Juin 2022,
Un livre étonnant. Le mage du Kremlin est une fiction romanesque qu’on pourrait qualifier d’hyperréaliste. Publié en avril 2022, il a été écrit bien avant la guerre d’invasion de l’Ukraine, déclenchée en février dernier sur ordre de Vladimir Poutine. L’actualité politique internationale l’assaisonne d’un sel particulièrement savoureux et je l’ai dévoré avec délectation.
A quoi donner la priorité, à la littérature ou à la politique ? Compte tenu de la vocation de mes chroniques, commençons par la littérature et faisons connaissance avec le personnage détenant le rôle-titre de l’ouvrage, un dénommé Vadim Baranov.
Vadim Baranov est issu d’une vieille famille aristocratique russe. Soumis par le système soviétique, son père a mené la vie privilégiée d’un haut fonctionnaire du régime. Dans la frénésie libérale moscovite qui fait suite à la chute de l’URSS, le jeune Vadim, formé à l’art théâtral et féru de création d’avant-garde, s’ouvre aux perspectives de la télévision. L’occasion d'approcher Boris Berezovsky, l’un des oligarques les plus fantasques des années 90, devenu grâce au président Eltsine patron des télévisions nationales et par là même, grand ordonnateur des campagnes électorales. Alors que l’an 2000 se profile, quel sera le futur de la Russie ? Berezovsky cherche un successeur à Eltsine et croit avoir trouvé un homme à sa botte en un « blond pâle aux traits décolorés, portant un costume en acrylique beige et arborant une mine d’employé » : Vladimir Poutine, directeur du FSB (l’ex-KGB). Il introduit Baranov auprès de lui. Les deux hommes ne se quitteront pas pendant quinze ans… Exit Berezovsky.
Vadim Baranov n’existe pas. Librement inspiré d’un authentique conseiller de Poutine, il est le produit de l’imagination créatrice de Giuliano da Empoli, un journaliste et écrivain italien, commentateur politique en Italie et en France, fin observateur des mouvements populistes en Europe. Le roman est constitué de deux récits enchâssés. Le premier est celui d’un universitaire en mission culturelle à Moscou, où il rencontre Baranov, qui le remplace dès lors dans le rôle de narrateur, racontant son parcours auprès de celui que tous les Russes – à commencer par lui-même ! – considèrent comme le nouveau Tsar. Une construction littéraire subtile, qui permet à l’auteur de se transposer dans son personnage et de s’imaginer dialoguer en tête-à-tête avec Poutine, à l’occasion d’événements qui se sont réellement produits.
Les premiers objectifs du Tsar sont de rétablir l’ordre en Russie et d’effacer l’humiliante parenthèse mi-libérale, mi-mafieuse orchestrée pendant dix ans par des oligarques, dont il juge les richesses indécentes et illégitimes. (Mais Baranov ne dit rien sur les processus qui feront plus tard de Poutine l’une des plus grandes fortunes de la planète.) Poutine et son conseiller spécial sont convaincus de la nécessité d’une verticalité du pouvoir : « L’ordre à l’intérieur, la puissance à l’extérieur ». Quelques phrases font froid dans le dos : « La première règle du pouvoir est de persévérer dans les erreurs, de ne pas montrer la plus petite fissure dans le mur de l’autorité, » ou encore : « Le sabotage est une explication beaucoup plus convaincante que l’inefficacité. Le coupable peut être puni… et l’ordre est rétabli », d’autant plus que « Rien n’inspire un plus grand effroi parmi les sujets qu’une punition aléatoire ».
Vladimir Poutine reste une énigme ? Rien d’étonnant ! En parfaite harmonie avec son conseiller spécial, il a tout fait pour susciter l’incompréhension et la crainte. Baranov conçoit la mise en scène du Tsar, Poutine joue d’autant mieux le rôle, qu’il s’identifie à lui. Dans le théâtre d’avant-garde, les audaces les plus chaotiques sont permises. Il est un moment où imposer la ligne du pouvoir ne suffit plus, il faut aussi prendre la main sur les idées adverses, les tordre jusqu’à les rompre, tout embrouiller et tant qu’à faire, « démontrer qu’on est un peu plus fou que les autres ».
Reste l’accoutumance à la drogue du pouvoir, ou plus encore, la peur de le perdre, qui conduira un jour, à en croire Baranov, à supprimer toute possibilité de contestation, tout risque de défoulement de rage du peuple, en multipliant les contrôles et les barrières technologiques, à l’instar des mondes dystopiques imaginés par Aldous Huxley, George Orwell et leur précurseur russe Evgueni Zamiatine… Une vision pessimiste. Tâchons pour l’heure de préserver notre imparfaite humanité.
DIFFICILE ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT