Mai 2017,
Un long et intense moment de lecture, qui m’aura frappé tour à tour au cerveau, au cœur, aux tripes. Crime et châtiment est un ouvrage exigeant, roboratif, éprouvant, dont j’ai terminé la lecture à bout de souffle, mais tellement fasciné que je m’y replongerais volontiers à l'instant.
Rien à voir avec les vagues souvenirs que je gardais d’une première lecture trop rapide, il y a trente ou quarante ans, probablement agacé par la lenteur des développements, perdu dans les patronymes et la psychologie des personnages, perturbé de surcroît par le style inapproprié d’une ancienne traduction. Car encore faut-il choisir la bonne traduction. (Voir mon article à ce sujet, sur le blog, rubrique « Et moi, et moi... émoi ! »).
Ecrit il y a un siècle et demi, Crime et châtiment est en fait de la littérature policière tout ce qu’il y a de plus moderne, un roman noir à suspense, du genre de ceux où l’on connaît l’assassin dès le début, mais où l’on ne sait pas quand et comment sa culpabilité sera finalement établie. En l'occurrence, l'attitude de Raskolnikov, l'assassin, est exaspérante, mais l’on est submergé par son angoisse d'être confondu, par sa détresse devant les doutes de ses proches – et ce n’est que le début de son châtiment ! –. L’affaire traine en longueur, la police tâtonne sur de fausses pistes, mais progresse lentement, inexorablement. Je ne serai pas le premier à évoquer l’analogie avec une série télévisée policière archi-célèbre. Laquelle ? Observez le juge d’instruction tournicoter mine de rien, en ami, autour de Raskolnikov en l’enserrant insensiblement dans son filet. On croirait presque entendre certain lieutenant : « Veuillez m'excuser, M’sieur, encore une p’tite question et je vous laisse… »
Dostoïevski n’a jamais vu Columbo à la télé, mais il admirait Shakespeare et Schiller. Crime et châtiment est conçu comme le scénario détaillé d’une immense pièce de théâtre, d’une tragédie géante dont un narrateur décrirait les décors, façonnerait l'âme des personnages pour modeler leurs pensées, et assisterait clandestinement à leurs rencontres pour en rapporter les dialogues, comme en voix off.
L’ouvrage se présente aussi comme une vaste fresque sociale dans le Saint-Petersbourg de l'époque. L’action se situe en plein été, dans un quartier miséreux. Chaleur, saleté, puanteur, poussière, l’air est irrespirable. On titube et l’on s'invective dans les rues, au sortir de cabarets où l’on s’est enivré jusqu'au dernier kopeck. Des cages d’escalier sinistres desservent des taudis crasseux à peine meublés, loués par ce qu’on appellerait aujourd'hui des marchands de sommeil. Là s’entassent des familles loqueteuses : des hommes ayant éclusé dans l’alcool toute la honte de leurs échecs, des femmes au bout du rouleau criant après leur marmaille, des jeunes filles qui se prostituent, des gamins qui mendient… enfin, ceux qui ne sont pas malades !... Une petite élite émerge : ils sont ou ont été étudiants, fonctionnaires, commerçants, militaires. Ils tentent de tisser un semblant de solidarité, même s’il faut se méfier des profiteurs et des débauchés.
Dans les grandes tragédies, les intrigues secondaires sont souvent captivantes. Dans Crime et châtiment, elles percutent notre sensibilité. Compassion pour les malheurs sans fin de la famille Marmeladov. Émotion pendant les échanges empreints de non-dits entre Raskolnikov et ses proches, sa mère, sa sœur Dounia, son ami Razoumikhine. Indignation et dégoût lors des offensives tentées sur la très belle Dounia, par des types pas nets comme Loujine et Svidrigaïlov.
Venons-en à l’événement majeur du roman, le crime, et à son auteur, Raskolnikov. Le personnage inspire des sentiments contrastés. C’est un jeune homme en perdition, qui peut susciter de l’indulgence, de la bienveillance, mais les motifs qu’il confesse pour son geste sont insupportables.
Parce qu’il s’imagine d’une essence supérieure, parce qu’il lui faut trois mille roubles pour sortir du dénuement et terminer ses études, Raskolnikov, vingt-deux ans, ne trouve ni anormal ni immoral de trucider à la hache une vieille usurière – un être ignoble et inférieur, un « pou », prétend-il – pour la dévaliser. Un avis dont il ne se départira pas, même quand il se sentira contraint d’aller se livrer, même encore lorsque il purgera sa peine au bagne. Finalement, dans les toutes dernières pages du récit, Sonia, la petite prostituée qui, pour ne pas l'abandonner, l’aura suivi jusque là-bas, en Sibérie, obtiendra la reconnaissance de sa faute et son repentir. Une double rédemption, par la foi et par l'amour, afin de pouvoir ouvrir les yeux sur un avenir d’espérance.
Mais ne faut-il pas chercher plus en profondeur la motivation réelle du crime ? Alors que sa mère et sa sœur le portent aux nues et se sacrifient pour ses études, Raskolnikov a tout lâché. Il passe ses journées allongé sur son lit à ne rien faire, si ce n’est à ressasser des frustrations délirantes. Ne pouvant assumer cette forme de trahison à l’égard des personnes qui lui sont le plus cher, il se laisse dériver dans une spirale de déchéance devenue irréversible. Lui apparaît sa médiocrité, aux antipodes de l'être supérieur qu’il aurait voulu être. C’est intolérable et cela le conduit à commettre l'irréparable, à franchir le point de non-retour vers une damnation totale et définitive, que ses proches pourront toujours expliquer par un coup de folie.
L'élimination d’un être vil et malfaisant aurait été ainsi le seul et unique acte d'homme supérieur de Raskolnikov. L’acte et la pensée qui le sous-tend restent ignobles, mais en nous plaçant dans le contexte d'aujourd'hui, notons que son crime le distingue du terroriste qui, dans le même état d’esprit, aura cherché à commettre un attentat massif et aveugle.
TRES DIFFICILE ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT