Février 2017,
Est-il possible de commenter ce livre si court – 90 pages –, au contenu si dense et si épars ? Comment extraire l’essentiel, quand tout est essentiel ? Qui suis-je pour juger la justesse et la grâce des mots d’Erri de Luca, cet homme napolitain, ouvrier, intellectuel, poète, alpiniste, écrivain, traducteur (de la Bible), provocateur altermondialiste, exégète reconnu de la langue et de la littérature yiddish ?
Une salle d’auberge, à la montagne, une belle fin d'après-midi d’été. Brève rencontre de trois personnages : l’auteur soi-même, dans une première partie largement consacrée à un récit autobiographique ; un vieil autrichien, ancien criminel de guerre nazi ; une femme d’une quarantaine d’années, autrichienne elle aussi, narratrice de la seconde partie du livre.
Erri de Luca revient sur un parcours personnel engagé à Varsovie, où il assista au cinquantenaire de l'insurrection du ghetto ; il en arpenta les rues en quête de signes de mémoire introuvables. Un périple poursuivi à Auschwitz ; il y explora de fond en comble les installations, s'attardant sur des vestiges qu’il identifiait à partir de témoignages qu’il avait lus. A son retour, il décida de redonner la parole au yiddish, langue muette depuis la destruction totale de ceux à qui elle appartenait. « Le yiddish a été mon entêtement de colère et de réponse », dit-il.
Une langue dont il a appris à maîtriser l’écrit, ce qui lui vaut d'être sollicité pour traduire en italien les écrivains ashkénazes, comme les frères Singer, Isaac Bashevis et Israël Joshua. Une langue dont les lettres – hébraïques – le fascinent au point d’en voir partout autour de lui, dans les feuillages des arbres, dans leurs racines qui dépassent du sol, dans une tache sur une nappe, ou même dans un vieux boulon tordu ramassé à Auschwitz sur l’ancienne voie ferrée. Une langue qu’il lit sans pouvoir s'empêcher d’en prononcer les mots – longtemps enfermés et étouffés, dit-il – et qui sortent de ses lèvres comme le « battement d’aile d’un moineau confié de nouveau à l’air ».
En cavale depuis des décennies, le vieil Autrichien nazi se dissimule pour échapper à ceux qui le recherchent pour crimes de guerre. Il se sent traqué mais n’a jamais ressenti la moindre culpabilité. Son seul tort, à lui ancien soldat, c’est d’avoir perdu la guerre. Le tort du soldat, c’est la défaite, ressasse-t-il : « Je suis un soldat vaincu. Tel est mon crime, pure vérité ».
Un jour, il tombe incidemment sur un livre de la kabbale juive, auquel il prête intérêt par simple curiosité ; une curiosité qui basculera dans l’obsession. La kabbale, cette matière de lettres et de nombres, contiendrait-elle les secrets du peuple juif ? N’y trouverait-on pas la chronique d’une défaite annoncée du nazisme ? Comment a-t-il pu échapper aux grands chefs nazis que le combat contre les Juifs aurait dû se mener sur ce terrain mystique, où l’égalité des valeurs numériques des lettres ouvre le champ de tous les possibles ?... La force cachée de la kabbale avait inversé le destin du peuple allemand !... Il en est certain : c’est la « pure vérité ».
La pure vérité ! Comme s’il suffisait de l’affirmer ! En yiddish, on dirait èmet. C’était le mot inscrit au front du Golem et cela ne suffisait pas à en faire un être humain. A méditer en ces jours où certains imaginent et diffusent des vérités dites alternatives, alimentant toutes sortes de théories complotistes.
La femme raconte. Elle avait vingt ans quand elle apprit que le vieil homme était son père et qu’il était recherché pour crimes de guerre. Un statut qu’elle assume avec une neutralité affective revendiquée : il est son père, point barre. Mais cette neutralité lui interdit toute aspiration sentimentale, comme toute sensation, jouissance ou émotion, à l’exception de quelques « digressions » dont elle croit curieusement devoir s’excuser. Immobile et silencieuse telle une statue, elle flotte en apesanteur sur sa vie, comme jadis sur la mer, quand elle apprenait à faire la planche, à peine soutenue par deux doigts d’un jeune garçon sourd-muet.
Ce souvenir lointain émerge lorsqu’elle voit cet homme émacié et silencieux entrer à l’auberge et s’installer à la table voisine. Un homme qui pourrait ne pas être insensible à cette femme, qui lui sourit et dont le visage lui évoque aussi un souvenir... Ils se regardent...
Mais un détail alerte le vieux nazi : ils l’ont retrouvé ! Il faut partir, s’enfuir… pour un envol terminal au goût de vengeance. Tout est symbole dans cette histoire...
Quelle est la part du romanesque dans Le tort du soldat ?... C’est un terrain où Erri de Luca, un homme solitaire, laisse le lecteur en plan, un peu à la manière de Patrick Modiano...
Inspiré par une passante qui lui avait jeté un coup d’œil prometteur mais fugace – « un éclair… puis la nuit ! » –, Baudelaire avait lâché, sans illusion : « Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais ! »
DIFFICILE oooo J’AI AIME BEAUCOUP