Janvier 2023,
Nouvelle lecture de Confiteor, que j’avais découvert avec éblouissement lors de sa parution il y a une dizaine d’années. Il m’en était resté assez de souvenirs pour évoluer aujourd’hui avec aisance et encore plus de plaisir dans les méandres labyrinthiques de ce monument littéraire. C’est désormais à toi que je pense, lectrice ou lecteur ; tu examines avec inquiétude ce pavé de huit cents pages réputé pour être hybride, touffu et bavard. Rassure-toi, il n’est ni indéchiffrable ni hermétique. Bien sûr, certains passages ne s’éclaireront qu’au fil de ta lecture, mais il en est ainsi dans la plupart des romans.
Suis-moi bien ! Voici le narrateur, Adrià Ardèvol. A soixante ans passés, ce brillant universitaire renommé, mélomane et érudit a longtemps vécu seul à Barcelone dans un grand appartement familial encombré de livres, de manuscrits, de disques, de partitions, de tableaux. Subissant les premières atteintes de la maladie d’Alzheimer, il entreprend d’écrire ses mémoires. Il s’y adresse à Sara, la femme qu’il a aimée, confessant des trahisons (Confiteor !)… Ah ! Un détail important : Adrià n’aura pas le temps de se relire, ou peut-être a-t-il déjà l’esprit troublé. Toujours est-il qu’en parlant de lui, il balance entre le JE et le IL. C’est surprenant, mais tu t’y habitueras facilement.
Il te faudra plus d’effort pour admettre qu’en plein milieu d’une phrase, le narrateur t’ait, depuis Barcelone de nos jours, transporté inopinément dans les montagnes de Catalogne au XVe siècle, en Lombardie ou à Paris au XVIIIe, quand ce n’est pas à Auschwitz, pendant… tu as compris…
Car l’histoire d’Adrià commence avec celle de son père, un séminariste défroqué devenu antiquaire, propriétaire d’un violon exceptionnel, acquis dans des conditions dont tu découvriras qu’elles sont peu honorables. Un violon dont on suit la trace depuis la modeste offrande, au Moyen Age, de graines et de pignes, lesquelles, après deux siècles, auront engendré des sapins et un érable, dont le bois, encore un siècle plus tard, aura servi à sa fabrication par un luthier génial. Un instrument de musique d’une valeur inestimable, qui aura provoqué au cours des ans l’enchaînement d’intrigues farouches et criminelles tramées par des personnages prêts à tout. Des histoires qu’Adrià aura reconstituées, ou imaginées, peu importe, Confiteor reste un roman.
A l’issue d’une vie consacrée à l’histoire de la pensée, Adrià aura adopté les convictions de rescapés d’Auschwitz sur l’impossibilité de l’existence de Dieu. Les circonstances qui se sont enchaînées inexorablement pendant cinq siècles ne sont que le fruit du hasard et de l’éternel retour du Mal, propre à l’humanité ; un Mal trouvant par une ampleur logistique considérable son paroxysme à Auschwitz, mais que l’on reconnaît dans la même cruauté fanatique, sadique et sexuellement obsédée chez les médecins tortionnaires des camps d’extermination, chez les Grands Inquisiteurs du Moyen Age et chez les intégristes lapidant les femmes « impures » au nom d’Allah.
Dans la narration, Adrià intercale ses réflexions sur l’Histoire, la musique, la représentation artistique. Les scènes et les dialogues sont d’une justesse émouvante, notamment lorsqu’il est question des limites de l’amitié, ou du temps perdu par une femme et un homme qui s’aiment. Raffinée par son vocabulaire, l’écriture s’inspire du langage parlé et du monologue méditatif. Son expression est fréquemment marquée par les coq-à-l’âne sans transition d’un esprit agité.
Un livre éblouissant — je l’ai déjà dit —, passionnant, captivant tel un roman à suspens ; surprenant, aussi, car alors que tu croiras avoir tout compris, l’auteur réussira à placer deux coups de théâtre dans les vingt dernières pages. Imagine un grand puzzle très complexe, qui semble se clarifier et dont, après la pose des toutes dernières pièces, l’image finale s’avère différente de ce à quoi tu t’attendais !
Cet ouvrage est un prodige d’architecture et de cohérence, une démonstration sur l’art d’écrire. Les fonctions d’une liseuse ne sont pas inutiles pour situer et resituer les quelque deux cents noms de personnages cités — pour la plupart fictifs, mais pas tous —, quelques-uns ayant porté plusieurs noms au cours de la narration. Lectrice, lecteur, Confiteor t’exigera de la concentration, de la persévérance. Prends tout ton temps. Jaume Cabré a bien mis huit ans à le construire et à l’écrire.
TRES DIFFICILE ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT