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Juillet 2025,
L’écrivain américain Richard Powers a pour pratique, dit-on, d’explorer la relation entre nature et culture, entre arts et sciences. Son dernier roman, Un jeu sans fin, entremêle trois récits, chacun pouvant à lui seul constituer un ouvrage autonome complet. Il fallait une audace et une virtuosité insensées pour modeler ces trois histoires en un unique roman harmonieux et cohérent, quoique long et complexe. Au moment d’écrire ma chronique, je ne savais d’ailleurs pas trop comment m’y prendre et je me demandais — après tout, c’est l’un des thèmes du roman — si je ne devrais pas faire appel à une intelligence artificielle générative. Il aurait toutefois fallu, pour que cette IA soit en mesure de restituer mon ressenti personnel, qu’elle ait une connaissance intime de ma sensibilité littéraire et j’ai douté qu’il en existât une qui se soit suffisamment intéressée à moi. Je vais donc me débrouiller tout seul, comme d’habitude. Essayons d’y voir clair dans Un jeu sans fin.
Dans l’un des récits, l’auteur se livre à une exaltation de l’océan. Force est de reconnaître que l’océan est de loin l’élément le plus important de notre planète, tant par le volume qu’il occupe, que par le nombre de créatures qu’il abrite, sous des formes inimaginables : des centaines de milliers de « monstres archaïques abandonnés dans les plus vieilles impasses de l’évolution », y jouent, depuis la nuit des temps, le rôle et le destin de leur espèce parmi les autres. L’océan et les images de ses profondeurs sont sublimés par le personnage d’Evelyne (Evie) Beaulieu, une scientifique et plongeuse canadienne qui leur aura sacrifié sa vie privée et consacré un beau livre.
Les photos de ce beau livre seront indirectement à l’origine de la vocation de Todd Keane, né une génération plus tard au bord du lac Michigan. Initié à toutes sortes de jeux par son père, fasciné par les écrans auxquels l’informatique donne l'apparence de fonds marins, il apprend à programmer, puis édite des logiciels. Convaincu par Rafi Young, son meilleur ami de fac et adversaire de jeu de go, du potentiel ludique des technologies numériques, il conçoit et fonde un réseau social de jeux addictifs, qui lui vaudra de devenir multimilliardaire. Plus tard, il projette de créer un territoire libre de toute emprise étatique, mais atteint de dégénérescence mentale, il entreprend, pendant qu’il est encore temps, de raconter l’histoire de sa vie à la dernière génération d’IA, qui en enjolivera « intelligemment » les chapitres finaux.
Dans le Pacifique, les falaises de l’atoll de Makatea surplombent la Polynésie française. Riche en phosphates, l’île avait été exploitée en mine à ciel ouvert pendant une grande partie du vingtième siècle, faisant vivre confortablement plus de trois mille habitants, nonobstant les nuisances et les pollutions. Après la fermeture de l’exploitation minière, qui laissa dans le sol de nombreuses crevasses à l’état brut, l’île avait perdu ses services sociaux et subsister était devenu difficile pour ses… quatre-vingt-deux résidents actuels. Parmi eux, l’ombre de Rafi Young, qui avait choisi de s’exiler à Makatea pour écrire des poèmes et des textes philosophiques, son épouse Ina, sculptrice opérant sur des déchets plastiques de récupération, ainsi que la mythique océanographe Evie Beaulieu, nonagénaire… à moins qu’il ne s’agisse que de son esprit. Et voilà qu’on apprend qu’un milliardaire de la Tech veut s’installer sur l’île pour construire des villes flottantes !…
Les différentes narrations sont passionnantes. Dans la foulée des principaux personnages, elles te transporteront, lectrice, lecteur, au contact de merveilles du vivant, infiniment grandes et infiniment petites, menacées aujourd’hui dans leur intemporalité. La truculence des personnages secondaires apporte une touche d’humour, d’amour, de nostalgie et de poésie. En même temps, Todd Keane prend lui-même longuement la parole pour te guider, avec passion et clarté, dans un univers conceptuel en renaissance permanente depuis soixante ans, celui des générations successives des jeux de logique, de l’informatique, d’internet et de l’intelligence artificielle. Derrière son implacable ambition ébranlée par des hallucinations, persiste un fond d’affectivité enfantine touchante.
Le roman est solidement documenté. Les textes, très riches, sont parfaitement transcrits en français. La justesse des mots est impressionnante. Les descriptions de la faune et de la flore des abysses, notamment, sont d’une expressivité et d’un lyrisme à couper le souffle. Un jeu sans fin m’a donné un tel plaisir de lecture, que j’en ai repris de longs passages après l’avoir terminé.
DIFFICILE ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT
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