Novembre 2024,
L’œuvre est majeure. Dans Les enfants Oppermann sont relatées des péripéties fictives vécues par une famille juive cossue de Berlin de novembre 1932 à l’été 1933. Des dates à mettre en perspective de celles-ci, historiques : 30 janvier 1933, nomination de Hitler chancelier du Reich ; 27 février, incendie du Reichstag ; 23 mars, vote des pleins pouvoirs à Hitler ; 14 juillet, interdiction des formations politiques autres que le parti nazi… Le roman est divisé en trois parties : hier, aujourd’hui, demain.
Oppermann est une marque de meubles renommée à Berlin. Familiale, l’affaire a été fondée par le grand-père de la génération actuelle, une fratrie. L’ainé, Gustav, célibataire de cinquante ans, mène une vie luxueuse et mondaine, tout en se piquant de philosophie et d’activités culturelles. Martin dirige l’entreprise et les magasins. Edgar, professeur de médecine, est chef de service au centre hospitalier municipal. Leur sœur Klara a épousé un homme d’affaires international avisé. Ils vivent tous en bonne harmonie, de même que leurs enfants, Ruth, Berthold et Heinrich, des adolescents brillants. Préoccupés par la montée de l’antisémitisme, ils gardent pour la plupart confiance en la sagesse allemande et dénigrent avec ironie le style oratoire du chef du parti national-socialiste.
Quand ce dernier prend le pouvoir, tout se complique rapidement pour les Oppermann, que ce soit dans l’entreprise, qui doit changer de nom, au centre hospitalier ou dans les établissements scolaires. Berthold est notamment confronté à un bras de fer moral insoluble, tandis que Gustav, compromis par une prise de position hasardeuse, est contraint de s’exiler en Suisse.
La situation continuant à se dégrader, on s’interroge en famille. Faut-il s’en remettre au bon sens ? Il devrait, pense-t-on, finir par détourner les Allemands civilisés de la barbarie. Ce dernier mot n’est pas exagéré. Les völkisch, censés incarner le peuple authentique, appellent à rejeter la raison, à lui substituer l’instinct, la convoitise, la rancœur, la haine. Ils détruisent l’Etat de droit, remplacé par l’autorité d’un chef suprême, privilégiant l’arbitraire, la brutalité, le meurtre, l’anéantissement organisé de la dignité humaine, sans oublier l’ostracisme et l’humiliation des Juifs…
Les Oppermann doivent-ils envisager de se reconstruire hors d’Allemagne ? Les opportunités existent à Londres, à Paris, en Palestine. Mais ne faut-il pas plutôt rester et s’engager, dénoncer les mensonges, témoigner de la vérité, partager son indignation, convaincre ceux qui doutent, ceux qui ne veulent pas y croire ? Une intention noble, une belle idée qui mériterait, non pas de mourir pour elle, mais de vivre pour elle… Et pourtant !…
J’attire maintenant ton attention, lectrice, lecteur, sur la propre histoire de ce livre. Dès l’arrivée d’Hitler au pouvoir, avant donc sa publication courant 1933 (1934 pour la traduction française), son auteur, l’écrivain allemand juif Lion Feuchtwanger, avait été privé de sa nationalité et dépossédé de ses biens. Exilé en France, il écrivit quasiment en temps réel Les enfants Oppermann, inspiré de ce qu’il avait observé et de ce qu’on lui rapportait, à savoir une mainmise progressive des völkisch, des nazis, sur les institutions allemandes, ainsi qu’une mise en œuvre rapide de leur politique : constitution de milices, propagande mensongère assumée, arrestation et maltraitance des opposants, promulgation de lois antisémites, persécution et spoliation des Juifs, édification de camps de concentration sous prétexte d’inculquer « l’esprit des temps nouveaux »…
Lectrice, lecteur, il te faut bien comprendre l’état d’esprit de l’auteur écrivant le livre, de même que celui des lectrices et des lecteurs de l’époque. Qui pouvait alors imaginer l’ampleur de ce qu’il adviendrait par la suite, lors des douze années suivantes : la Seconde Guerre mondiale, la Solution finale, les camps d’extermination, l’holocauste de six millions de Juifs ?
Face aux crises, face aux menaces, face aux extrêmes de tous bords, la démocratie est parfois faible, molle, impuissante, alors qu’il lui faudrait pouvoir se défendre avec efficacité, avant qu’il soit trop tard. Mais gardons la mesure des choses. Méfions-nous des tribuns qui attisent les haines, des provocateurs qui diffusent le mensonge, les fake news. Dans Les enfants Oppermann, Lion Feuchtwanger a magistralement décrit une société ayant glissé peu à peu dans l’illibéralisme, avant de sombrer rapidement dans le totalitarisme. Nous savons ce qu’il en a résulté.
GLOBALEMENT SIMPLE ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT