Janvier 2021,
Franck Bouysse est un écrivain hors normes. Roman après roman, il est aujourd’hui de bon ton de se prosterner sans réserve devant celui qui est devenu une icône de la littérature française. Mais qu’est-il possible d’écrire après l’extraordinaire Né d’aucune femme ? En d’autres termes, Buveurs de vent, son nouveau roman, est-il à la hauteur du précédent ?
Les deux livres portent la patte de l’auteur et présentent forcément des analogies. Les actions se situent dans des terroirs sauvages, hostiles, fermés. Ces terroirs sont marqués au fer par la présence pesante, aliénante, d’une industrie lourde, dirigée sans partage par un patron vorace, tyrannique et tout puissant, une sorte d’ogre, pouvant s’appuyer sur des affidés prêts à tout. Les tiers sont asservis, résignés, à l’exception d’un personnage de femme, une héroïne fière, qui sonne l’heure de la rébellion.
Les ouvrages ont aussi leurs différences. Né d’aucune femme était une fiction réaliste, même si l’auteur y avait poussé aux états limites les traits des personnages, explorant l’humanité dans ce qu’elle a de pire et la résilience pour ce qu’elle a de plus noble. Dans Buveurs de vent, l’auteur saute une marche. Le cadre franchit les bornes du réel, le roman prend tantôt les codes d’un western, tantôt ceux d’un conte fantastique. L’ogre est un être qui échappe à notre entendement, un humanoïde désincarné dont les motivations sont impénétrables… peut-être sont-ce des algorithmes !... Un autre personnage m’interpelle. Il débarque, sans crier gare, en provenance d’une pièce de Shakespeare. Un marin ! Que diable vient-il faire dans cette galère ?
L’action de Buveurs de vents se passe dans la vallée du Gour Noir, paradis ou enfer inaccessible, où la nature est belle, sauvage, intemporelle, à peine altérée par la modernité. Il n’en est pas de même pour l’espèce humaine. La vallée est le siège d’une activité industrielle prédatrice – un barrage, une centrale électrique, des carrières –, dirigée par Joyce, un ogre paranoïaque venu de nulle part, qui imprime de sa patte tous les détails de la vie quotidienne, annihilant une population résignée, telle une nuée d’insectes prise dans la toile d’une araignée tentaculaire.
La modernité aurait pu se limiter au viaduc, un ouvrage d’art métallique majestueux qui permet à la voie ferrée d’enjamber la vallée. Le viaduc fascine trois frères et une sœur, une fratrie du genre « un.e pour tou.te.s, tou.te.s pour un.e », dont la distraction préférée est de s’y suspendre, chacun au bout d’une corde, pour ressentir les vibrations des trains qui passent et aspirer les courants d’air qui balayent la vallée.
Dans une interview, Franck Bouysse explique qu’il a construit son roman à l’inverse de sa pratique courante. Il a pour habitude de brosser d’abord les personnages et c’est autour d’eux qu’il structure intrigue et décors. Dans Buveurs de vent, c’est du paysage, du viaduc – qu'il a vu de ses yeux et qui le subjugue –, que seraient nés les personnages. De quoi s’identifier. Amoureux de la littérature et de la nature, il est à la fois Marc et Mathieu, et par son génie créatif venu de ses rêves d’enfant, il s’apparente à Luc. Devant ses yeux éblouis et les nôtres se tient l’héroïne, Mabel, échappant au destin d’apôtre de ses frères.
Chez les gentils comme chez les méchants, le casting est inattendu, hétérogène, attachant. Les péripéties sont de plus en plus captivantes au fil des pages. On les tourne avec envie, en quête d’un accomplissement… qui ne vient pas. Dommage ! Basculer vers un autre monde. Peut-être. Lequel ?
Reste l’écriture. La plume, à la fois brute et légère, puise ses ressources dans le soufre des profondeurs et vient humer l’air limpide des hauteurs. Chaque page apporte un lot d’images incroyables, sorties d’une imagination prolifique, féconde comme une terre. L’auteur montre une capacité éblouissante à plaquer des images conceptuelles, abstraites, évanescentes, sur les peintures d’un terroir séculaire, sombre, vivant. Un plaisir de lecture à côté duquel il aurait été dommage de passer.
DIFFICILE oooo J’AI AIME BEAUCOUP