Décembre 2018,
Long, très long, Cette chose étrange en moi, dernier roman d’Orhan Pamuk, le brillant écrivain natif d’Istanbul, l’intellectuel turc aux prises de position courageuses, titulaire de nombreuses distinctions, dont le Prix Nobel, qui salua en lui « l’écrivain de l’âme mélancolique de sa ville natale ».
Long, très long, le sous-titre de l’œuvre, dont le mérite est d’en indiquer l’objet mieux que je n’aurais pu le faire : La vie, les aventures, les rêves du marchand de boza Mevlut Karataş et l'histoire de ses amis, et Tableau de la vie à Istanbul entre 1969 et 2012, vue par les yeux de nombreux personnages.
L’œuvre se compose d’une narration classique entrecoupée d’interventions des personnages, qui racontent et commentent les événements à leur manière. Un parti littéraire original qui m’a surpris et finalement plu, même s’il m’a fait penser, dans les premières pages, aux fictions-réalités que l’on voit aujourd’hui sur des chaînes de télévision à petit budget.
Où se trouve-t-elle, l’âme mélancolique d’Istanbul, cette gigantesque métropole, dont la population passe entre le début et la fin du roman, de trois à treize millions d’habitants ? Au fil des années, les collines avoisinant le centre-ville se couvrent de bidonvilles, puis d’habitations individuelles non autorisées, sur des parcelles dont certains habitants parviennent, pots-de-vin aidant, à s’attribuer la propriété. Ils obtiendront en échange, quelques années plus tard, des appartements modernes dans des immeubles en béton, produits d’une urbanisation galopante et anarchique qui repoussera de plus en plus loin ceux qui auront été moins chanceux, ou moins malins.
La vie quotidienne n’est pas un long fleuve tranquille. La méfiance et l’intolérance imprègnent les nombreuses communautés ethniques et confessionnelles vivant côte à côte. Des confrontations violentes opposent les factions nationalistes, islamistes, libérales et extrémistes de gauche, toutes avides de prise du pouvoir. Le paysage urbain des collines n’a rien à voir avec les merveilles patrimoniales des quartiers touristiques, ni avec les buildings ultramodernes des quartiers d’affaires.
En revanche, coutumes orientales et tentations occidentales s’efforcent de coexister, et c’est peut-être là, entre modernité et tradition, ou mieux, dans la modernité et la tradition réunies, qu’Ohran Pamuk situe l’âme d’Istanbul.
Pour paraphraser le titre du roman, quelle est donc cette chose étrange que porte en lui Mevlut, le personnage principal du roman, cet homme dont le beau visage resté enfantin est le reflet de sa gentillesse, de sa naïveté, de la pureté de son âme ?
Mevlut est vendeur ambulant dans les rues d’Istanbul. Portant sa perche sur l’épaule ou poussant une carriole, il a ainsi vendu du yaourt, du pilaf, des glaces, mais sa vraie vocation est de vendre de la boza, une boisson lactée fermentée appréciée autrefois. Il n’en a jamais tiré que des revenus insignifiants, mais il aime la liberté de déambuler à sa guise la nuit dans les rues d’Istanbul, avec l’impression, selon l’auteur, « de se promener dans sa propre tête ». Car s’il a du mal à comprendre la marche de la modernité, Mevlut s’interroge sans fin sur lui-même, sur ses intentions réelles et ses intentions rêvées. Tant pis, ou tant mieux. Dépourvu d’imagination et d’ambition, Mevlut dispose d’une aptitude inépuisable au bonheur. Là où la corruption et la magouille semblent être une issue, où l’incommunicabilité règne entre l’homme et la femme, Mevlut, pauvre, honnête, empathique, semble être seul à pouvoir rendre les femmes heureuses.
« Boo-zaa… Bonne boza !» Tel est l’appel du bozaci, la nuit à Istanbul... Tant que, dans les étages des immeubles modernes, il trouve encore un écho dans la mémoire stambouliote !...
Cette chose étrange en moi : une fresque impressionnante qu’apprécieront celles et ceux qui connaissent bien Istanbul ; des aventures humaines qui plairont à celles et ceux qui sauront faire preuve de la même sérénité placide que Mevlut.
DIFFICILE ooo J’AI AIME