Février 2018,
Voilà, c’est terminé. L’enfant perdue – et ce titre n’est pas une métaphore ! – vient mettre un terme à la saga de L’amie prodigieuse, qui couvre, sur soixante années, le parcours de deux amies issues du même quartier déshérité de Naples. Une saga que j’ai personnellement bouclée en reprenant le prologue du premier volume, où la narratrice avait évoqué l’« effacement » final de Lila. Et comme l’épilogue de L’enfant perdue s’achève sur la réapparition des poupées, je me suis laissé aller à relire tout le début des aventures de Lenù et Lila.
Les poupées, souvenez-vous ! Lenù et Lila avaient six ans et n’étaient pas encore amies. Chacune avait jeté par provocation la poupée de l’autre dans un soupirail de cave. Elles ne les avaient jamais retrouvées et elles étaient allées, main dans la main, mortes de peur, les réclamer à l’abominable « ogre » Don Achille : « on vous a vu les mettre dans votre grand sac noir ! ». Cet épisode m’avait attendri. Est-ce parce que je n’ai pas eu de sœur, ni de fille ? Toujours est-il que j’y ai souvent pensé, tout au long des quinze cents pages dont les poupées sont absentes, avant qu’elles ne reviennent en clôture de l’ouvrage comme un totem mystérieux, peut-être pour nous rappeler que leur disparition avait été la rampe de lancement des destinées, et pas seulement de l’amitié des deux fillettes.
Les bonnes et mauvaises fortunes de la vie auront eu peu d’incidences sur cette amitié exclusive et complexe, typiquement féminine. Tout au long des soixante années, le sentiment que Lenù et Lila auront éprouvé l’une pour l’autre aura fluctué aux confins de l’admiration et de l’agacement. Leur bienveillance mutuelle aura parfois comporté une once cachée de mauvaise intention. Malgré des parcours personnels très différents, aucune n’aura pris le pas sur l’autre. Mais elles se seront retrouvées toutes les fois qu’elles s’étaient éloignées.
J’ai relu mes critiques des trois premiers volumes. Je n’en changerais pas un mot (*). Ai-je besoin, après cet ultime volume, de revenir sur la verve romanesque et la fluidité d’écriture d’Elena Ferrante ? En dépit des nombreux renversements de situations qui donnent au récit son caractère captivant, l’ensemble est d’une grande cohérence, notamment le profil psychologique des deux femmes, établi dès le début.
Une longue première partie de L’enfant perdue est consacrée aux atermoiements de Lenù dans ses aventures de femme, de mère et d’écrivaine, sujettes à des hauts et à des bas, au même titre que son moral. Que de doutes, que de valses-hésitations, comme toujours avec elle ! Son engagement féministe ne l’empêche pas de manquer de clairvoyance sur les hommes de sa vie, et à trop longtemps hésiter avant de briser les chaînes dans lesquelles l’enserre un pervers narcissique.
Malgré des revers et un drame terrible, Lila sera restée égale à elle-même : une créature instinctive et intuitive au caractère tourmenté, insensible à l’opinion d’autrui, affichant une détermination implacable dans ses prises de position, capable de les imposer à des hommes brutaux et dangereux, peu habitués à trouver des femmes en travers de leurs chemins.
Les deux femmes auront tracé leurs routes dans une Italie qui n’aura cessé de se transformer. Après le boom économique d’après-guerre, suivi des années d’affrontements idéologiques et de dérapages meurtriers, la tendance évolue vers un libéralisme économique mal contrôlé. Les terroristes repentis dénoncent leurs camarades. La corruption ronge les politiciens des partis de gouvernement, jusqu’à ce que l’opération manu polite y mette bon ordre. Provisoirement !
Naples, « ville magnifique et pleine de trésors », semble ne pouvoir échapper à une sorte de malédiction. Tout y change sans jamais vraiment changer. Des mafieux imposent leur loi avant d’être éliminés par d’autres mafieux, tandis que les organisations clandestines se renouvellent suivant les tendances du jour.
Avec le temps, se dissout l’espèce de fraternité qui unissait les habitants du vieux quartier, où l’on a pu croire que Lenù était vouée à l’éternel retour, à proximité de Lila. Un quartier où le bon sens et la modestie ont pu amener certains à penser que l’amie prodigieuse, ce n’était pas Lila la surdouée, mais Elena dite Lenù, l’écrivaine à succès.
(*) : Pour retrouver les critiques des trois premiers tomes, allez sur la page "Liste des romans commentés" et utilisez le moteur de recherche.
GLOBALEMENT SIMPLE ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT
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