes. Vous et moi, nous n’y comprenons rien.

Très long, plus de cinq cents pages, le livre est toutefois relativement facile à lire grâce à ses très courts chapitres, en dépit des excès de détails que j’ai évoqués et qu’il suffit de « zapper ».

GLOBALEMENT SIMPLE     oo   J’AI AIME UN PEU

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Les raisins de la colère, de John Steinbeck

Publié le 2 Avril 2021 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Avril 2021,

Considéré comme le chef-d’œuvre de l’écrivain américain John Steinbeck (1902-1968), Les Raisins de la colère est l’un des romans les plus célèbres de tous les temps. Publié en 1939, il a été porté à l’écran dès l’année suivante par John Ford, avec Henri Fonda dans le rôle principal. Le livre et le film ont multiplié les prix et les récompenses.

Dans l’Oklahoma, les terres des Joad ne rapportent rien et ne permettent plus à cette famille de métayers impécunieux de rembourser leurs emprunts bancaires. Ils sont expulsés. Que vont-ils devenir ? Des prospectus circulent, en provenance de Californie, vantant l’offre abondante d’emplois agricoles et la douceur de la vie quotidienne. Tentant !... Les Joad décident de s’exiler, ils ramassent ce qui est essentiel, bradent le reste pour une poignée de dollars et prennent la route à douze ou treize dans une vieille camionnette surchargée.

Ils ne sont pas les seuls. Tout au long des années trente, sous l’effet de ce qu’on a appelé la Grande Dépression, aggravée par la sécheresse et les tempêtes de sable, plusieurs centaines de milliers de paysans ruinés du Midwest s'engagent dans la même direction, dans l’espoir de trouver un job sur une terre et de pouvoir vivre de leur travail. Leur exode vers une terre promise tournera au cauchemar. Les grands propriétaires agricoles profitent de l’offre massive de main d’œuvre à la journée, pour renégocier sans cesse et abusivement les rémunérations à la baisse, en deçà même de ce qui est nécessaire aux familles pour juste survivre, n’hésitant pas à mobiliser des milices armées et brutales pour se protéger d’éventuelles rébellions.

Une manière pour John Steinbeck de se positionner en écrivain engagé, à l’instar d’un Dickens, d’un Hugo, d’un Zola, et de dénoncer à la fois les méfaits de l’industrialisation sur les métiers traditionnels et les travers d’un capitalisme extrême, dont aucune règle sociale ne limite la sauvagerie. Très imprégné de mythes bibliques, l’ouvrage met en valeur l’esprit de solidarité qui apparaît spontanément entre les familles les plus démunies et met l’accent sur l’humanisme et la dignité des personnages principaux.

Dans Les Raisins de la colère, les aventures dramatiques de la famille Joad alternent avec des chapitres contextuels non narratifs. Ce sont des pages de documentaires historiques ou de commentaires politiques, parfois véhéments. Certains de ces chapitres se présentent sous forme de reportages sociaux, élaborés autour de dialogues fictifs écrasants de naturel ; d’autres ont une tonalité de conte philosophique. Ces textes enrichissent avec pertinence la partie narrative, dans des décors contrastés de bidonvilles sordides, de paysages immenses et de ciels changeants, que l’auteur connaissait bien.

Elevé en Californie, Steinbeck avait vécu à proximité de travailleurs agricoles migrants. Il a dépeint leurs comportements et leurs façons de parler avec un réalisme si saisissant, que lors de ma première lecture du roman, il y a trente ou quarante ans, je m’étais senti totalement embarqué dans la descente aux enfers poignante et sans fin des Joad. L’espoir, l’angoisse, la désolation, jusqu’aux larmes qui m’avaient échappé dans les dernières pages.

Peut-être n’aurais-je pas dû relire le roman et garder intact le souvenir que j’en avais. Avec l’âge, on prend du recul sur les histoires dramatiques, même quand le rythme épique est trépidant. L’authenticité des péripéties et celle des personnages ne sont pas en cause. L’indignation est légitime, la compassion naturelle, le respect évident, mais les leçons que l’on en tire ne mènent qu’à des vœux naïfs. Les transformations du monde creusent des fossés entre le moyen-âge d’un côté, la modernité prospère de l’autre. Drames de tous les siècles et de tous les continents, tragédies sociales et familiales renouvelées. C’est l’histoire de l’humanité.

Des histoires captivantes que l’on ne doit pas oublier. Et heureusement, de grands écrivains sont là pour les fixer pour l’éternité.

DIFFICILE     ooooo   J’AI AIME PASSIONNEMENT

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Et quelquefois j'ai comme une grande idée, de Ken Kesey

Publié le 29 Mars 2021 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Mars 2021,

Que ce roman est long ! C’est pourtant avec un plaisir fou que je me suis laissé embarquer par son auteur, l’Américain Ken Kesey (1935-2001), dans les huit cents pages touffues et fourmillantes de son deuxième roman au titre surprenant, Et quelquefois j’ai comme une grande idée.

Pionnier du mouvement psychédélique des années soixante, Kesey expérimenta largement ce que l’on pourrait appeler la création assistée par substances hallucinogènes. Son premier roman, Vol au-dessus d’un nid de coucou, avait rencontré un succès dopé par le cinéma et Jack Nicholson. Et quelquefois j’ai comme une grande idée, publié en 1964, porté à l’écran en 1972 (Le Clan des irréductibles, de Paul Newman, avec lui-même et Henry Fonda), attendit 2013 pour être publié en français.

Dans l’Oregon, sur la façade pacifique des Etats-Unis, se dressent des millions de sapins géants, certains pouvant atteindre la hauteur vertigineuse de cent mètres. L’action se passe en plein cœur d’une forêt, dans un petit bourg traversé par une rivière tumultueuse qui va se jeter dans l’océan. Ses habitants vivent directement ou indirectement de l’abattage des arbres. Mais les temps sont durs, les bûcherons décident de se mettre en grève et leur syndicat en appelle à la solidarité de tous.

Chez les Stamper, un clan de bûcherons structuré comme une PME familiale, on ne l’entend pas de cette oreille. On a même l’intention de profiter de l’occasion pour augmenter la production de grumes, ces tronçons de sapins abattus qui descendent la rivière jusqu’aux scieries. Leur chef, Hank Stamper, trente-six ans si mes calculs sont bons, est un mâle alpha, une force de la nature, un homme qui ne doute ni n’a peur de rien, animé d’une mentalité typique de pionnier américain.

Pour faire face à l’afflux de travail, Hank fait appel à son demi-frère, Leland ou Lee, vingt-quatre ans, parti depuis douze ans vivre à New York avec sa mère. Fondamentalement différent de Hank, envers lequel il garde une rancune haineuse, Lee est un étudiant cérébral d’apparence chétive. Il revient dans la famille avec des plans de vengeance…  

L’on pourrait imaginer que Lee ne fera pas le poids devant la personnalité écrasante de Hank, mais tous deux ont appris à ne jamais rien lâcher, une devise rabâchée par leur père, Henry, fondateur du clan, un octogénaire dont les moyens physiques et intellectuels déclinent fortement. La rivalité entre les deux frères prend le pas en intensité dramatique sur le conflit des bûcherons, sous l’œil fasciné du lecteur, qui doit bien reconnaître que le brutal Hank n’a pas que des défauts et que le subtil Leland ne manque pas de perversité. Un bras de fer infernal, non dénué d’humour ; une incertitude haletante ; et un manège troublant qui se dessine autour de Viv, la jolie épouse de Hank.

S’y mêlent de nombreux personnages secondaires hauts en couleur, présents tout au long d’un texte d’une audace incroyable, où les voix s’intercalent, différenciées par les typographies, chacun prenant la parole ou s’exprimant par la pensée en contrepoint des descriptions du narrateur, un peu comme dans une scène polyphonique d’opéra. Ce parti littéraire, associé à une traduction d’une justesse saisissante, m’a réellement plongé en plein cœur de l’intrigue, comme si j’y étais... Et j’y étais si bien, que je relisais certains passages deux fois, trois fois…

Un séjour fascinant dans une nature moite et agressive, où soufflent des vents furieux poussant des nuages noirs, où les berges sont indéfiniment taillées et retaillées par la rivière, où des oiseaux et des insectes multicolores vibrionnent autour d’arbres géants menaçants, sans oublier, tout proche, le rugissement d’un océan majestueux.

Et quelquefois j’ai comme une grande idée est un livre difficile, notamment dans les soixante premières pages, incompréhensibles à la première lecture. Il faut savoir les franchir et venir les relire après la fin de l'ouvrage. Elles paraissent alors limpides, parce qu’on se sera adapté au mode d’écriture de l’auteur. Le livre comporte quelques extravagances, quelques invraisemblances, peut-être même quelques incohérences. Peu importe ! Ce roman éblouissant m’a fait vivre une expérience étonnante.

TRES DIFFICILE  ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT

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La peste, d’Albert Camus

Publié le 6 Mars 2021 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Mars 2021,

Jamais démenti depuis sa publication en 1947 par Albert Camus, le succès de La peste en librairie a rebondi en 2020, comme un effet secondaire de la pandémie de la Covid-19.

Pour ses premières ébauches, l’écrivain avait été inspiré par de petites épidémies locales survenues en Algérie, sa terre natale. Il a finalement opté pour la « chronique » d’une peste fictive d’envergure qui se serait abattue sur Oran, amenant au confinement total de la ville. Un confinement différent de ce que nous avons connu, puisque dans le roman, il n’est question ni de masques, ni de gestes barrières, ni de fermeture des restaurants – qui sont bondés –, alors qu’en revanche, la ville est complètement bouclée, nul ne pouvant y entrer ou en sortir ; le courrier est interrompu, de peur que les lettres ne transportent des germes, le réseau téléphonique interurbain est coupé, ne pouvant supporter l’afflux prévisible des communications.

La peste est une maladie fortement létale. Mais le risque est aussi de se retrouver prisonnier ou exilé. De l’intérieur ou de l’extérieur, il n’y a alors aucune possibilité, pendant de longs mois, d’échanger avec des parents ou des êtres aimés, si ce n’est par de très courts télégrammes. De quoi réduire le souvenir de l’autre à une pure abstraction. J’ai été sensible à l’enfer personnel – pudiquement passé sous silence – vécu par le docteur Rieux, personnage principal et narrateur discret, dont la femme, gravement atteinte de tuberculose, était partie se faire soigner à la montagne.

Le livre peut se lire rapidement si l’on se cantonne à la chronologie des événements, si l’on tient les commentaires du narrateur pour de simples observations anecdotiques et si l’on ne se pose pas de questions existentielles sur les attitudes des différents personnages, lesquels vivent au quotidien, chacun à sa façon, les sujétions de l’épidémie. Si je me fie à mes souvenirs, c’est dans cette disposition d’esprit que j’avais lu La peste dans ma jeunesse.

La lecture prend une autre dimension quand on sait que Camus voyait son livre comme une allégorie de la résistance au nazisme pendant l’Occupation, mais aussi lors de l’insidieuse contamination des esprits par la « peste brune » tout au long des années trente. Une dimension qui oblige à une lecture lente, analytique, laborieuse. Car comment nous projeter en ce temps-là, désormais, alors que nous sommes englués dans notre propre actualité liée à la Covid-19 ?

J’ai souri en retrouvant dans le livre une Administration qui hésite, qui tarde à agir, craignant les réactions de la population, à juste titre d’ailleurs, car l’on conteste, proteste, minimise ou dramatise à l’excès, tout en se pliant bon gré mal gré aux privations de liberté qui s’imposent. La mise au point de vaccins suscite l’espérance, puis d’amères désillusions. Mais ce qui désespère les gens est le sentiment de n’avoir aucune prise sur le fléau, sur son expansion, sur sa durée : jusqu’où et jusque quand cela durera-t-il ? se demandent-ils, comme nous.

Malgré le réalisme atroce de certaines scènes d’agonie, la peste du roman n’est pourtant qu’une abstraction, un fléau absurde qui apparaît et prend fin sans véritable explication, un drame auquel la population cherche un sens alors qu’il n’en a pas. Une maladie comme la peste, une idéologie comme le nazisme ne seraient que des incarnations du Mal, apparaissant sans raison pour frapper l’humanité.

Les personnages du roman nous éclairent sur les convictions de Camus. Ceux qui cherchent une réponse dans la religion ou dans les idéologies se fourvoient. Quelques-uns – les collabos ! – profitent du Mal, mais la majorité choisit de résister, chacun à sa manière. Au-delà de la fureur, du désir de vengeance ou de l’héroïsme exalté, la résistance appropriée serait d’intervenir au quotidien auprès de ses concitoyens pour les aider à survivre, ainsi que s’y emploie activement le docteur Rieux, un humaniste attentif à tous, soucieux d’accomplir sa mission de médecin.

Je garde de cette deuxième lecture de La peste le souvenir de moments difficiles, mais intéressants, et il n’est pas exclu que j’y revienne un jour.

TRES DIFFICILE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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Mémoires d'Hadrien, de Marguerite Yourcenar

Publié le 27 Février 2021 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Février 2021,

La publication en 1951 des Mémoires d’Hadrien fut pour Marguerite Yourcenar (1903-1987) le couronnement d’un travail qui s’était étendu sur plus de vingt-cinq années. Cette romancière et poétesse française, première femme élue à l’Académie française, s’était intéressée très tôt au personnage d’Hadrien, qui régna sur l’Empire romain entre les années 117 et 138.

Sa curiosité pour un empereur qu’on qualifierait de nos jours d’humaniste et de globe-trotter tourna à la fascination lorsqu’elle prit la mesure d’une phrase de Flaubert : « Les dieux n'étant plus et le Christ n'étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique où l'homme seul a été ». Pour Marguerite Yourcenar, Hadrien fut typiquement cet homme seul, libre encore de tout dogme et délivré de la crainte que le ciel ne lui tombe sur la tête.

Tout en menant un travail érudit et exhaustif de documentation nécessitant de lire couramment le latin et le grec ancien, Marguerite Yourcenar s’est longtemps interrogée sur la forme qu’elle donnerait à ce qui s’apparente à un roman historique. Elle a choisi de laisser s’exprimer Hadrien. L’ouvrage n’est toutefois ni une autobiographie ni un journal. Il se présente comme une très longue lettre (trois cents pages) écrite par l’empereur quelque temps avant sa mort, qu’il sentait venir, et destinée à ceux qui seront appelés un jour à la tête de l’Empire. L’écrivaine historienne s’est alors effacée, identifiée au personnage, insérée dans l’époque, afin de voir, d’entendre, et de penser comme si elle était Hadrien.

Hadrien revient sur ses années de formation, ses premières responsabilités, son ascension vers le pouvoir dans le sillage de Trajan, un empereur guerrier et conquérant, qui le désigna comme son successeur sur son lit de mort. D’esprit tolérant, ouvert aux idées extérieures, Hadrien mit un terme à la politique expansionniste de son prédécesseur, se déplaçant aux quatre coins de l’Empire afin d’en pacifier les territoires, d’y développer l’économie et d’agréger les cultures des peuples à la civilisation romaine. A la fin de son règne, il échoua cependant en Judée, où les zélotes, réfractaires à toute remise en cause de leurs pratiques, le contraignirent à une guerre impitoyable et funeste.

Sage, clairvoyant, conscient de ses responsabilités, il a travaillé au progrès de l’humanité et des sociétés, a modernisé les lois, tout en restant lucide et stratège sur les obstacles et les menaces, n’hésitant pas à frapper fort si nécessaire. Lettré, poète, amateur d’art, captivé par l’histoire grecque et l’antiquité égyptienne, il fit construire des cités modernes, des temples, des bibliothèques et la fameuse Villa Hadrienne, à Tivoli, non loin de Rome. « Je me rendais responsable de la beauté du monde, je voulais que les villes fussent splendides », écrit-il.

Dans sa vie privée, Hadrien fut un amoureux passionné. Des femmes, et surtout de jeunes garçons en quantité, un usage politiquement correct à l’époque. Parmi ces éphèbes, son favori, Antinoüs, que sa mort mystérieuse par noyade dans le Nil éleva au rang de divinité.

Sous la plume prêtée à Hadrien par Marguerite Yourcenar, la syntaxe est parfaite. Le langage est simple, fluide, en dépit de nombreux noms propres – personnages, lieux – et de mots inusuels désignant des objets ou des pratiques du IIe siècle. Hadrien raconte au passé simple son parcours d’empereur. C’est une longue, très longue narration, développée sur un ton si uniforme que la lecture en devient par moment monotone. Mémoires d’Hadrien n’en reste pas moins un prodige de virtuosité littéraire et un éclairage passionnant sur l’apogée de l’Empire romain.

A la fin de sa vie, Hadrien, malade, se montre désabusé, fataliste, tout en restant globalement optimiste. « Le désordre triomphera, mais de temps en temps, l’ordre aussi… Les mots de liberté, d’humanité et de justice retrouveront çà et là le sens que nous avions tenté de lui donner ». Une vision éclairée, des propos qui sonneraient juste aujourd’hui. De quoi à la fois espérer et désespérer de l’espèce humaine.

DIFFICILE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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