Septembre 2018,
Mon embarras est grand ! Maylis de Kerangal est une femme de lettres brillante. Je reconnais objectivement que l’écriture d’Un monde à portée de main est une performance littéraire, peut-être même une prouesse. A sa lecture, je suis pourtant resté… de marbre, sans émotion. Aussi froid que tous ces marbres dont les personnages du livre savent si bien reproduire l’apparence.
L’auteure s’est immergée dans le monde de la peinture en décor, du trompe-l’œil, de la fabrication de l’illusion. Un monde professionnel où l’on reproduit à la main, en deux dimensions, ce que l’œil perçoit en trois dimensions, et même plus, car il s’agit aussi de prendre en compte les patines du temps, du vieillissement, ainsi que les marques d’agression ou d’usure par les éléments, l’eau, le feu, les intempéries, les chocs, les frottements... Un métier d’art qui exige des savoir-faire multiples, transmis par apprentissage et assimilés par l’expérience. Celles et ceux qui les ont acquis peuvent imiter l’aspect d’un matériau et d’un végétal, donner l’illusion d’un relief et d’une perspective, redonner sa jeunesse à une fresque et à une œuvre d’art ancienne. Des faussaires de génie !
Le travail ne supporte pas l’imperfection et nécessite une minutie infinie. Ce n’est pas sans répercussion sur le mental de femmes et d’hommes, qui utilisent autant leur cerveau que leur main. Paula, Jonas et Kate sont enterrés vivants dans un métier dont leurs proches ne saisissent pas la noblesse, ni même la portée ou la complexité. Ils passent d’un chantier à l’autre et semblent perdus dès lors qu’ils ont des moments de liberté.
Le travail littéraire effectué par Maylis de Kerangal se compare à celui de ces façonniers de l’impossible, de ces besogneux sublimes noyés dans le détail d’exécution. Elle travaille avec la même implication, mais son domaine, ce sont les textes, les phrases et les mots. Elle analyse tout, répertorie tout, dans les moindres détails, sans rien laisser de côté.
Le résultat est un documentaire intéressant. Mon activité professionnelle m’a parfois amené à côtoyer ces artisans, ces artistes – je ne sais comment les dénommer –, sur un chantier de monument historique, de résidence ou d’hôtel de luxe, dans un studio de cinéma ou dans un parc d’attraction. Leur approche diffère suivant les lieux. Leur démarche intellectuelle et manuelle est toujours impressionnante. Leur solitude est souvent à la mesure de leur concentration mentale.
Dans son précédent roman, l’excellent Réparer les vivants, le style de Maylis de Kerangal était aiguisé comme un bistouri, sec comme un geste chirurgical. Une écriture qui s’accommodait bien d’une histoire de greffe d’organe, course contre la montre depuis la mort cérébrale d’un donneur jusqu’au réveil du greffé. Un parcours aussi délicat humainement que techniquement, où toutes les tâches devaient être effectuées très rapidement et sans erreur, ce qui donnait au livre le caractère dramatique et émotionnel d’un thriller.
Dans Un monde à portée de main, les énumérations sans fin et répétées d’outils, de couleurs, de pâtes, de bois, de marbres, et j’en passe, m’ont assommé… Elles relèguent au second plan la pâle intrigue amoureuse censée donner un caractère romanesque au livre.
A Lascaux, où elle œuvre à un « fac-similé ultime », Paula s’est demandé « si les peintures continuaient d’exister quand il n’y avait plus personne pour les regarder ». J’ai pensé à Michel Legrand et aux « chansons qui meurent aussitôt qu’on les oublie ». Parallèle entre peinture et musique. Les peintres en décor sont-ils des créateurs ? Sont-ils des interprètes ?
Dans la grotte de Lascaux IV, Paula préfère oublier le présent. Son esprit se fond dans la grotte de Lascaux tout court, parmi d’autres peintres en décor, dont juste vingt mille ans la séparent…
Moi aussi, je préfère oublier.
DIFFICILE oo J’AI AIME… UN PEU