Octobre 2018,
Il m’arrive de m’assoupir le soir, au cinéma, au théâtre ou à l’opéra. Ce n’est pas par ennui. C’est au contraire parce que l’harmonie de ce que je perçois me détend. Je perds le fil, mais je suis bien, je me relâche, je pique du nez.
J’ai à plusieurs reprises ressenti la même chose dans Forêt obscure, le dernier roman de Nicole Krauss, un ouvrage très joliment écrit (et traduit). En relisant plusieurs fois certaines passages touffus et obscurs pour essayer en vain d’en comprendre le sens, je finissais par ne plus percevoir que l’effet murmurant et lénifiant de la musique des mots.
L’auteure, dont le roman L’histoire de l’amour m’avait enchanté, a écrit là un livre difficile d’accès, où l’on se promène, non sans curiosité, à mi-chemin entre rêverie et réalité, entre souvenir et présent, entre mythe et actualité, entre désert flamboyant et forêt obscure. Elle trace le parcours parallèle de deux personnes lasses de leur vécu, en quête d’un renouveau, d’une renaissance, d’une reconstruction, voire d’une métamorphose,… pourquoi pas d’une réincarnation.
Jules Epstein est un richissime avocat new-yorkais, qui s’est construit tout seul, à l’énergie. Bientôt septuagénaire, il entreprend de tout déconstruire, quitte son cabinet, divorce après trente-six ans de mariage, se désintéresse de l’image qu’il donne de lui. Comme s’il était atteint de ce que son notaire appelle le syndrome de générosité absolue, il se dépouille progressivement de tous ses biens, s’installe dans un logement misérable à Tel-Aviv, et s’évapore dans l’entourage d’un rabbin mystique qui l’avait coopté dans un cénacle de descendants du roi David.
L’autre personnage se prénomme Nicole. Si ce n’est l’auteure, c’est donc sa sœur jumelle, son double. Mère de deux enfants, elle envisage de divorcer de leur père. Une perspective qu’elle vit mal. Mais elle doit regarder la réalité en face : comment un intellectuel peut-il être pleinement soi-même, se consacrer aux enfants, et jouer en plus un rôle de conjoint parfait ? Une difficulté que Jonathan Safran Foer, l’ex-mari de l’auteure, pointait aussi du doigt dans Me voici, son dernier roman.
Pour mettre au clair ses idées, Nicole s’est échappée pour un temps en Israël. Depuis l’hôtel Hilton de Tel-Aviv, elle est projetée dans une étonnante odyssée, sur les traces de Franz Kafka, le génial écrivain juif de la Mitteleuropa, qui, lui aussi, étouffait dans son carcan familial. Elle entre en possession de ses manuscrits inédits – dont la propriété a fait l’objet d’un long débat juridique, aujourd’hui arbitré en faveur de la Bibliothèque Nationale d’Israël –. Se pourrait-il qu’elle soit chargée d’une mission sur certains textes non achevés ? Elle pénètre dans un univers onirique, dans lequel Kafka ne serait pas mort de sa tuberculose à Prague en 1924. Miraculeusement exfiltré en Palestine, où le climat lui aurait été bénéfique, il se serait métamorphosé – non, pas en cloporte ! – en jardinier de talent et aurait fini ses jours dans une petite cabane dans le fond d’un désert. Un lieu isolé, parfait pour la méditation, où elle ira au bout de son introspection.
Dans une interview, Nicole Krauss clarifie son parti de mettre en scène son double : « Invitons-la dans un univers de fiction pour voir ce qu’il lui arrive lorsqu’elle est soumise à toutes sortes d’expériences imaginaires. Voyons comment sa personnalité se transforme, se développe, et quelles en sont les conséquences. Voyons ce qu'il en sort d'intéressant, en espérant que le lecteur fasse la même expérience pour lui-même ».
Espérons que Nicole Krauss en aura tiré des enseignements profitables. Pour ma part, malgré les difficultés rencontrées en tant que lecteur de Forêt obscure, je n’éprouve pas le besoin de suivre le même chemin.
TRES DIFFICILE oo J’AI AIME… UN PEU