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ça va mieux en l'écrivant !...

... ENCORE FAUT-IL LE LIRE AVANT !

critique litteraire

Anna Karénine, de Léon Tolstoï

Publié le 11 Juin 2017 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, romans

Anna KarénineJuin 2017,

Greta Garbo, Vivian Leigh, Jacqueline Bisset, Sophie Marceau, Keira Knightley… quelques actrices parmi les plus belles et les plus « bankables » de l’histoire du cinéma ! Elles ont interprété Anna Karénine dans l’une des nombreuses adaptations du roman à l’écran. C’est dire la puissance mythique du personnage de femme imaginé par Léon Tolstoï dans son ouvrage éponyme, même pour celles et ceux qui ne l’ont pas lu, ce qui était mon cas jusqu'à ces derniers jours.

Pour tout un chacun, Anna Arcadievna Karénine incarne, jusqu'à se perdre, la femme qui choisit délibérément l’amour d’un séducteur patenté, le comte Vronski, envers et contre tous usages, préjugés et obstacles...

Un coup de foudre réciproque. Une femme et un homme, disposant tous deux d’une force de séduction hors du commun, se regardent, se sourient et cèdent à l’attirance qu’ils exercent l’un sur l'autre. S’installe une relation passionnelle échappant à toute maîtrise par la raison. Vronski, célibataire, met sa carrière de côté ; pas grave pour un homme né riche, à la conscience légère. Anna, mère d‘un petit garçon, trompe ouvertement son mari Karénine, puis quitte le foyer familial pour s’installer avec son amant. Dans la société aristocratique russe de l’époque, c’est une faute dont le poids est insupportable. L’histoire d’amour devient histoire d’amour coupable, puis, dans la logique de la littérature classique, tourne à l’histoire d’amour tragique.

On connaît Phèdre et la malédiction de l’amour interdit… Dans Anna Karénine, l’aspect transgressif de sa relation pousse le couple à se replier sur soi, à s’isoler, à ne plus se nourrir à chaque instant que de l’exaltation de sa passion… Mais cela ne marche pas éternellement. Même si les sentiments restent vifs, les rituels de l’amour s’affadissent avec les années. L’ennui guette. Quand l’un cherche alors à s’en extraire, c’est la jalousie qui infiltre l’autre, un poison insidieux qui ronge l’âme jusqu'à la folie…

La jalousie ! Tolstoï en dissèque minutieusement – comme Proust quelques années plus tard – les mécanismes et les effets sur ses différents personnages. Car le roman dépasse la seule histoire du couple formé par Anna et Vronski. Structuré en épisodes comme un feuilleton ou une série se déployant sur plusieurs années, le livre, qui compte un millier de pages, trace aussi l’évolution des Oblonski et des Lévine, deux couples légitimes, sans que pour autant leur parcours soit un long fleuve tranquille. Trois femmes et trois hommes, parents pour certains, se croisent et se recroisent ainsi dans les milieux aristocratiques dont ils sont issus.

L'occasion de s'immerger dans la Russie de l’empereur Alexandre II des années 1870. La philosophie des Lumières infuse lentement dans les esprits. Les premières théories socio-économiques aussi. Tolstoï pose les débats de son temps. Faut-il s’ouvrir à la modernité occidentale ou préserver la tradition russe ? Doit-on donner la priorité au peuple ou à l’individu ?... L’agriculture, l’industrie et le commerce sont confrontés aux mutations déclenchées par le progrès technique, une problématique qui dure de nos jours. Le servage vient d’être aboli, mais les paysans n’en vivent pas moins misérablement. A Saint-Pétersbourg, la haute société vit dans un faste et un luxe inouïs, à quelques centaines de mètres des immeubles lugubres où survivent avec peine les personnages de Crime et châtiment, publié une dizaine d’années plus tôt par Dostoïevski, l’autre géant du roman russe. Pas étonnant que ces contrastes détonnants mènent, quelques décennies plus tard, à la révolution d'octobre.

A l’instar d’un Zola, Tolstoï observe attentivement les détails de la vie quotidienne, en ville, dans les campagnes, dans les différents milieux sociaux. Mais ce qui est essentiel et passionnant dans Les Rougon-Macquart n’est qu’accessoire et parfois fastidieux dans Anna Karénine. La cérémonie religieuse du mariage de Lévine, par exemple, est très longuement développée ; la lecture donne l’impression d’y assister en temps réel : les mariés sont en retard, les invités bavardent… Aussi ennuyeux qu’en vrai !... Même chose pour l’agonie interminable du frère de Lévine, dont la narration est oppressante.

Lévine par ci, Lévine par là ! Et si c’était lui le personnage principal du roman ? Un idéaliste en amour, un visionnaire social utopiste, un homme qui croit au progrès et aussi en Dieu ; un homme qui s’exprime sur tous les sujets abordés dans ce roman aux multiples facettes. Un personnage créé par Tolstoï à son image : un aristocrate qui se voudrait un homme du peuple, mais qui reste désespérément un aristocrate.

GLOBALEMENT SIMPLE ooo  J’AI AIME

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Crime et châtiment, de Fedor Dostoïevski

Publié le 30 Mai 2017 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire

Résultat de recherche d'images pour "crime et chatiment actes sud"Mai 2017,

Un long et intense moment de lecture, qui m’aura frappé tour à tour au cerveau, au cœur, aux tripes. Crime et châtiment est un ouvrage exigeant, roboratif, éprouvant, dont j’ai terminé la lecture à bout de souffle, mais tellement fasciné que je m’y replongerais volontiers à l'instant.

Rien à voir avec les vagues souvenirs que je gardais d’une première lecture trop rapide, il y a trente ou quarante ans, probablement agacé par la lenteur des développements, perdu dans les patronymes et la psychologie des personnages, perturbé de surcroît par le style inapproprié d’une ancienne traduction. Car encore faut-il choisir la bonne traduction. (Voir mon article à ce sujet, sur le blog, rubrique « Et moi, et moi... émoi ! »).

Ecrit il y a un siècle et demi, Crime et châtiment est en fait de la littérature policière tout ce qu’il y a de plus moderne, un roman noir à suspense, du genre de ceux où l’on connaît l’assassin dès le début, mais où l’on ne sait pas quand et comment sa culpabilité sera finalement établie. En l'occurrence, l'attitude de Raskolnikov, l'assassin, est exaspérante, mais l’on est submergé par son angoisse d'être confondu, par sa détresse devant les doutes de ses proches – et ce n’est que le début de son châtiment ! –. L’affaire traine en longueur, la police tâtonne sur de fausses pistes, mais progresse lentement, inexorablement. Je ne serai pas le premier à évoquer l’analogie avec une série télévisée policière archi-célèbre. Laquelle ? Observez le juge d’instruction tournicoter mine de rien, en ami, autour de Raskolnikov en l’enserrant insensiblement dans son filet. On croirait presque entendre certain lieutenant : « Veuillez m'excuser, M’sieur, encore une p’tite question et je vous laisse… »

Dostoïevski n’a jamais vu Columbo à la télé, mais il admirait Shakespeare et Schiller. Crime et châtiment est conçu comme le scénario détaillé d’une immense pièce de théâtre, d’une tragédie géante dont un narrateur décrirait les décors, façonnerait l'âme des personnages pour modeler leurs pensées, et assisterait clandestinement à leurs rencontres pour en rapporter les dialogues, comme en voix off.

L’ouvrage se présente aussi comme une vaste fresque sociale dans le Saint-Petersbourg de l'époque. L’action se situe en plein été, dans un quartier miséreux. Chaleur, saleté, puanteur, poussière, l’air est irrespirable. On titube et l’on s'invective dans les rues, au sortir de cabarets où l’on s’est enivré jusqu'au dernier kopeck. Des cages d’escalier sinistres desservent des taudis crasseux à peine meublés, loués par ce qu’on appellerait aujourd'hui des marchands de sommeil. Là s’entassent des familles loqueteuses : des hommes ayant éclusé dans l’alcool toute la honte de leurs échecs, des femmes au bout du rouleau criant après leur marmaille, des jeunes filles qui se prostituent, des gamins qui mendient… enfin, ceux qui ne sont pas malades !... Une petite élite émerge : ils sont ou ont été étudiants, fonctionnaires, commerçants, militaires. Ils tentent de tisser un semblant de solidarité, même s’il faut se méfier des profiteurs et des débauchés.

Dans les grandes tragédies, les intrigues secondaires sont souvent captivantes. Dans Crime et châtiment, elles percutent notre sensibilité. Compassion pour les malheurs sans fin de la famille Marmeladov. Émotion pendant les échanges empreints de non-dits entre Raskolnikov et ses proches, sa mère, sa sœur Dounia, son ami Razoumikhine. Indignation et dégoût lors des offensives tentées sur la très belle Dounia, par des types pas nets comme Loujine et Svidrigaïlov.

Venons-en à l’événement majeur du roman, le crime, et à son auteur, Raskolnikov. Le personnage inspire des sentiments contrastés. C’est un jeune homme en perdition, qui peut susciter de l’indulgence, de la bienveillance, mais les motifs qu’il confesse pour son geste sont insupportables.

Parce qu’il s’imagine d’une essence supérieure, parce qu’il lui faut trois mille roubles pour sortir du dénuement et terminer ses études, Raskolnikov, vingt-deux ans, ne trouve ni anormal ni immoral de trucider à la hache une vieille usurière – un être ignoble et inférieur, un « pou », prétend-il – pour la dévaliser. Un avis dont il ne se départira pas, même quand il se sentira contraint d’aller se livrer, même encore lorsque il purgera sa peine au bagne. Finalement, dans les toutes dernières pages du récit, Sonia, la petite prostituée qui, pour ne pas l'abandonner, l’aura suivi jusque là-bas, en Sibérie, obtiendra la reconnaissance de sa faute et son repentir. Une double rédemption, par la foi et par l'amour, afin de pouvoir ouvrir les yeux sur un avenir d’espérance.

Mais ne faut-il pas chercher plus en profondeur la motivation réelle du crime ? Alors que sa mère et sa sœur le portent aux nues et se sacrifient pour ses études, Raskolnikov a tout lâché. Il passe ses journées allongé sur son lit à ne rien faire, si ce n’est à ressasser des frustrations délirantes. Ne pouvant assumer cette forme de trahison à l’égard des personnes qui lui sont le plus cher, il se laisse dériver dans une spirale de déchéance devenue irréversible. Lui apparaît sa médiocrité, aux antipodes de l'être supérieur qu’il aurait voulu être. C’est intolérable et cela le conduit à commettre l'irréparable, à franchir le point de non-retour vers une damnation totale et définitive, que ses proches pourront toujours expliquer par un coup de folie.

L'élimination d’un être vil et malfaisant aurait été ainsi le seul et unique acte d'homme supérieur de Raskolnikov. L’acte et la pensée qui le sous-tend restent ignobles, mais en nous plaçant dans le contexte d'aujourd'hui, notons que son crime le distingue du terroriste qui, dans le même état d’esprit, aura cherché à commettre un attentat massif et aveugle.

TRES DIFFICILE ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT

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Les dieux du tango, de Carolina de Robertis

Publié le 18 Mai 2017 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, romans

Les dieux du tangoMai 2017,

Les dieux du tango ne sont pas avec moi !

Je ne les ai pas rencontrés tout au long – très long ! – de ce livre, que je n’aurais pas lu jusqu'au bout si l'éditeur ne l’avait soumis à ma critique, par l'intermédiaire du réseau Babelio.

Je risque désormais leur courroux, en écrivant cette chronique comme je m’y étais engagé, alors qu’il eût peut-être été préférable de me taire.

Quelle est la trame du roman ? Leda est une toute jeune Italienne, débarquée seule et sans ressources à Buenos Aires. Son unique patrimoine est un violon dont elle sait à peine jouer. Munie de ce violon, Leda parviendra à survivre, puis à vivre, en inscrivant son parcours dans celui du tango pendant les premières décennies du vingtième siècle. Un tango au début confiné dans les bastringues et les bordels des bas-fonds, où prostituées et travailleurs misérables s’enivrent de sa chorégraphie lascive ; un tango qui finira par acquérir ses titres de respectabilité et trouver sa place dans les cabarets fréquentés par la meilleure société de Buenos Aires… Lascivité pour tous !

Un parcours semé d'embûches pour Leda, les femmes musiciennes n’étant pas à l'époque tolérées en Amérique Latine, où les esprits étaient resté désespérément machistes. Leda devra se faire passer pour un homme et ne jamais se dévoiler à quiconque…

Cadré comme cela, tout aurait pu aller bien… Mais voilà ! Des longueurs, des redondances, des digressions sans intérêt ! Carolina de Robertis sait incontestablement manier la plume. Sur un détail de rien du tout, elle vous noircit facilement cinq feuillets. Au total, un récit de cinq cent quarante pages et une forme de verbiage qui ralentit la lecture, la rendant ennuyeuse… Pour moi, en tout cas !

Des invraisemblances, aussi. Peut on croire, par exemple, que Leda apprenne à jouer du violon toute seule, dans le silence, en mimant les gestes ?... Après tout, pourquoi pas ! Enfant, j’avais bien appris à nager le crawl en répétant les mouvements sur mon lit…

Je n’ai pas été sensible aux velléités lyriques de l’auteure, à ses manières d’envolées emphatiques parfois proches du ridicule, comme ce titre de chapitre intitulé « une gorgée de la rivière de l’oubli » ou ce propos sur la chaleur de l’été, quand « l’air devint aussi épais qu’un grog brûlant dont une simple bouffée suffisait à rendre saoul ».

Toute à ses recherches de style, Carolina de Robertis ne m’a pas donné le sentiment d’une véritable passion pour la musique en général et le tango en particulier. Tiens ! Tango et blues ont des racines communes, apprend-on ! « Les mots ne sont jamais les mêmes, pour exprimer ce qu’est le blues », chante Johnny, exsudant sa passion. Ne pas le prendre au pied de la lettre. Peu de mots, en fait. Des mots simples. C’est suffisant.

A l'évidence, l'auteure n’a pas écrit ce roman pour un lecteur de mon genre. Comment aurais-je pu me sentir concerné par les acrobaties intimes accomplies chaque jour par Leda pour dissimuler sa féminité ?... Prisonnière à perpétuité de son apparence masculine, Leda se découvre une attirance sexuelle pour les femmes. Elle s’avérera une amante experte, emportant ses partenaires dans des tourbillons de jouissances semble-t-il inouïes (!), sans que ces femmes ne doutent de sa masculinité. L’une d’elles l’accusera même d’être le père de son enfant !... Si ! c’est dans le livre !... Si vous voulez en savoir plus, lisez-le. Mais je vous préviens, ce ne sont que des scènes de cul très soft, aussi érotiques qu’un documentaire sur la reproduction des huîtres. Des récits où le plaisir est idéalisé et sublimé, juste crédibles pour celles et ceux qui préfèrent que l’amour physique reste un rêve…

Je terminerai par un compliment pour un très bel effet littéraire. Je suis revenu à plusieurs reprises sur la première page, incompréhensible à la lecture des événements racontés par la suite. La lumière ne surgit qu’après les toutes dernières pages. Magnifique !... Combien s’en rendront compte ?

GLOBALEMENT SIMPLE o J’AI AIME… PAS DU TOUT

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L'île des chasseurs d'oiseaux, de Peter May

Publié le 1 Mai 2017 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, romans

L'Ile des chasseurs d'oiseauxMai 2017

L’île des chasseurs d’oiseaux s’ouvre sur la découverte d’un meurtre. C’est un roman policier, un très bon roman policier qu’à première apparence on imagine de facture classique.

Mais cet ouvrage de Peter May, écrivain né en Ecosse et naturalisé français, est bien plus que cela.

En mettant un instant entre parenthèses le meurtre et ses caractéristiques glauques, ce qui captive l’attention, c’est le territoire insolite sur lequel il a été commis et sa population de personnages singuliers. C’est un régal de les découvrir et de les observer tout au long du roman.

L'île de Lewis présente un panorama de bout du monde. Au large de l’Ecosse, dans l’Atlantique Nord, elle est effectivement au bout du monde. Au bout d’un monde.

Une nature austère, un climat ingrat. Un vent froid et humide balayant sans trêve des paysages maussades de landes et de tourbières détrempées. Pas d’arbre. Des plages de sable doré, désertes, bordées de falaises rocheuses sombres. Plus loin, des lignes d’écume blanche agitent une mer couleur d’étain. En face, les silhouettes vertes et bleues de montagnes ondoient dans la brume. Le long de routes étroites et sinueuses, des ruines d’anciennes maisons de pierres sèches, noircies par le chauffage au feu de tourbe, offrent à l'œil des perspectives pittoresques. La beauté étrange des paysages est soulignée par des rubans de nuages gris et mauves s’effilochant dans un ciel en mouvement, où perce par instant un soleil pâle, éphémère. Pas un jour sans pluie.

Les personnages principaux sont des natifs de l'île. La plupart n’en ont jamais bougé. A l’image de leur terre, il sont hors du temps. De bons vivants, attachés à leur histoire, à leurs traditions, à leur langue gaélique, à leurs secrets. Une fois par an, ils se régalent de la chair du guga… Le guga !? C’est ainsi, en gaélique, que l’on nomme le poussin du Fou de Bassan. Ce grand oiseau de mer rejoint tous les ans ses congénères pour la ponte, sur le rocher d’An Sgeir, en surplomb de l’océan, très loin dans l’Atlantique au nord de Lewis. Un endroit escarpé et glissant où l’on chasse à main nue… Une expédition dangereuse, d’où certains jeunes initiés risquent de ne pas revenir indemnes. Que peut-il bien s’y passer, parfois ?... Le silence des hommes est aussi assourdissant que le cri des oiseaux. On entend à peine les militants écolos protester contre une pratique qu’ils jugent barbare.

Revenons au crime… à supposer qu’on s’en fût éloigné ! Sa mise en scène vaguement rituelle évoque un crime similaire survenu quelques semaines plus tôt à Edimbourg. Peut-être donc le geste d’un serial killer. On envoie sur place l’inspecteur Fin McLeod, habituellement en poste à Edimbourg. Il est particulièrement bien placé pour enquêter, car il est né sur l'île et y a passé sa jeunesse.

Ils sont tous là, ceux de l'époque, amis et moins amis. Même le mort est l’un d’eux. Après dix-huit ans d'absence, Fin est plongé dans un environnement dont il s’était échappé à la suite d’événements troubles et tragiques qui l’avaient mis mal à l’aise, sans pour autant qu’il en eût alors saisi toute la gravité, ni les implications psychologiques qui allaient cheminer dans l’esprit des uns et des autres.

Sous nos yeux de lecteur, Fin va revivre son enfance, morceaux choisis de bonheur et de malheur. Il va aussi redécouvrir ses émois d'adolescent, se mettre au clair avec les fantômes de son passé, prendre conscience des sentiments de certain(e)s à son égard et découvrir sa part de culpabilité... Le temps perdu peut-il se rattraper ?

Le roman alterne les chapitres consacrés à l’enquête, en narration classique, et ceux dans lesquels c’est Fin lui-même qui raconte son passé, laissant sourdre une émotion qu’il nous fait partager.

J’ai souvent dit qu’un bon livre est un livre qu’on a pas envie de terminer. Dans L’île des chasseurs d’oiseau, on n’est pas pressé de connaître l'assassin, on parcourt agréablement l’île de bout en bout, on écoute – si je puis dire ! – les uns et les autres ; sur le chemin qui mène à la vérité, on prend le temps qu’il faut pour découvrir pièce par pièce les secrets de jeunesse de Fin, Artair et Marsaili.

Finalement, où que l’on soit sur notre terre, ce sont les mêmes choses qui font le malheur ou le bonheur des enfants et les façonnent pour le reste de leur vie.

GLOBALEMENT SIMPLE ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT

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L'amie prodigieuse, tome 3 - Celle qui fuit et celle qui reste, d'Elena Ferrante

Publié le 19 Mars 2017 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, romans

L'amie prodigieuse, tome 3 : Celle qui fuit et celle qui resteMars 2017,

Avant-dernier épisode de la saga L’amie prodigieuse, le volume qui titre Celle que qui fuit et celle qui reste s’avère tout aussi passionnant que les deux tomes précédents… Encore faut-il les avoir lus avant !... Ou avoir lu les chroniques que je leur avais consacrées il y a quelques mois – à retrouver ICI (tome 1) et LA (tome 2).

Est-il besoin de revenir et de s’appesantir sur la relation qui lie les deux héroïnes de la saga ? Une amitié complexe, une complicité mêlée d’hostilité, nouée vingt ans plus tôt entre deux petites filles de six ans dans un vieux quartier misérable de Naples, où vivent toujours leurs parents et une partie de leurs amis d’enfance, ceux qui n’ont pas réussi à en sortir.

Le parcours des deux jeunes femmes est en ligne avec le profil que nous leur connaissons depuis l’enfance. Elena, la narratrice, après un brillant parcours universitaire et la publication d’un roman qui lui a valu une certaine popularité, a épousé un professeur d'université issu d’une grande famille d'intellectuels milanais et a mis au monde deux enfants ; sa confiance en elle s’est affermie mais elle se pose toujours autant de questions existentielles. Lila, l’amie prodigieuse, la surdouée aux capacités intellectuelles exceptionnelles et au mental instable, s'est extraite de la condition ouvrière indigne dans laquelle elle était tombée ; ayant pressenti l’avenir de l’ordinateur dans l’économie et les affaires, elle a entrevu qu’un job d’ingénieur système pourrait lui valoir un niveau de rémunération inespéré.

Comme dans les volumes précédents, l’auteur(e), l'énigmatique Elena Ferrante, fait admirer sa verve romanesque, la finesse de son analyse de caractères et la fluidité de son écriture. S’y superpose désormais le contexte historico-politique qui remue l’Europe à la suite des événements de mai 68 en France. Dans les universités italiennes, une partie de la jeunesse se soulève contre les blocages d’une société contrôlée par la bourgeoisie chrétienne traditionnelle. L’argent, le pouvoir et la culture se transmettent en famille et il semble impossible de surmonter le handicap d’une origine modeste. Un plafond de verre auquel Elena et Lila ont eu moult fois l’occasion de se heurter, tout en observant que les femmes de leur milieu sont de surcroît vouées depuis l’enfance à être « protégées » et dominées par leur entourage masculin.

A Naples et dans toutes les grandes villes italiennes, révoltes étudiantes et revendications ouvrières basculent dans la violence, puis dans des actions terroristes menées par des groupes d'extrême-gauche théorisant la lutte armée et par des groupes d'extrême-droite financés par des mafias locales. Des « années de plomb » meurtrières qui dureront plus d’une décennie et qui n'épargneront pas des proches d’Elena et de Lila, amis d’enfance originaires du vieux quartier.

Des mouvements féministes émergent en marge. Elena et Lila ne militent pas mais s’interrogent sur leur condition de femme. Comment être prise au sérieux quand prolifèrent les titres révérencieux de professore, ingeniere ou dottore, mais seulement au masculin ? Comment mener un projet professionnel en élevant des enfants ? Comment parvenir à une sexualité épanouie avec un homme qui ne s'intéresse qu’à la sienne ? Pour son prochain livre, Elena décide d’explorer le thème des hommes qui fabriquent les femmes, un concept qui trouve sa source dans la Bible. Lila, dont la pertinence d’analyse n’est pourtant pas en reste, préfère hausser les épaules.

Certains prennent conscience des changements que l’innovation et l’informatique ne manqueront pas de provoquer dans l’univers du travail. Menace pour l’emploi ou libération de tâches humiliantes et abrutissantes ? Des questions que nous-mêmes ne finissons pas de nous poser, près d’un demi-siècle plus tard, développement du numérique oblige !

Celle qui fuit et celle qui reste !... L’une écrit des romans et concrétise un rêve d'adolescence dans un accès de bovarysme. L’autre manœuvre les hommes qu’elle fascine et trace sa propre histoire hors des sentiers battus… Finalement, laquelle a fuit ? Laquelle est restée ?

Questions sans réponse ! C’est le propre des sagas publiées en feuilleton. Captivant ! Attendons le quatrième et dernier tome de L’amie prodigieuse.

GLOBALEMENT SIMPLE ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT

Lisez les romans de l'auteur de cette chronique.

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Une vie entre deux océans, de Margot L. Stedman

Publié le 7 Février 2017 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire

Une vie entre deux océansFévrier 2017,

Comme je le fais souvent, j’ai engagé la lecture d’Une vie entre deux océans sans m’être préalablement renseigné. Je savais que le livre bénéficiait d’une critique très élogieuse. Par un coup d'œil rapide à une quatrième de couverture, j’avais vu qu’il était question, au lendemain de la première guerre mondiale, d’un gardien de phare et de sa femme vivant sur une île déserte au large de l'Australie, où un canot venait s’échouer mystérieusement avec un bébé à bord. C’est tout. J’ignorais même que le roman avait été porté à l’écran.

À un moment, j’ai pris conscience que ce roman était exceptionnel, qu’en tout cas, il produisait un effet exceptionnel sur moi. Une sorte d’empathie pour chaque personnage me procurait une émotion et une angoisse que je ne parvenais pas à dominer, totalement ensorcelé que j’étais par l'enchaînement des péripéties. Des scènes me bouleversaient aux larmes – préparez vos mouchoirs, même vous, les mecs !

Les dernières pages s’infléchissant dans un climat d’apaisement, j’ai pu refermer le livre dans un état de sérénité retrouvée. Comme on met tranquillement le pied sur la terre ferme après une navigation agitée et un retour progressif au calme en vue de la côte.

Est-ce cette sérénité que Tom ressent en débarquant sur Janus Rock après une dizaine d’heures de navigation sur le vieux rafiot qui, une fois tous les trois mois, ravitaille l’île depuis Partageuse, une petite ville portuaire du sud-ouest de l’Australie, ainsi nommée parce que s’y trouve l’isthme qui sépare les eaux des océans Indien et Arctique ? Quelle peut donc être la motivation d’un homme jeune qui choisit, en 1920, de prendre un tel poste de gardien de phare, à l’isolement, loin du monde ?

La grande guerre. Une hécatombe d’hommes jeunes. Dans les familles, on a perdu un mari, un père, un fils, parfois deux... quand l’un ou l’autre n’est pas revenu sans jambe, sans bras, la moitié du visage arrachée, ou idiot, muet et incapable de se tenir après avoir été gazé. Autour de Tom, des milliers sont morts, dans la boue des champs de batailles et des tranchées. Héroïquement ? Non, dans l’horreur et la terreur, contrairement à ce que Tom rapportait aux parents. Lui est sorti indemne et décoré. Comment ? Pourquoi lui ? Juste la chance miraculeuse d’avoir échappé aux baïonnettes, aux balles, aux éclats d’obus... Vivre à l’écart, voilà ce à quoi il aspire. Et rendre ce qu’il croit devoir à l’humanité. S'occuper d’un phare, c'était apporter une contribution active à la sécurité des transports maritimes... Préserver des vies.

Le livre commence lentement – quelques bâillements ! –. Il faut un peu de patience pendant que les éléments se mettent en place. Et Tom mérite bien que l’on s’adapte au rythme de sa vie de gardien de phare solitaire.

Solitaire à vie ? Juste avant de prendre son poste, Tom avait passé quelques jours à Partageuse. Il y avait rencontré Isabel, une toute jeune femme très exubérante. Progression des choses à un rythme trépidant : échange de lettres apportées par le rafiot ravitailleur, tous les trois mois ; possibilité de se voir et de se parler tous les six mois... Un an plus tard, pourtant, Tom et Isabel se marient et s’installent à Janus Rock. Ils sont très heureux. Isabel est guillerette, dynamique, pleine de fantaisie. Tom est béat et ferait n’importe quoi pour elle. Bientôt, elle attend un enfant, folle de joie... Fausse couche ! Premiers nuages sur le paradis.

La vie continue à Janus Rock. Quatre ans plus tard, (après une deuxième fausse couche entre-temps), Isabelle accouche dramatiquement d’un enfant mort-né. C’est alors qu’apparaît le dinghy échoué. A bord, un homme, mort, et un bébé, une petite fille de quelques semaines. Pas d’indice d’identification, un mystère absolu... Un cadeau de Dieu ?

Que pensez-vous qu’il germât comme idée dans l’esprit d’Isabel, une femme très croyante et pieuse, une femme détruite dans sa vocation maternelle ? Elle en est persuadée : ce n’est pas une imposture que de donner un infime coup de pouce aux faits quand cela ne fait de tort à personne. Mais il arrive que les cadeaux de Dieu soient empoisonnés...

Tom et Isabel auront tout loisir de faire la part entre leur bonne et leur mauvaise conscience ; entre l’angoisse abstraite, que l’on conceptualise en la ressassant tout seul, dans sa tête, et l’angoisse matérialisée, qui prend corps et forme humaine, préfigurant la catastrophe déjà inscrite. L'auteure, Margot L. Stedman, tresse les fils d’un imbroglio qui semble inextricable. On ne parvient pas à imaginer un dénouement qui ne tourne au drame pour les uns ou les autres... Un roman de confection classique, mais diablement efficace.

En parallèle de l’intrigue, le comportement des personnages d’Une vie entre deux océans interpelle le lecteur sur la faute, le sens moral, la rédemption, la rancune, le pardon... Quant à cette guerre mondiale qui date d’un siècle et dont les horreurs ont été masquées, pour celles et ceux de ma génération, par la mémoire des horreurs de la suivante, il n’est pas inutile de prendre conscience des plaies douloureuses qui subsistaient dix ans après, jusque dans une petite bourgade d’Australie...

Titre original du roman : The light beetween oceans, la lumière entre des océans. La lumière, c’est une petite fille, qui vit des moments tour à tour attendrissants et déchirants...

FACILE ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT

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Les vies de papier, de Rabih Alameddine

Publié le 30 Novembre 2016 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire

Novembre 2016,

Les vies de papierLes vies de papier : un livre sur les livres. Mais pas que...

Un livre touffu, roboratif, que j’ai trouvé passionnant ; des digressions déroutantes, des réflexions avisées, des anecdotes cocasses ; au final, une histoire émouvante, mais qui ne plaira pas à tout le monde. Un roman pour les amateurs de littérature, une lecture qui exige de la patience.

La narratrice, Aaliya, soixante-douze ans, vit à Beyrouth depuis toujours, dans des conditions modestes. Elle vit seule dans un vieil appartement défraîchi.

Unique employée pendant cinquante ans d’une petite librairie, elle est entrée en littérature comme on entre dans les ordres. Elle a tenu entre ses mains des œuvres d’écrivains du monde entier – certains dont je n’avais jamais entendu parler, d’autres dont je connaissais le nom mais dont je n’ai rien lu –. Aaliya n’a pas beaucoup vendu, mais elle a tout lu et elle en parle ; une érudite de la littérature...

Elle parle aussi de la vie quotidienne à Beyrouth, le Beyrouth des quartiers populaires, en état de guerre permanent depuis sa jeunesse : guerre civile, guerre de religion, guerre tout court, bombardements, attentats, décombres, cadavres, rues barrées, incendies, coupures d'eau et d'électricité, restrictions alimentaires... Continuer à vivre !

Elle parle de la vieillesse ; le corps qui se délite, les douleurs qui s’installent, les frustrations de l’enfance qui, en dépit du temps, laissent des cicatrices mal refermées ; les menaces de l’inattention  – laquelle peut se traduire par une couleur de cheveux inhabituelle !... Elle parle de l’isolement, de la solitude, qui n’en est pas le remède, car elle conduit à s’exclure, à s’enfermer.

Mais quel est le sens de tout cela, me direz-vous ? On ne fait pas un roman passionnant avec des considérations cérébrales aussi démoralisantes !... Patience, vous ai-je dit !

Aaliya est un roman à elle seule. Elle est traductrice. Mais qui le sait ?... Aaliya travaille selon un rituel et des règles propres à elle, qu’elle s’impose sans atermoiement. Elle traduit en arabe classique des ouvrages littéraires ... qui ne doivent en aucun cas être des œuvres originales écrites en français ou en anglais !... Mais elle ne connaît que l’arabe, le français et l'anglais ; elle ne comprend pas l’allemand, ni le russe, l’italien, le serbe ou que sais-je ! Elle travaille donc à partir des traductions françaises et anglaises des textes originaux !... Aaliya a ses raisons – ne comptez pas sur moi pour vous les dévoiler !  – Et c’est aussi « en toute logique » qu’une fois achevées, les traductions sont placées dans des cartons et entreposées chez elle, dans une ancienne salle d’eau...

Un jour, un incident technique conséquent la contraindra à se dévoiler à ses voisines – trois sorcières ! Catastrophe ou libération ?... Émotion.

Aaliya s’étend sur de multiples sujets. La musique classique, qu’elle connaît parfaitement. Les conditions de vie des femmes en Orient, leurs espoirs, leurs fantasmes, leurs amitiés. A ce propos, elle déclare avoir aimé deux femmes : Hannah, une amie, et Anna...  Karénine, bien sur. Étonnante homophonie.

En revanche, Aaliya entretient des rapports compliqués avec sa mère, très âgée. Elle raconte une histoire de pieds – un lavage et un massage de pieds – qui m’a dégoûté. (Non pas que je manque de compassion, mais personnellement je n'aime pas les pieds et j’ai horreur que l’on touche les miens, à la différence de ma femme qui ne jure que par la réflexologie plantaire.)

L’immanquable débat : la traduction doit-elle privilégier la fidélité littérale à l’original ou au contraire en adapter l’esprit. Cela me rappelle les polémiques soulevées, il y a une vingtaine d’années, par les publications d’une nouvelle génération de traducteurs de Dostoïevski et de Kafka.

La lecture de Les vies de papier est fluide et agréable, mais je me suis longtemps demandé où la narratrice cherchait à m’emmener. Tout s’assemble logiquement vers la fin. Il n’est pas inutile de relire certaines pages pour boucler la cohérence de l’ouvrage ; je veux dire : pour comprendre la cohérence d’Aaliya dans sa propre incohérence. Vous me suivez ?

Performance impressionnante de l’auteur, Rabih Alameddine. Cet homme parvient à se fondre totalement dans son personnage de femme, car quels que soient son mode de vie et ses bizarreries, Aaliya est bien une femme, avec des souvenirs de femme, des manies de femme et des problèmes de femme.

TRES DIFFICILE     ooooo   J’AI AIME PASSIONNEMENT

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Chanson douce, de Leila Slimani

Publié le 16 Novembre 2016 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire

Novembre 2016,

Chanson douceUn livre qui commence par la fin : une scène particulièrement atroce. Découverte d’un carnage ; mort d’un bébé, agonie d’une petite fille, effondrement et hurlement d’une mère, suicide raté de la meurtrière, nounou des enfants... Trois pages. Fin du premier chapitre... Circulez, s’il vous plaît, y a plus rien à voir...

S’inspirant d’un terrible fait divers qui défraya la chronique à New York il y a quelques années, l’auteure, Leila Slimani, raconte le glissement vers le désastre d’une femme et de la famille qui l’avait recrutée pour s’occuper des enfants.

Un jeune couple moderne. Ils s'aiment ; ils sont passionnés par leur job ; ils adorent leurs enfants, sans pour autant que l’un des deux veuille leur sacrifier sa carrière. Une famille comme il y en a beaucoup aujourd'hui. Myriam et Paul sont des bobos, plutôt bien-pensants, jusqu'à culpabiliser quand leurs intérêts les poussent à enfreindre leurs principes moraux.

Pour choisir la nounou des enfants, iIs ont vu plusieurs candidates. Louise leur a plu. Elle est... « normale, ... blanche, quoi ! » aurait dit Coluche ; pas Philippine, pas Ivoirienne, pas Marocaine ; et pas non plus obèse aux cheveux gras...

Bingo ! C’est l’oiseau rare. Parfaite avec les enfants, Louise s'avère aussi femme de ménage méticuleuse, femme de chambre attentionnée, cuisinière émérite. Une disponibilité de tous les instants. Enfants et parents s'attachent à Louise, qui leur devient indispensable. Louise, de son côté, prend racine dans la famille.

Des troubles dans le comportement de Louise attirent peu à peu l'attention du lecteur, puis des parents, sans pour autant déclencher de leur part une véritable réaction de méfiance. Le lecteur, connaissant le dénouement, comprend qu’il s'agit de jalons dans la progression vers le drame. On lui apprend aussi que Louise est à la dérive depuis des années, sur le plan affectif comme sur le plan financier. S’accrocher à la famille comme à une bouée de sauvetage est devenu un réflexe de survie. Quand comprend-elle que cela ne peut pas durer ?

Chanson douce n’est pas un thriller ; absence de suspense, même si Leila Slimani confère à sa narration une atmosphère de tension, au moyen de phrases très courtes conjuguées au présent. C’est typiquement un roman noir, selon la définition que j’en donnais dans une récente chronique : une forme de littérature populaire, où un fait divers tragique se produit dans un univers de misère et de souffrance propre à faire disjoncter des individus fragiles.

Nous sommes en plein dedans. Louise souffre à la fois d’aliénation mentale et d’aliénation sociale.

Le débat s’ouvre : laquelle de ces deux aliénations préexiste à l’autre ?...

Le parti de Leila Slimani est clair : ce sont les marques et les menaces d’exclusion sociale qui font basculer Louise dans la folie meurtrière. Louise est une victime ! La construction du récit épargne au lecteur tout sentiment de rejet à son égard. Le carnage est consommé avant le début du livre. Et à la fin de la dernière page, Louise appelle juste : «Les enfants, venez. Vous allez prendre un bain.» Ne manque-t-il pas quelque chose ? ... Occultation de la scène qui montrerait une femme monstrueuse égorger sauvagement un bébé et une petite fille se débattant désespérément...

Considérer la misère sociale d’une psychopathe comme la cause de sa démence, c’est entrer dans la culture de l'excuse. C’est une forme de bien-pensance que je trouve agaçante. C’est attribuer à la société et à ses travers – incontestables ! – la responsabilité des perturbations mentales de chacun. Nous sommes tous soumis à des formes de souffrance sociale sans pour autant devenir des assassins. L’aliénation sociale de Louise fait certes exploser ses barrières, ses « garde-fou » pourrait-on dire –  jamais le mot n’aura été plus approprié ! Mais c’est son déséquilibre mental qui l’avait conduite à l’exclusion... Et il ne faut surtout pas se tromper de victimes...

Chanson douce soulève une autre question. La période des fêtes et des cadeaux approche. Offrir le prix Goncourt est une pratique courante. Peut-on offrir celui-ci à n’importe qui ?

FACILE     ooo   J’AI AIME

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L'insouciance, de Karine Tuil

Publié le 31 Octobre 2016 par Alain Schmoll dans Littérature, romans, critique littéraire, lecture

Octobre 2016,

Un livre d’une rare puissance, à la fois expressive, moraliste et romanesque.

Tout au long des cinq cents pages, j’ai été captivé par l'enchaînement des péripéties, impressionné par la dramaturgie géopolitique dans laquelle elles prennent place, fasciné par la critique de la fresque sociale parisienne plantée comme décor.

Construit comme un thriller, le récit met en scène, à tour de rôle, trois hommes incarnant trois univers différents. Ces hommes – et leurs univers – s’entrecroiseront tout au long du récit et se rejoindront au final dans des circonstances qui s'avèreront tragiques, en tout cas pour l’un d’eux.

Un premier chapitre fracassant. Je l’ai lu le souffle coupé, maxillaires serrés, tous muscles noués. 2009 : retour d'expérience d'opérations en Afghanistan, en compagnie de Romain Roller, un jeune sous-officier des forces françaises. C’est l’un des trois hommes clés de l'intrigue. Prise de conscience de l’extrême sensation de vulnérabilité sur le terrain, de l'incertitude du futur immédiat, de la fragilité des destinées ; violence de la guerre, sordide de la guérilla comme de la lutte anti-guérilla. Envie de vivre, mais comment ? Peur et culpabilité. Stress post-traumatique assuré.

Deuxième personnage : Osman Diboula. Quand on est noir, en France, est-on visible ou invisible ? Pas inutile de faire l’inventaire des opportunités et des menaces. Sans avoir fait d’études, Osman est sorti par le haut d’un rôle d’animateur dans une cité de la banlieue parisienne. Grâce à son entregent et à son sens des bons offices, il a réussi à intégrer un cercle proche du Président – ... un Président parfaitement identifiable ! –. Totalement imprégné du virus de la politique, il est à l’affût du moindre coup médiatique. Mais attention aux embûches !....

François Vély, cinquante ans, richissime homme d’affaires franco-américain. Un charismatique patron du CAC 40, brillant, dominateur, ambitieux. Comme il se doit, grand amateur et collectionneur d’art contemporain. Dans le privé, c’est un homme élégant, subtil, cultivé, courtois, charmeur. Tout pour lui !... Élevé dans la religion catholique. Son père, une personnalité très honorablement connue, était né Paul-Elie Lévy... Rien ne devrait résister à François Vély. Pourtant un drame familial a déjà commencé à entraver sa marche en avant. Et il payera cher une erreur de jugement involontaire.

Ces trois hommes ont une caractéristique commune. Leurs univers – respectivement la guerre, la politique, la finance internationale – les coupent de la réalité du quotidien. Autour d’eux, les femmes sont plus pragmatiques. Elles savent faire la part des choses et prendre leurs responsabilités. Elles observent les événements avec lucidité, et même avec une certaine férocité...

Ainsi en est-il de l’auteure, Karine Tuil. Elle ne pratique pas la langue de bois, ne concède rien au politiquement correct ou à la commisération, ne manifeste aucune complaisance pour aucun bord.

Pas de complaisance envers les jeunes des banlieues qui dérivent vers la délinquance, le communautarisme, la radicalisation et la haine ; ni pour l’hypocrisie des mœurs de la grande bourgeoisie élitiste condescendante, aveugle ou insensible à ce qui se trame hors de ses cénacles.

Pas de complaisance pour les médias et la démesure insensée de leur pouvoir sur les réputations, ni pour les réseaux sociaux et leur diffusion massive de calomnies et de messages de haine.

Pas de complaisance pour les propos racistes ou antisémites, qu’ils proviennent de milieux bourgeois traditionnels ou de communautés frustrées par ce qu’elles qualifient de « deux poids, deux mesures ».

Pas de complaisance non plus pour ceux qui se jettent dans une pratique orthodoxe du judaïsme. Ni envers ceux qui, ayant pris leurs distances avec leur identité, protestent « mais je ne suis pas juif ! » au lieu de dénoncer la nature des insultes antisémites qui les visent... Au fond, retour de l’éternel débat : c’est quoi, être Juif ? Est-ce se considérer comme tel ? Est-ce être considéré comme tel par les autres, juifs ou non-juifs, antisémites ou pas ?...

L’écriture de Karine Tuil s'autorise une certaine liberté syntaxique, dans de longues phrases, au demeurant tout à fait fluides. Une petite préciosité par ci par là : quelques mots inusités, dont le sens se déduit du contexte, ce qui n'empêche donc pas la lecture de L’insouciance d’être accessible à tous.

Dans ce roman riche et complexe qui m’a passionné au point de regretter qu’il s’achève, les personnages masculins ne résistent pas au sentiment de leur culpabilité. L’attitude finale de Marion Decker, le personnage féminin principal, évoque ce que l’on appelle la résilience.

Quand nous survivons aux épreuves, aux violences, aux horreurs, nous restons meurtris, déformés, disloqués. Notre insouciance s’est envolée. Mais nous sommes vivants, ouverts à l’amour. Survivre c’est vivre, tout simplement.

GLOBALEMENT SIMPLE     ooooo   J’AI AIME PASSIONNEMENT

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Petit Pays, de Gaël Faye

Publié le 23 Octobre 2016 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire

Octobre 2016,

Petit paysImpossible de lire Petit pays sans y investir sa sensibilité personnelle. J’ai pourtant essayé. Sachant que ce roman s’inscrivait dans le contexte des abominations commises au Rwanda en 1994, j’étais bien décidé à le lire en me tenant à distance, afin de me protéger de pages dont je prévoyais qu’elles pourraient être insoutenables.

Et je me suis fait avoir ! Car le début du livre est délicieux, drôle, touchant ; l’écriture est fluide, limpide, lumineuse. J’ai baissé la garde, comme anesthésié. La toile de fond dramatique des événements n’est apparue que peu à peu. A l’instar des personnages du roman, c’est de façon presque insensible que je me suis trouvé embarqué dans une spirale d’émotions « en tour d’écrou », pour paraphraser Henry James : appréhension, inquiétude, incrédulité, effarement, accablement, ... et par moment l’horreur !

Au début de l’histoire dont il est le narrateur, Gaby n’a pas encore onze ans. Il vit alors à Bujumbura, capitale du Burundi. Papa, un entrepreneur français, a les cheveux clairs et les yeux verts. Maman est native du Rwanda, l’état voisin. Elle est très belle : « une beauté svelte, à la peau noire ébène »... Un physique de Tutsi, l’une des ethnies peuplant cette région de l’Afrique des Grands Lacs.

Les Tutsi constituent une caste dominante au Burundi. Au Rwanda, ce sont les Hutu, plus nombreux, qui sont au pouvoir. Hutu et Tutsi se haïssent. Ils se haïssent tellement que les meurtres inter ethniques sont fréquents et massifs. Jusqu’au génocide de 1994, où en trois mois, près d’un million de Tutsi seront victimes de l'acharnement des Hutu à les exterminer. S’en suivront, dans la région, des représailles à n’en plus finir. Des événements tragiques qui ont fait la une de nos journaux, d’autant que les forces d'interposition françaises s’étaient retrouvées quelque peu en porte-à-faux…

Les événements et leur enchaînement en 1993 et 1994, Gaby les découvrira au fil des mois au travers des témoignages de ses proches. Terrifiant ! Un rude apprentissage de la réalité, auquel il cherchera à résister avec candeur. Il sera finalement contraint de s’y soumettre, comme tous les petits garçons qui se façonnent dans les épreuves qu’ils traversent... ainsi que dans les bêtises où les copains les entraînent...

Comme bêtise entre garçons, il y a le « t’es pas cap’... ». Comme de sauter du grand plongeoir ; classique pour un gamin challengé par les copains. Mais s’il faut lancer un Zippo allumé sur une voiture arrosée d’essence, c’est ... autre chose !... Sortie brutale du cocon de l’enfance, de l'innocence, de la neutralité insouciante ! Même les enfants sont amenés à choisir leur camp. De gré ou de force.

Jusqu'à alors, Gaby avait vécu dans une sorte de jardin d’Eden, une impasse tranquille, arborée et fleurie d’un beau quartier de Bujumbura. Des villas habitées par des familles d’occidentaux expatriés et de notables africains. Gaby et ses copains y vivaient en marge de l’existence rude de la population africaine. L’impasse : un symbole de havre de paix fermé aux passages non désirés.

Lors de la guerre civile, tout va changer. Gaby verra son impasse profanée, sa famille fracturée, son paradis perdu. La spontanéité des Burundais, qui les amenait à se laisser aller sans retenue à la gaîté, à l’amitié, à la fête, les fera basculer sans plus de retenue vers la colère, la haine et la violence.

Vingt ans plus tard, Gaby est resté marqué par le symbole de l’impasse. C’est ainsi qu’il qualifie son pays d'accueil, la France : une immense impasse, une sorte d’oasis tranquille où les bruits et les fureurs du monde ne parviennent qu’assourdis.

Perdure l’envie de retourner à Bujumbura ! L'occasion se présente : récupérer un ensemble de livres légués par une vieille voisine qui l’avait initié à la littérature. Départ en forme de quête, à la recherche de l’impasse, des parents, des amis, de l’enfance perdue...

Et une dernière scène qui m’a bouleversé aux larmes : dans le fond d’un bar, une vieille femme, qui n’a plus toute sa raison, évoque en radotant des taches au sol qui ne partent pas... Des propos incompréhensibles pour ceux qui l’écoutent – et qui d'ailleurs ne l’écoutent pas ! – mais qui m’ont replongé dans l’une des pages les plus poignantes du livre... Gaby repartira-t-il de sitôt ?

Gaël Faye, l’auteur, est un brillant poète et rappeur – qui me fait penser à Stromae. Il a le même âge que Gaby. Comme lui, il est né au Burundi, d’un Français et d’une Rwandaise. Il précise qu’il n’a pas vécu ce qu’a traversé Gaby. Il aurait pu. Il l’a imaginé dans Petit pays, son premier roman, magnifiquement écrit. Un témoignage sur le vif. De l'émotion à l’état pur.

 FACILE     ooooo   J’AI AIME PASSIONNEMENT

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