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ça va mieux en l'écrivant !...

... ENCORE FAUT-IL LE LIRE AVANT !

chroniques litteraires

La Petite Bonne, de Bérénice Pichat

Publié le 30 Novembre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Novembre 2024,

Roman écrit sous une forme inattendue, — j’y reviendrai plus loin —, par une enseignante férue d’Histoire et d’études sociales, La Petite Bonne est une jolie surprise. Bérénice Pichat a conçu une intrigue entre trois personnages au mitan des années trente : « Monsieur », « Madame » et leur nouvelle « bonne-à-tout-faire », comme on disait à l’époque.

On ne connaîtra pas le prénom de la petite bonne, jeune femme anonyme, effacée et invisible. Dans les demeures bourgeoises où on l’emploie, elle nettoie, lave, range et effectue des tâches secondaires en cuisine. Elle est confinée dans la condition ingrate de domestique, comme sa mère l’avait été avant elle. Dure au mal, elle est lucide sur sa destinée, qui ne peut lui offrir que de rares et pauvres petits plaisirs. Elle ne se plaint pas. Illettrée, naïve, dévouée et empathique, elle vient d’être engagée dans une nouvelle place. Un couple sans enfant dans une maison sans luxe ni joie.

Monsieur a pour prénom Blaise. Très grièvement blessé pendant la Grande Guerre, il a survécu de justesse… mais dans quel état ! Amputé des mains, amputé des jambes au-dessus du genou ! Le bas de son visage, emporté par un éclat d’obus, a été reconstruit fonctionnellement, mais Blaise reste une « gueule cassée », avec des difficultés pour boire, manger, articuler. Il n’a pas bon caractère. On imagine son mal de vivre, le dégoût de soi-même, la honte de sa dépendance. Vingt ans qu’il supporte cela.

Madame, prénommée Alexandrine, est fidèle au poste. Elle purge un absurde sentiment de culpabilité, cela fait vingt ans qu’elle a abandonné toute vie sociale, pour prendre en charge avec un extrême dévouement et sans se plaindre celui qui est toujours son mari. Un sacrifice quotidien très lourd.

Avant la guerre, Blaise était un jeune pianiste séduisant, appelé à un avenir brillant. Alexandrine était très amoureuse. Ils venaient de se marier… Deux vies gâchées… La nuit, en dormant, Blaise rêve qu’il joue au piano devant un public enthousiaste. Quand il ne dort pas, il souffre et tout son corps lui fait horreur. Son aspect, repoussant, accentué par les sujétions hygiéniques de ses handicaps, a fait fuir ses proches. Les servantes, engagées l’une après l’autre par Alexandrine, donnent très vite leur congé.

La petite bonne prendra sur elle, tiendra le coup. Des circonstances amèneront Madame à la laisser, pendant deux jours, seule avec Monsieur… Pour celui-ci, vingt ans, ça suffit ! Sa vie n’a aucun sens, il est temps que ça s’arrête. Et il a un plan… Mais le huis clos dans lequel il va se retrouver avec la petite bonne ne se passera pas comme prévu. Des moments surprenants, émouvants.

Pour la narration de cette histoire touchante, l’autrice a fait le choix d’un parti littéraire original : une partie du texte est en vers libres ; dès le début !... Déroutant, non ? Quand je m’en suis aperçu, j’ai failli renoncer. Avais-je envie de lire des vers, tout libres soient-ils ? Finalement, j’ai décidé de tester les premières pages… elles m’ont embarqué pour l’ensemble du livre.

Ne t’inquiète pas outre-mesure, lectrice, lecteur. De larges parties du texte, celles qui sont consacrées à Alexandrine et à Blaise, et notamment aux deux jours qu’ils passent loin l’un de l’autre, sont écrites en prose traditionnelle.

Seules les séquences portant sur la petite bonne sont en vers libres ; des assertions courtes, une grammaire élémentaire, une expression simple pour décrire avec réalisme le quotidien et la psyché du personnel de maison dans les années trente. La fluidité du phrasé, sa clarté, son dépouillement, l’absence de tout artifice de langage, m’ont séduit. De ces lignes soigneusement alignées sur la marge gauche se dégagent un rythme, une douce musicalité. Quelques rares alinéas (des strophes ?) sont alignés sur la droite ; je me suis longtemps demandé à quoi ils correspondaient et n’ai compris leur sens que dans les toutes dernières pages.

Une lecture agréable, attendrissante, qui ne manque pas d’évoquer des sujets d’actualité délicats : le handicap, la dépendance, la fin de vie, sans oublier les différences sociales et la condition féminine.

FACILE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

 

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La Femme de ménage, de Freida McFadden

Publié le 30 Novembre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Novembre 2024

Millie est une jolie jeune femme, sans domicile fixe, en grande difficulté. Circonstance aggravante — qu’elle tient à passer sous silence ! —, elle sort de plusieurs années en prison. Elle réussit pourtant à se faire embaucher comme femme de ménage dans une riche famille. La maîtresse de maison, Nina, est nettement plus âgée qu’elle ; cette femme fut sans doute belle dans sa jeunesse, mais elle se laisse aller physiquement, épaissit, ne prend pas soin de sa coiffure… A l’égard de Millie, de surcroît, elle se comporte en patronne lunatique, mesquine et fourbe. Tout pour déplaire, donc…

Dénommé Andrew – Andy pour les intimes —, le mari de Nina est en revanche d’une extrême gentillesse et d’une beauté à couper le souffle. Il est « à tomber », diraient certaines de mes amies. Une beauté sur laquelle l’autrice, l’Américaine Freida McFadden, insiste lourdement de page en page.

Tu as de l’expérience, lectrice, lecteur, tu sais bien que nobody’s perfect. Tu vas évidemment te demander quelle tare ou quel vice Andrew dissimule derrière sa face d’ange. Et comme tu as eu l’occasion de lire — ce que tu n’avoueras jamais ! — deux ou trois bluettes de new romance qui t’ont mis la larme à l’œil, tu vas imaginer le beau patron très riche et la jolie soubrette nécessiteuse s’engager avec fougue dans une liaison clandestine, romantique et sensuelle ; de quoi susciter des réactions intempestives de la part de Nina, ainsi que de sa fille, une gamine grincheuse et mal élevée, qui furète dans les affaires de Millie pour le compte de sa mère…

Tu ne manques pas d’intuition, mais ce n’est pourtant pas tout à fait comme cela que les événements ont été prévus par l’autrice.

La Femme de ménage, puisque tel est le titre du livre, est un énorme succès de librairie. Deux suites ont été publiées depuis, presque exclusivement en livre de poche, comme le premier. Autour de moi et sur mes réseaux sociaux, l’ouvrage ne suscite que de l’enthousiasme, y compris chez celles et ceux dont j’apprécie d’habitude les goûts de lecture. Alors pourquoi le livre ne m’a-t-il pas plu ?

J’ai trouvé ennuyeuse et déplaisante la très longue première partie, qui s’étend sur plus de deux cents pages. J’ai vite compris que les tracasseries rabâchées par Millie étaient un trompe-l’œil littéraire et qu’il fallait m’attendre à une surprise, à un rebondissement imprévisible. Je n’ai pas essayé de l’anticiper, de deviner l’intention de l’autrice, car je ne cherche jamais, quand je lis un polar à énigme, à trouver la solution, à démasquer l’assassin. De sorte qu’au début de la deuxième partie, lorsque l’incontournable rebondissement se produit enfin — ouf ! —, je découvre avec curiosité, mais sans m’ébaudir, le déroulé de la version racontée par Nina. Un scénario un peu artificiel et tiré par les cheveux, mais bon ! Dans un roman, on a le droit de tout imaginer.

Quel est d’ailleurs le genre de ce roman ? Les ouvrages de Freida McFadden sont pour la plupart qualifiés de thrillers psychologiques. Une classification qui m’évoque certains téléfilms diffusés les dimanches après-midi pluvieux ; des histoires tournant autour de brimades qui me mettent mal à l’aise et de menaces qui me font sourire, parce qu’il m’est évident qu’elles se dénoueront en happy end, avec un juste châtiment pour les méchants… Peut-être suis-je blasé !

Saucissonné en très courts chapitres de cinq à six pages, le livre se lit très facilement… Trop ! Freida McFadden est une romancière expérimentée et imaginative. Bien que peu crédible, son intrigue est bien montée. J’ai souri à quelques traits d’humour, dans la narration de Nina. Mais globalement, l’écriture, plutôt banale, manque de légèreté. Le texte est chargé de répétitions un peu balourdes — la beauté d’Andrew, le passé de Millie, la poignée qui tourne ou pas… — comme s’il était nécessaire, lectrice, lecteur, de te mettre les points sur les i, de s’assurer que tu as bien compris, que tu suis attentivement… à moins que ce soit juste pour remplir des pages.

FACILE     oo    J’AI AIME… UN PEU

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Les enfants Oppermann, de Lion Feuchtwanger

Publié le 11 Novembre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Novembre 2024,

L’œuvre est majeure. Dans Les enfants Oppermann sont relatées des péripéties fictives vécues par une famille juive cossue de Berlin de novembre 1932 à l’été 1933. Des dates à mettre en perspective de celles-ci, historiques : 30 janvier 1933, nomination de Hitler chancelier du Reich ; 27 février, incendie du Reichstag ; 23 mars, vote des pleins pouvoirs à Hitler ; 14 juillet, interdiction des formations politiques autres que le parti nazi… Le roman est divisé en trois parties : hier, aujourd’hui, demain.

Oppermann est une marque de meubles renommée à Berlin. Familiale, l’affaire a été fondée par le grand-père de la génération actuelle, une fratrie. L’ainé, Gustav, célibataire de cinquante ans, mène une vie luxueuse et mondaine, tout en se piquant de philosophie et d’activités culturelles. Martin dirige l’entreprise et les magasins. Edgar, professeur de médecine, est chef de service au centre hospitalier municipal. Leur sœur Klara a épousé un homme d’affaires international avisé. Ils vivent tous en bonne harmonie, de même que leurs enfants, Ruth, Berthold et Heinrich, des adolescents brillants. Préoccupés par la montée de l’antisémitisme, ils gardent pour la plupart confiance en la sagesse allemande et dénigrent avec ironie le style oratoire du chef du parti national-socialiste.

Quand ce dernier prend le pouvoir, tout se complique rapidement pour les Oppermann, que ce soit dans l’entreprise, qui doit changer de nom, au centre hospitalier ou dans les établissements scolaires. Berthold est notamment confronté à un bras de fer moral insoluble, tandis que Gustav, compromis par une prise de position hasardeuse, est contraint de s’exiler en Suisse.

La situation continuant à se dégrader, on s’interroge en famille. Faut-il s’en remettre au bon sens ? Il devrait, pense-t-on, finir par détourner les Allemands civilisés de la barbarie. Ce dernier mot n’est pas exagéré. Les völkisch, censés incarner le peuple authentique, appellent à rejeter la raison, à lui substituer l’instinct, la convoitise, la rancœur, la haine. Ils détruisent l’Etat de droit, remplacé par l’autorité d’un chef suprême, privilégiant l’arbitraire, la brutalité, le meurtre, l’anéantissement organisé de la dignité humaine, sans oublier l’ostracisme et l’humiliation des Juifs…

Les Oppermann doivent-ils envisager de se reconstruire hors d’Allemagne ? Les opportunités existent à Londres, à Paris, en Palestine. Mais ne faut-il pas plutôt rester et s’engager, dénoncer les mensonges, témoigner de la vérité, partager son indignation, convaincre ceux qui doutent, ceux qui ne veulent pas y croire ? Une intention noble, une belle idée qui mériterait, non pas de mourir pour elle, mais de vivre pour elle… Et pourtant !…

J’attire maintenant ton attention, lectrice, lecteur, sur la propre histoire de ce livre. Dès l’arrivée d’Hitler au pouvoir, avant donc sa publication courant 1933 (1934 pour la traduction française), son auteur, l’écrivain allemand juif Lion Feuchtwanger, avait été privé de sa nationalité et dépossédé de ses biens. Exilé en France, il écrivit quasiment en temps réel Les enfants Oppermann, inspiré de ce qu’il avait observé et de ce qu’on lui rapportait, à savoir une mainmise progressive des völkisch, des nazis, sur les institutions allemandes, ainsi qu’une mise en œuvre rapide de leur politique : constitution de milices, propagande mensongère assumée, arrestation et maltraitance des opposants, promulgation de lois antisémites, persécution et spoliation des Juifs, édification de camps de concentration sous prétexte d’inculquer « l’esprit des temps nouveaux »…

Lectrice, lecteur, il te faut bien comprendre l’état d’esprit de l’auteur écrivant le livre, de même que celui des lectrices et des lecteurs de l’époque. Qui pouvait alors imaginer l’ampleur de ce qu’il adviendrait par la suite, lors des douze années suivantes : la Seconde Guerre mondiale, la Solution finale, les camps d’extermination, l’holocauste de six millions de Juifs ?

Face aux crises, face aux menaces, face aux extrêmes de tous bords, la démocratie est parfois faible, molle, impuissante, alors qu’il lui faudrait pouvoir se défendre avec efficacité, avant qu’il soit trop tard. Mais gardons la mesure des choses. Méfions-nous des tribuns qui attisent les haines, des provocateurs qui diffusent le mensonge, les fake news. Dans Les enfants Oppermann, Lion Feuchtwanger a magistralement décrit une société ayant glissé peu à peu dans l’illibéralisme, avant de sombrer rapidement dans le totalitarisme. Nous savons ce qu’il en a résulté.

GLOBALEMENT SIMPLE     ooooo   J’AI AIME PASSIONNEMENT

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Jacaranda, de Gaël Faye

Publié le 11 Novembre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Novembre 2024,

Son très beau premier roman, Petit pays, avait rencontré le succès. Après avoir partagé la nostalgie de son paradis perdu, Gaël Faye n’en avait toutefois pas fini avec le génocide des Tutsi de 1994. Jacaranda, publié huit ans plus tard, élargit le panorama sur l’enfer, ce massacre collectif de masse — huit cent mille à un million de morts en cent jours ! —, terrifiant d’inhumanité, bien que commis par des hommes comme les autres. Le roman s’appuie sur les événements survenus au Rwanda dans les années ayant suivi les jours funestes, jusqu’en 2020. Il raconte l’histoire mi-fictive, mi-autobiographique d’un homme dans un parcours initiatique de construction de son identité.

Pour Jacaranda comme pour Petit pays, l’auteur a imaginé un personnage qui lui ressemble. Nés la même année, Gaël Faye et ses doubles de fiction ont un père français et une mère rwandaise d’origine tutsi, qui se séparent à leur adolescence. A la différence des deux autres, Milan est né et a été élevé en France. Il sait peu de choses sur sa mère, une femme dure, fermée, secrète sur son passé. A l’âge de douze ans, le drame du Rwanda entre dans la vie de Milan par la télévision, puis plus concrètement, par la présence inattendue d’un petit garçon rwandais blessé et traumatisé.

Milan met pour la première fois le pied au Rwanda en 1998. Il y découvre des proches de sa mère, dont il ignorait l’existence. Dans le climat anarchique qui s’est installé à la suite du génocide, il sympathise avec des adolescents orphelins ou abandonnés, qui squattent un îlot urbain délabré, où ils font les quatre cents coups. Bien que choqué par des exécutions sommaires publiques, Milan se prend d’intérêt et de curiosité pour un pays, où l’on ne voit encore en lui qu’un touriste européen.

Mais le Rwanda le fascine. Il y retournera à plusieurs reprises, pour des séjours de plus en plus longs, et peut-être même… Milan observe les institutions se reconstituer lentement, très lentement. L’auteur fait le point tous les cinq ans. En 2005, Milan assiste à une séance des nouveaux tribunaux populaires, qui, sur la base de témoignages, d’aveux, d’enquêtes et de découverte de charniers, viennent d’être mis en place pour juger des responsables de crimes commis onze ans plus tôt. En 2010, une jeune lycéenne lui révèle l’histoire de l’Afrique de l’Est et la généalogie des antagonismes entre Hutu et Tutsi, qui avaient déjà, à plusieurs reprises, dégénéré en tueries. En 2015, il participe à des cérémonies officielles de commémoration ; des survivantes racontent le quotidien du génocide, tel qu’elles l’avaient vécu, vu et subi, d’horribles scènes de massacre de leurs proches à la machette, ce qui déclenche dans le public plusieurs crises d’hystérie. En 2020, après un aller-retour à Paris, Milan constate que l’économie et l’urbanisation du Rwanda se sont fortement développées sur un modèle occidental.

Ce ne sont pas les cercles de l’enfer, mais les difficiles étapes de reconstruction d’un pays convalescent auxquelles assiste Milan. Il fréquente des survivants et d’anciens tueurs — ainsi que leur progéniture — sans connaître a priori l’implication des uns et des autres lors des massacres. Car la particularité du génocide du Rwanda est d’avoir été mis en œuvre par des citoyens à l’encontre directe d’autres citoyens, ayant tous accepté de « faire société » au quotidien, indépendamment de leurs ressentiments communautaires. La veille de meurtres épouvantables à la machette, victimes et tueurs se voyaient, se saluaient, se parlaient, contractaient comme à l’habitude pour les besoins de la vie courante… Imagine alors, lectrice, lecteur, vingt ans plus tard, une fois leur peine purgée, les tueurs reprenant pour la plupart leur place ; la nécessité pour les victimes survivantes et leurs descendants de « refaire société » avec ces anciens tueurs et leurs familles… Un processus incontournable, qui embarque peu à peu Milan, depuis son adolescence jusqu’à l’approche de la quarantaine.

Où ce Franco-Rwandais qui peine à devenir adulte choisira-t-il d’assumer son existence ? Chronique empoignante d’un épisode monstrueux de l’histoire des hommes, Jacaranda est aussi l’histoire d’un fils unique, aux parents silencieux, à la recherche de frères et de sœurs l’extrayant de sa solitude.

Comme dans son roman précédent, Gaël Faye ne se départit jamais de sa plume très fine, légère, naturelle, presque intime. Elle est apaisante, presque incongrue, dans la narration de l’indicible. Elle t’enchantera, lectrice, lecteur, dans la perception des tribulations de Milan, dans l’évocation de paysages décrits comme sublimes ou encore dans le portrait de la jeune fille réfugiée sur le faîte d’un arbre fleuri de mauve, dissimulant lui aussi un terrible secret.

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Long Island, de Colm Toibin

Publié le 29 Octobre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Octobre 2024, 

Contrairement à ce que son titre laisse supposer, Long Island n’est pas un roman américain ; tant pis, tant mieux ! L’essentiel de l’action se situe en Irlande, patrie de l’auteur, Colm Tóibín, dont j’avais lu et beaucoup apprécié le précédent livre, Le Magicien, une biographie romancée du grand Thomas Mann.

C’est pourtant bien à Long Island, cette île toute proche de New York, qu’Eilis, une Irlandaise d’une quarantaine d’années, vit avec Tony, son mari, et leurs deux enfants adolescents. Ce sont les années soixante-dix. Leur environnement familial italo-américain est un peu étouffant, mais pour une femme de la classe moyenne de l’époque, il diffuse un sentiment de sécurité pouvant ressembler au bonheur. Voilà toutefois qu’une cliente de Tony se retrouve enceinte de lui et que le mari trompé, furieux, a la ferme intention de remettre le futur bébé à la famille du père biologique. Un projet qui semble satisfaire tout le monde… sauf Eilis, qui n’en veut absolument pas.

Elle décide donc de prendre un billet d’avion pour l’Irlande… Un aller simple, sans préjuger de l’avenir. L’idée est de rendre visite à sa mère, qu’elle n’a pas revue depuis vingt ans, et de se ressourcer à Enniscorthy, sa ville natale (et celle de l’auteur). Là, rien n’a changé, ni l’apparence des rues, ni les paysages alentours, ni les pratiques locales, rythmées par les potins, les messes dominicales et la fréquentation des pubs ; on picole pas mal, mais on ne baise pas… ou discrètement. Et puisqu’il est question de pubs, le patron du principal établissement au centre-ville, Jim Farrell, n’a pas changé non plus depuis le jour lointain où Eilis et lui avaient ressenti un fort coup de cœur réciproque, avant qu’elle reparte précipitamment en Amérique pour se marier.

Que peut-il se passer pour eux, entre eux, après autant d’années ? Comme tu le sais, lectrice, lecteur, certains de nos souvenirs ne s’effacent jamais. Mais en est-il de même pour « l’autre » ? Et ensuite, comment envisager l’avenir ? Eilis et Jim gambergent, c’est le thème principal du roman.

Eilis pourrait-elle décider, sur un coup de tête, de s’installer à des milliers de kilomètres de la famille qu’elle a fondée, de ses enfants ? A l’inverse, peut-elle leur demander de vivre en Irlande, de renoncer à leur père, à leur famille, à leurs projets en cours ? Ou alors Jim serait-il capable, à quarante ans passés, sur le même coup de tête, de quitter son pays, son village, le pub prospère légué par ses parents, pour rejoindre une femme outre-Atlantique, dans une contrée où il n’a jamais mis le pied ?

L’avenir ne tient qu’à un fil et il est difficile de savoir dans quel sens il basculera. Lectrice, lecteur, tu attendras donc le dénouement avec fébrilité. Peut-être même auras-tu une préférence, avec une recommandation personnelle destinée à Eilis ou à Jim ? Attention, ta réponse en dira long sur toi !

Il ne faut pas pour autant négliger le rôle important que joueront deux drôles de paroissiennes : la mère d’Eilis, une octogénaire aussi vive que manipulatrice, et Nancy, une copine d’enfance d’Eilis, qui cultive des visées très secrètes mais très déterminées sur Jim.

Taiseux par nature et par éducation, les personnages ressassent mentalement leurs observations, leurs intentions, ils prennent conscience des opportunités qui s’offrent ou pourraient s’offrir. L’auteur les ausculte avec finesse, évoque leurs sentiments, leurs contrariétés, leurs envies ; il les écoute préparer leurs plans, les confronter aux risques, aux inconvénients… Des introspections en boucle qui imposent à la narration une lenteur agaçante au début ; puis on se laisse attendrir par les attitudes pudiques et un peu démodées, ainsi que par la nostalgie d’un temps où, en l’absence de téléphone portable, on appelait d’une cabine publique.

Le livre est structuré en six parties. La première pose la situation à laquelle Eilis est confrontée à Long Island. Les cinq suivantes sont toutes découpées en trois chapitres consacrés, dans l’ordre, à Nancy, à Eilis et à Jim. Une architecture littéraire intéressante qui permet au narrateur (de type universel) de revenir en arrière sur une séquence déjà relatée, en la présentant sous l’angle d’un autre personnage.

Le texte (de la traduction française) est fluide, grammaticalement irréprochable, peut-être trop académique, ce qui par instant l’affadit, avec des protagonistes qui ont de l’esprit, mais manquent un peu de chair.

GLOBALEMENT SIMPLE     ooo   J’AI AIME

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Bien-être, de Nathan Hill

Publié le 29 Octobre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Octobre 2024,

Quoi de plus banal que les introspections tourmentées d’un couple, après vingt ans d’une vie commune enclenchée à la faveur d’un coup de foudre au sortir de l’adolescence ? L’audace et le talent de Nathan Hill l’auront amené à insérer cette contingence conjugale dans une vasque fresque romanesque typiquement américaine, s’étendant sur plusieurs décennies, enchâssant des scènes saisissantes, souvent drôles, parfois tragiques, où des personnages d’horizons divers sont en butte aux exigences de l’air du temps.

Sache, lectrice, lecteur, que les sept cents pages de Bien-être m’ont absorbé et captivé au même titre que Les fantômes du vieux pays, le premier roman de l’auteur, que j’avais lu et critiqué il y a sept ans.

Le couple, c’est Elizabeth et Jack. Leur rencontre joliment romantique au cours des nineties n’est pas si fortuite que chacun pense que l’autre le pense. Etudiants à Chicago, sans un rond, venant chacun de quitter une famille toxique et sclérosante, ils se plaisent, et tout cela leur donne le sentiment d’être faits l’un pour l’autre. Ils s’installent ensemble, avec la conviction, peut-être même la certitude que c’est pour la vie. La certitude ? … Hum ! Ils se rendront compte vingt ans plus tard.

Autour d’eux, rien n’est plus comme avant. Les attentats du 11 septembre ont changé les Américains. Le www balbutiant est devenu le web 2.0 ; on commence à parler d’algorithmes, de fake news, de complotisme, de Big Pharma. Les quartiers bohèmes de Chicago sont en pleine gentrification, sous l’impulsion de visionnaires illuminés et d’investisseurs retors. Les amis ont évolué ; toujours prêts naguère à fustiger et à narguer la société de consommation, ils sont désormais de jeunes bourgeois attentifs à leurs rémunérations, soucieux de leurs cadres de vie, parce que l’arrivée d’enfants a amené de nouvelles priorités. Nos deux héros ont dû se mettre au diapason, faire à leur tour un enfant et envisager une maison pour la vie… mais sur quel schéma familial la concevoir ?

Ils étaient issus de mondes différents. Les parents de Jack exploitaient une modeste ferme dans les plaines du Middle West. Ceux d’Elizabeth, riches et peu scrupuleux, fréquentaient les grandes familles de l’East Coast. Des figures pas franchement sympathiques, mais prégnantes et difficiles à occulter.

A son entrée à l’Université, Jack avait fait preuve de sens de l’opportunité. Puisant dans les poubelles des labos et dans le sabir culturel branché, il s’était fait reconnaître comme « photographe sans appareil photo » ; de quoi se persuader d’être un artiste ! Il se contente depuis de préserver cette image d’artiste, un statut d’enseignant vacataire… et son ménage. Car pouvait-il espérer mieux ?

Plus brillante, Elizabeth dirige un laboratoire scientifique de tests de médicaments. Elle étalonne leur efficacité au regard de celle de placebos. Elle observe et réfléchit. Qu’est-ce qui compte le plus, la molécule ou l’idée qu’on s’en fait ? Et si les placebos avaient un marché ? Et s’ils avaient des débouchés hors de la médecine… en matière de séduction, notamment ? De quoi s’emballer et remettre en question un quotidien plutôt monotone, quand le petit Toby ne l’électrise pas.

La ligne narrative de Bien-être est globalement chronologique, mais à l’intérieur de sa douzaine de chapitres — tous dotés d’un titre qui fait sens —, l’auteur joue avec le temps passé et celui qui passe, enjambant en allers-retours les années ayant conduit Elizabeth et Jack de leur jeunesse à leur maturité, sans oublier des incursions dans leur enfance.

Nathan Hill s’est installé dans le tréfonds de l’âme de ses personnages et il dévoile avec méticulosité leurs pensées et leurs réactions face aux contraintes et aux tendances du moment. Les réflexions sont profondes, les critiques sont pertinentes, les détails sont fouillés, les anecdotes sont drôles. Le texte est porté par une écriture analytique intense, qui t’exigera de l’attention, lectrice, lecteur, mais qui pourra te détendre par sa tonalité presque orale et par ses effets de style amusants, comme l’insertion de jargon scientifique ou de novlangue tendance, rythmée par des interjections courantes du langage « mal-élevé » de tous les jours. Un ouvrage puissant et réjouissant.

DIFFICILE     ooooo   J’AI AIME PASSIONNEMENT

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Houris, de Kamel Daoud

Publié le 7 Octobre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Octobre 2024,

« Est puni d’un emprisonnement…, quiconque, qui par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilisera ou instrumentalisera les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire…. Les poursuites pénales sont engagées d’office… » Signé : la charte pour la paix et la réconciliation nationale.

En d’autres termes, il est interdit en Algérie de mentionner l’effroyable guerre civile qui opposa pendant dix ans, jusqu’en 2002, le gouvernement, l’armée et des milices paramilitaires, à plusieurs organisations terroristes islamistes, dont le GIA, un épouvantable gang d’égorgeurs sévissant au nom d’Allah. Une guerre qui aurait officieusement fait deux cent mille morts ! Mais chut ! La totalité des crimes de la période ont été amnistiés… et l’on ne peut pas parler de ce qui n’a pas existé !

Kamel Daoud utilise couramment sa plume — notamment dans ses chroniques hebdomadaires du Point — pour dénoncer l’obscurantisme, la soumission et les idéologies mortifères islamistes, ainsi que le système de pensée antifrançais des institutions algériennes. Ses convictions lui ont valu par le passé d’être en butte à une fatwa et d’être considéré comme indésirable dans son pays natal.

Il reste conforme à sa ligne dans Houris, le roman qu’il vient de publier. (Sache, lectrice, lecteur, que dans la mythologie coranique, une houri est une vierge céleste du paradis.) Dans son livre, Daoud donne la parole à Aube, une jeune citadine d’Oran aux yeux envoûtants. Elle arbore au cou une longue cicatrice, comme un sourire monstrueux allant d’une oreille à l’autre. Elle respire au travers d’une canule implantée dans sa gorge et sa voix est un souffle à peine audible. Sa narration est un long monologue silencieux adressé à la petite fille à naître qu’elle porte.

Aube avait vu le jour dans un village de montagne, en pleine guerre civile. Au cours de la dernière nuit du XXe siècle — elle avait alors cinq ans — sa famille avait été attaquée par un commando de fanatiques. Comme ses parents et sa sœur, elle avait été sauvagement égorgée, mais avait échappé miraculeusement à la mort, marquée à vie par sa blessure et traumatisée par la perte des siens.

Vingt ans plus tard, tourmentée par la culpabilité d’avoir survécu à sa sœur, elle décide de partir en pèlerinage dans son village natal, où elle n’était jamais revenue. Une sorte de road trip ! Voilà qui, en Algérie de nos jours, reste pour le moins inusuel, à défaut d’être dangereux, pour une jeune femme circulant seule, vêtue à l’Occidental et affichant de surcroît sur son visage les stigmates indiscutables de ce dont il est interdit de se souvenir ; tout cela, par-dessus le marché, le jour de la fête de l’Aïd, alors qu’on égorge les moutons à tour de bras !

Je te préviens, lectrice, lecteur, lire Houris est fascinant, oppressant, confondant. L’auteur est très imaginatif et les aventures d’Aube sont multiples et inattendues. Son angoisse existentielle va t’envahir : où sa quête la mène-t-elle, qu’arrivera-t-il au fœtus qu’elle porte ? Tu t’inquièteras aussi de ses rencontres : un amateur de livres hypermnésique et bavard, une ancienne esclave sexuelle de terroristes, un iman trafiquant de la viande d’âne… D’une façon générale, les hommes de ce pays semblent avoir un réel problème avec les femmes.

Aube garde de vagues souvenirs de son lointain et tragique passé. Les scènes d’égorgement sont carrément insoutenables… Mais qui peut donc imaginer un Dieu portant une colère telle contre les hommes, qu’il ne se satisfait pas du bélier immolé jadis par Ibrahim (Abraham) ni des millions d’offrandes de moutons sacrifiés chaque année ?

La langue de l’auteur est riche, raffinée, très imprégnée de poésie et de symbolisme oriental ; elle devient par instant hermétique, il m’est arrivé de me perdre dans ses méandres, comme il y a une dizaine d’années, dans Meursault, contre-enquête, un roman dans lequel Kamel Daoud donnait la réplique à l'Albert Camus de 1942, auteur de L’Etranger.

Pour Aube, tout s’apaise au dernier chapitre : une plage d’Oran sous le soleil, au bord de la grande bleue.

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Les Guerriers de l'hiver, d'Olivier Norek

Publié le 7 Octobre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Octobre 2024, 

Ignorée des manuels scolaires d’histoire, une guerre acharnée confronta la petite Finlande à l’immense Russie pendant les cent jours de l’hiver 1939-1940. Trois millions d’habitants versus cent soixante-dix millions ! De véritables héros s’y révélèrent, méritant que leur histoire soit racontée. De méprisables personnages s’y manifestèrent, il est juste qu’ils soient montrés du doigt. Auteur renommé de polars et ancien capitaine de police, Olivier Norek s’est intéressé à ce conflit oublié, ce « cold case ». Pour écrire Les Guerriers de l’hiver, il a mené l’enquête en Finlande pendant plusieurs mois.

Cold ! On ne croit pas si bien dire. La Finlande est couverte de forêts et de lacs, gelés tout au long des mois d’hiver. Le thermomètre descend à moins trente, parfois à moins cinquante degrés, une température dont tu ne peux pas, lectrice, lecteur, imaginer le ressenti.

Sous tutelle russe jusqu’en 1917, la Finlande avait profité de la révolution d’Octobre pour arracher son indépendance. Vingt-deux ans après, Staline émit le souhait de la réintégrer dans le giron soviétique. Le gouvernement finlandais s’y opposa. Convaincu de l’invincibilité de l’Armée rouge, le dictateur lançait alors l’invasion du petit Etat voisin, persuadé que trois semaines plus tard, il serait en mesure d’être reçu triomphalement à Helsinki.

Ça ne t’évoque rien, lectrice, lecteur ? Tu penses bien sûr à l’« opération spéciale » de Poutine en Ukraine. L’URSS est redevenue Russie, mais rien n’a vraiment changé dans les méthodes de ses dirigeants. Et dans Les Guerriers de l’hiver, tu verras que les similitudes ne s’arrêtent pas là.

À l’instar de l’auteur, tu auras tendance à accorder ta sympathie à David contre Goliath, au petit Poucet face à l’Ogre. Côté finlandais, tu apprécieras une nation faisant bloc contre l’envahisseur, la solidarité absolue de combattants déterminés à défendre leur terre. Côté soviétique, tu observeras des officiers tétanisés par la crainte de déplaire au grand chef. Ils font la guerre sans trop savoir pourquoi, considèrent leurs hommes comme de la chair à canon, et sans le moindre état d’âme, ils envoient au casse-pipe des troupes peu motivées, qui se dérobent à la moindre occasion.

Les stratégies des deux camps sont elles aussi significatives. Les Russes disposent de matériels militaires lourds, puissants, peu adaptés au terrain et au climat. Les Finlandais manquent de tout ; ils attaquent de petites unités ennemies isolées afin d’accaparer leurs armes et leurs équipements. Les officiers russes ne comptent que sur des actions de masse. Au bout du suspense, leurs plans présumés subtils sont régulièrement déjoués par les Finlandais, qui retournent à leur avantage les chausse-trappes préparées à leur encontre. Des anecdotes humainement effroyables, mais dont les effets cocasses m’ont fait penser aux cartoons de Bip-bip et vil Coyote… et qui ont été effacées des mémoires soviétiques.

L’auteur enchaîne les narrations sur un ton factuel, équanime, sans y introduire d’affect ni de pathos. Des ciels et des paysages sont décrits d’une plume poétique douce, légère, un peu rimbaldienne. La prose est plutôt académique ; on pourrait presque la qualifier de désuète, si elle ne s’accordait justement à l’époque et au contexte de l’événement, devenu légendaire, mythique en Finlande.

La légende, c’est avant tout celle de Simo Häihä, un tout jeune fermier ayant appris à se servir d’un fusil pour défendre sa basse-cour contre les loups et les renards. S’imposant au front comme tireur d’élite, il reste invisible, allongé dans la neige, ciblant pendant des heures de petits groupes d’ennemis éloignés de plusieurs centaines de mètres, pour les éliminer à coup sûr. Son palmarès — si l’on peut dire — est incroyable. Simo devient un véritable mythe de la résistance finlandaise, tant pour ses compatriotes que pour les soldats russes, qui, terrifiés, le croient invulnérable et le surnomment « la mort blanche ».

Après un peu plus de trois mois, la guerre s’achève par un accord de cession territoriale qui avait été envisagé et refusé avant les hostilités. Quatre cent mille Russes et soixante-dix mille Finlandais sont morts pour rien. Mais le conflit n’aura pas été totalement inutile. Tandis qu’en France, la « drôle de guerre » est sur le point de prendre une tournure plus sérieuse, il aura révélé à Hitler les faiblesses militaires de l’URSS, l’incitant à déclencher l’opération Barberousse, qui contribuera plus tard à l’effondrement du troisième Reich. Qui sait ce que serait devenu le monde sans la Guerre d’Hiver ?

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Cabane, d'Abel Quentin

Publié le 23 Septembre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Septembre 2024, 

Avec Cabane, publié trois ans après son enthousiasmant Le voyant d’Etampes, Abel Quentin confirme qu’il possède les qualités qui font les grands romanciers : imagination débridée, impertinence critique, variation du rythme, maîtrise du langage, impact narratif, tout cela assaisonné d’une larme d’humour.

Le noyau autour duquel gravite le livre est le Rapport 21, une étude scientifique datant de 1972, simulant l’évolution du système-monde dans les décennies à venir, grâce au traitement informatique de multiples données économiques, environnementales et démographiques. D’après une histoire vraie ! Le Rapport 21 du roman est la reproduction presque à l’identique du célèbre Rapport Meadows, commandité à l’époque par le Club de Rome, un think tank précurseur de la notion de développement durable. La conclusion était terrifiante : dans la logique des données prises en compte, les simulations prévoyaient, pour le milieu du XXIe siècle, un effondrement des conditions de vie de la population.

Malgré son aspect documentaire historique, Cabane est un roman. Les quatre auteurs du Rapport 21 sont vaguement inspirés de la réalité, mais ce sont en fait des personnages fictifs, imaginés par Abel Quentin. Au temps du Rapport 21, ils étaient de jeunes chercheurs, des universitaires n’ayant pas beaucoup plus de vingt ans. Aujourd’hui, ceux qui vivent encore sont septuagénaires.

A l’achèvement de leurs travaux, ils étaient restés incrédules devant les chiffres et les courbes crachées par leur énorme et surpuissant ordinateur IBM. Après avoir tenté d’optimiser quelques hypothèses, ils avaient dû se rendre à l’évidence : sans une remise en cause massive et immédiate du modèle mondial de production et de consommation, la civilisation allait dans le mur. Pas étonnant que la publication des résultats ait suscité inquiétude, déni, scepticisme ; sans oublier une ferme et claire fin de non-recevoir de la part des milieux industriels et financiers.

L’aspect romanesque de Cabane est consacré aux destinées de ces quatre chercheurs — un couple d’Américains, un Français, un Norvégien — dans les années qui suivent la publication du Rapport 21, jusqu’à aujourd’hui.

L’Américaine Mildred Dundee avait imposé sa forte personnalité aux trois autres. Clairvoyante sur l’impact de leurs travaux, elle les assumera elle-même, endossant les oripeaux de militante écologiste, volant (!) de congrès en congrès pour argumenter, en compagnie de son mari, Eugene, plus enclin, pour sa part, à se refermer sur son univers de scientifique. Déçus, ils finiront tous deux par renoncer au combat et se replieront sur des projets personnels vertueux. Trouveront-ils ainsi leur salut ?

Le Français Paul Quérillot est un polytechnicien pragmatique, lucide et cynique. Selon lui, aucune politique de décroissance ne pourra être mise en œuvre : les populations, riches ou pauvres, réclameront toujours davantage de confort et de consommation ; et aucune firme industrielle ne renoncera à développer de nouvelles technologies. Mieux vaut donc profiter du système, mettre en valeur son potentiel personnel, s’enrichir et jouir de la vie.

Reste le Norvégien Johannes Gudsonn, un authentique génie des maths, un être étrange et silencieux, plus à l’aise dans l’abstraction que dans le quotidien. Des quatre chercheurs, son parcours est le plus romanesque et il occupe la moitié des pages de Cabane, par le truchement d’un journaliste, Rudy Merlin, qui enquête sur lui. Retiré en ermite dans une cabane isolée sans confort, il disparaît… avant que Rudy le retrouve, prêchant en « soldat de l’invisible » dans des sphères nihilistes, complotistes, plus ou moins radicalisées. Selon lui, les hommes — producteurs, consommateurs, reproducteurs — commettent de multiples crimes involontaires et inconscients contre la nature et la civilisation. Il préconise donc un contrôle strict des naissances, en ajoutant : « … dans un premier temps ». Glaçant !

Après avoir lu les pages consacrées au Rapport 21, lectrice, lecteur, tu en trouveras peut-être les mises en garde plus pertinentes aujourd'hui qu'il y a cinquante ans. Tu es libre d’en tirer des conclusions personnelles. Mais Cabane est avant tout un roman passionnant, un magistral travail de conception psychologique des personnages, un texte écrit d’une plume experte, sur un ton détaché, parfois empreint de charge satirique, l’auteur jonglant habilement avec les narrateurs.

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Le dernier étage du monde, de Bruno Markov

Publié le 22 Septembre 2024 par Alain Schmoll dans Littérature, chroniques littéraires, lecture, romans

Septembre 2024, 

Loin des bas-fonds de la pègre, des braquages à main armée et des crimes sanglants, Le dernier étage du monde n’en est pas moins un authentique et passionnant thriller. Il se développe dans un univers bien particulier, celui des consultants en innovation, des multinationales du numérique et de l’intelligence artificielle. Son personnage principal, un jeune homme prénommé Victor, en est à la fois le narrateur et l’instigateur, animé par une implacable détermination de vengeance.

Au terme d’une longue carrière de technicien chez France Telecom, le père de Victor avait été manipulé, harcelé, humilié et poussé au suicide par un jeune consultant très brillant, intervenant dans le cadre de la mutation de l’ancien service public des télécommunications en entreprise privée du numérique (évocation d’une tristement célèbre affaire judiciaire toujours en cours).

Victor a choisi son mode opératoire. Pour avoir la peau du bourreau de son père, devenu le dirigeant influent et admiré d’un cabinet de conseil stratégique en plein essor, il s’y fera recruter, s’efforcera d’attirer l’attention de sa cible, de gagner son estime, sa confiance, peut-être même son amitié. Une fois installé dans son environnement proche, il saura le pousser à la faute, puis précipiter sa chute, en le discréditant à son tour aux yeux de celles et de ceux qui l’auront admiré jusqu’alors.

Pour parvenir à ses fins, Victor doit acquérir certaines compétences. Il devient un as des algorithmes et des technologies de réalité augmentée. Au fil d’un parcours professionnel qui le mène de La Défense à Manhattan, puis à Palo Alto, cœur battant de la Silicon Valley, il comprend que son expertise technique et son savoir-faire ne suffisent pas. Pour gravir, dans la foulée de son ennemi, les marches qui mènent au dernier étage du monde, Victor doit travailler son savoir-être pour le maîtriser à tout instant, s’afficher en séducteur irrésistible, en conquérant sûr de soi, au détriment d’une sensibilité et d’une sentimentalité qui le rendent attachant, mais vulnérable.

Jusqu’à quand Victor pourra-t-il tenir ce jeu dangereux, dans lequel il substitue un personnage artificiel, un réel avatar, à sa vraie personnalité ? N’est-il pas à tout moment menacé d’être démasqué par son ennemi ? Et ne prend-il pas le risque, pour accomplir son objectif de vengeance, de passer à côté d’un authentique bonheur ?

Le contexte technologique de l’intrigue est parfois difficile à saisir, mais peu importe. Son développement te procurera, lectrice, lecteur, une sorte d’angoisse sourde tout au long des quatre cents pages du roman, comme un mal-être addictif qui t’incitera à ne pas relâcher ton attention, en dépit de quelques passages qui te sembleront redondants. Tu apprécieras la rigueur de la syntaxe, la précision du vocabulaire, et tu t’amuseras des anglicismes qui émaillent le texte. Ils sont puisés avec humour dans la novlangue des consultants en stratégie, des financiers du numérique et des apôtres d’une disruption de l’intelligence.

Le livre reprend en fait un thème romanesque courant depuis Balzac et Les Illusions perdues. Abordé, parmi d’autres, par Zola, Scott Fitzgerald, Wolfe, il dresse le parcours flamboyant du jeune surdoué ambitieux, brûlant les étapes de la réussite, avant de se fracasser sur une impasse. A chaque fois, les auteurs installent leur intrigue dans un contexte inspiré des figures héroïques du moment. Au mythe du virtuose de la finance a succédé aujourd’hui celui du visionnaire de l’IA. Qui après lui ?

Consultant en intelligence artificielle et en stratégies de l’innovation, Bruno Markov est longtemps intervenu dans des sociétés du CAC40. Fort de son expérience, son roman attire l’attention sur les dangers de nos modèles de réussite. Nos grandes ambitions sont-elles pertinentes ? Jusqu’au dernier étage du monde, selon des mots prononcés par l’auteur, le tréfonds des âmes recèle « tout un océan primitif de désirs, d’émotions mal digérées, de rêves de gosse et de mythes à propos du bonheur ». Que nous est-il donc permis d’espérer ?

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