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Avril 2025,
De Paul Lynch, il y a sept ans, j’avais lu et critiqué La neige noire, un roman très sombre, ancré sur une terre irlandaise rurale soumise à des conditions climatiques ingrates et marquée par des modes de relations séculaires farouches. Dans Le chant du prophète, récompensé par le Booker Price 2024, les événements imaginés par l’auteur prennent cette fois place dans un environnement urbain et civil contemporain. Si tu vis dans une grande ville européenne, lectrice, lecteur, tu n’auras aucun mal à te transposer dans le Dublin fictif du roman et tu en ressentiras d’autant le poids des péripéties.
Eilish, Larry et leurs quatre enfants mènent une vie heureuse et structurée dans une maison confortable d’un quartier tranquille. Eilish est cadre dans une entreprise de biotechnologies, Larry occupe des fonctions de direction au sein du principal syndicat national d’enseignants. La famille est plutôt aisée financièrement, des vacances au Canada sont prévues. Très attachée à son métier, Eilish n’en est pas moins exemplaire dans son rôle d’épouse et de mère, ainsi que dans ses devoirs à l’égard de son père, lequel perd un peu la boule, vivant seul depuis le décès de sa femme.
Un parti nationaliste a récemment pris le pouvoir. Afin d’assurer l’ordre public, l’état d’urgence a été discrètement décrété, une police secrète mise en place. Mine de rien, le pays a glissé dans un régime politique illibéral. Courtoisement interrogé par la police à l’approche d’un mouvement de contestation, Larry est déstabilisé ; que doit-il craindre ? Après la manifestation, violemment réprimée, il ne rentre pas à la maison, son portable ne répond pas. Il serait en détention on ne sait où. Pleine d’espoir, ne percevant aucune raison d’être inquiète, Eilish multiplie les démarches pour en savoir plus, tout en veillant à ce que l’absence difficilement explicable de leur père ne perturbe pas la vie courante et la scolarité des enfants. Ses questions ne rencontrent que le silence ; glaçant, humiliant.
Chapitre après chapitre, la situation générale se dégrade. Des gens affichent avec morgue leur adhésion au parti, comme si elle leur donnait des droits. L’armée nationale verrouille la ville, à la poursuite de rebelles, lesquels s’organisent et montent une armée de libération. La guerre civile éclate. Les deux armées s’affrontent dans les rues, à l’arme lourde. Leurs troupes se montrent aussi violentes d’un côté que de l’autre, elles terrorisent la population. Des quartiers sont bombardés. L’économie s’effondre, la corruption explose…
Dans ce contexte dramatique et invivable, Eilish ne perd jamais espoir, elle continue à s’efforcer de ne pas faillir dans son rôle d’épouse aimante, de mère poule, sans oublier son père. Il faut préserver le rêve de la famille rassemblée, même si… Tout devient difficile, absurde, dans un pays qui se désagrège…
Le texte de Paul Lynch se déploie en continu, dans de longs paragraphes occupant plusieurs pages sans retour à la ligne. Les dialogues, suites nerveuses de demandes réponses, sont intégrés aux narrations descriptives sans signes typographiques. Cette disposition littéraire procure à la lecture un effet percutant, qui se focalise de près sur un personnage, la plupart du temps, Eilish. C’est comme si, au fil des jours, des semaines, des mois, tu la suivais pas à pas, à la maison, au bureau, dans la rue, caméra à l’épaule, micro ouvert, tout en lisant dans ses pensées.
La leçon est claire. Comment évoluerait notre vie quotidienne, si le régime démocratique et libéral, auquel nous sommes habitués sans nous rendre compte de notre chance, abandonnait peu à peu les principes de l’état de droit ? Insensiblement, insidieusement, nous en viendrions à nous égarer dans des voies sans issue, à errer vers le chaos, au hasard de circonstances fortuites malencontreuses, dont nous ne comprendrions pas le sens… La fin du monde ? Même pas ! Un simple épisode de l’Histoire, comme l’humanité en a déjà connu, en connaît aujourd’hui, en connaîtra demain ! Depuis des temps immémoriaux, selon Paul Lynch, nous refusons d’entendre les prophéties : la fin annoncée de notre petit monde éphémère, juste le nôtre, sous l’œil presque indifférent des mondes voisins.
Une lecture anxiogène, oppressante, et pourtant fluide, addictive, dans laquelle on s’efforce désespérément de croire en une fin heureuse.
DIFFICILE oooo J’AI AIME BEAUCOUP