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ça va mieux en l'écrivant !...

... ENCORE FAUT-IL LE LIRE AVANT !

romans

Le bureau d'éclaircissement des destins, de Gaëlle Nohant

Publié le 3 Avril 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Avril 2023,

J’ai d’abord besoin de me libérer de ce que je n’ai pu m’empêcher de ressentir. Ce livre est une performance littéraire : la vie quotidienne d’Irène, ses émotions, celles de ses proches et des personnes qu’elle démarche sonnent si juste, sont si crédibles, que j’ai eu l’impression de lire une histoire vécue, une sorte de récit autobiographique. Pourtant, en dépit des apparences, Le bureau d’éclaircissement des destins est un roman. Ses personnages sont tous fictifs, imaginés par l’écrivaine Gaëlle Nohant. Elle a aussi inventé Irène, française, enquêtrice à l’International Tracing Service.

Etabli dans une petite ville d’Allemagne, l’ITS est un authentique et important centre international d’archives et de recherches sur les victimes du nazisme. Car soixante-quinze ans après, on en recherche toujours. A l’ITS sont rassemblés des milliers d’objets trouvés lors de la libération des camps de concentration, des objets n’ayant pas de valeur marchande, mais ayant peut-être une signification affective et symbolique.

Nous sommes en 2016. Irène travaille à l’ITS depuis vingt-six ans. Son job actuel consiste à rechercher les familles des déportés auxquels ces objets ont appartenu, à tenter de les leur restituer… si ces familles existent toujours ! Car la guerre les a décimées, plusieurs dizaines de millions de personnes sont mortes, un grand nombre ont purement et simplement disparu, sans oublier qu’après-guerre, au moins deux millions d’entre elles se sont retrouvé déplacées, dont des enfants en bas âge ignorant leurs origines.

Parmi les objets qui retiennent l’attention d’Irène, un médaillon, dans lequel est caché le portrait dessiné d’un tout petit garçon, et un jouet, une marionnette en forme de pierrot, qui la conduisent sur les traces de Wita et de Lazar, une femme juive née à Varsovie et un homme juif né à Prague, des déportés dont elle apprendra qu’ils avaient fait preuve d’attitudes courageuses, héroïques, face aux bourreaux : Wita à Auschwitz et à Ravensbrück ; Lazar à Theresienstadt, à Treblinka et à Buchenwald. Irène enquête, se déplace, s’accroche à des traces sans trop savoir où elles la mèneront ; elle recueille des témoignages sur les camps, émanant d’anciens déportés, d’anciens gardiens, finit par identifier et localiser des descendants… Au hasard des rencontres s’entremêlent son parcours d’enquêtrice et sa vie de femme divorcée, mère d’un jeune homme.

Quand on recherche des survivants après tant d’années, on tombe très souvent sur des morts, quelquefois sur des vivants : des enfants, des petits-enfants, heureux de découvrir un objet ayant appartenu à un parent qu’ils n’ont pas connu, dont ils savent que le destin a été tragique, sans en connaître les circonstances. L’occasion de renouer les fils d’une histoire qui est aussi la leur… On tombe aussi parfois sur des épisodes sublimes, bouleversants d’héroïsme et de solidarité. Et de subtilité, car face à l’intention des nazis d’effacer les marques de leurs crimes, il fallait coûte que coûte parvenir à graver la mémoire des horreurs.

Dans Le bureau d’éclaircissement des destins, l’autrice (*) a imaginé des acteurs et des victimes d’épreuves inhumaines, sur lesquelles elle enquête elle-même par personnage interposé. Sa créativité s’accompagne d’une forte sensibilité empathique, car la fiction est très inspirée de faits réels. Gaëlle Nohant n’en est pas à son coup d’essai de romancière. Ce livre, qui lui a exigé trois ans de travail, devrait lui valoir la consécration.

Dans les contextes mémoriels touchant d’autres communautés, une polémique aurait pu apparaître à la publication d’un tel livre écrit par une personne extérieure à la communauté. Des esprits mal tournés auraient invoqué une appropriation culturelle. Personnellement, je trouve que le fait que Gaëlle Nohant ne soit pas juive donne encore plus de force émotionnelle à sa narration.

(*) : Malgré mes préventions, il faut bien que je m’habitue à ce mot, dont l’emploi semble désormais consacré.

GLOBALEMENT SIMPLE   ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT

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Ceci n'est pas un fait divers, de Philippe Besson

Publié le 14 Mars 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Mars 2023, 

Lorsqu’un meurtre est commis dans une famille réputée sans problème, on parle de la victime, on parle du ou de la coupable. Et moi, je me demande souvent ce qu’il advient des enfants, comment ils surnagent dans cet enfer qui les engloutit vivants. Philippe Besson s’est posé les mêmes questions et dans Ceci n’est pas un fait divers, il apporte un éclairage saisissant. Cet ancien DRH en entreprise est devenu un écrivain prolifique, auteur d’une vingtaine de romans lui ayant valu plusieurs prix littéraires.

Ceci n’est pas un fait divers est un roman, une fiction en forme de récit, de témoignage personnel d’un jeune homme imaginé par l’auteur. Ses parents et sa sœur Léa, treize ans, vivent dans une banlieue populaire de Bordeaux. Il a dix-neuf ans et est installé à Paris pour ses études. Il reçoit un soir un appel téléphonique de Léa : « Papa vient de tuer maman ». C’est là que tout commence.

L’acte en lui-même a été d’une brutalité effrayante : dix-sept coups de couteau, du sang partout. Terrifiant pour Léa, qui a tout vu. La suite de l’histoire est très triste. On anticipe aisément l’effet dévastateur qui en résultera pour cette très jeune fille. On imagine le choc, le chagrin des deux enfants, leur double deuil, la perte d’une mère et la perte concomitante d’un père.

On partage les sentiments polymorphes de culpabilité ressassés par le jeune narrateur : n’avoir pas été présent pour empêcher l’irréparable, avoir laissé sa petite sœur seule face au drame, ne pas avoir décelé les signes annonciateurs, ou ne pas les avoir compris, ou ne pas avoir osé réagir… Même examen de conscience pour les proches, les voisins, qui n’ont rien vu, ont fait mine de ne rien voir ou relativisé ce qu’ils ont vu…

Suivent les procédures administratives, la reconnaissance du corps, les interrogatoires de police, l’instruction et le déroulement du procès. En découvrir les impacts affectifs, psychologiques et pratiques est accablant. Je n’avais pas pensé aux contraintes judiciaires de pose de scellés sur le domicile, scène du crime, qui reste strictement inaccessible pendant les mois d’enquête : impossibilité incroyable de récupérer le moindre effet personnel ! Sans oublier, le moment venu, la levée de ces scellés, la restitution des clés et la redécouverte des lieux en l’état où ils étaient après les perquisitions, sans remise en état ni nettoyage, les traces du meurtre toujours présentes, des taches de sang noirci…

La mort de femmes sous les coups de leur compagnon ou de leur ex font aujourd’hui les gros titres de l’actualité. On en dénombre plus de cent chaque année en France. C’est suffisamment important pour mériter d’être qualifié de phénomène de société et non plus de simple fait divers.

Certains pourraient prétendre qu’au regard de l’existence de quinze millions de couples, cela reste statistiquement exceptionnel. Et ils en concluraient que le profil du mari meurtrier est probablement lui aussi exceptionnel. Eh bien non, il s’agit d’un homme ordinaire, une grande gueule, sans vraies compétences, remâchant avec rancœur sa médiocrité. Marié à une femme trop bien pour lui, il avait le sentiment insupportable qu’elle pourrait lui échapper. Pour préserver sa domination de mâle en péril, il ne lui restait qu’à provoquer des scènes de ménage de plus en plus violentes, jusqu’à…

L’écriture est d’une sobriété de bon aloi, ce qui n’empêche pas le livre d’être émouvant.

FACILE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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Le Silence et la Colère, de Pierre Lemaitre

Publié le 14 Mars 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Mars 2023, 

Qu’est-ce qu’une trilogie en littérature ? Pour les uns, ce sont trois œuvres portant sur un même thème ; pour les autres, trois œuvres dont les sujets se suivent et se complètent, cette dernière configuration méritant plutôt, dans le cas de romans, le qualificatif de « série ». La différence est importante. Dans Les Enfants du désastre, Pierre Lemaitre regroupait Au revoir là-haut, Couleurs de l’incendie et Miroir de nos peines, trois romans totalement indépendants, s’inscrivant dans une illustration de la société française allant de la Première à la Seconde Guerre mondiale. D’un titre à l’autre de cette trilogie, les liens entre les personnages étaient très ténus, les intrigues n’avaient aucun rapport.

Il en est différemment avec la nouvelle « trilogie » que Pierre Lemaitre a baptisée Les Années glorieuses. Son deuxième opus, Le Silence et la Colère, est la suite du premier, Le Grand Monde ; ses personnages, Louis, Angèle, Jean, François, Hélène, Geneviève, Nine, sont les mêmes, trois ou quatre ans plus tard. Il n’est qu’un passage, un relais, puisqu’il me faudra attendre le troisième volume, pour connaître la fin de leurs parcours… si j’ai envie de la connaître, ce dont je ne suis pas certain !…

Le Grand Monde m’avait passionné. Les péripéties imaginées par l’auteur étaient adossées à d’authentiques événements d’envergure datant de l’après-guerre, aujourd’hui oubliés, notamment l’affaire des piastres en Indochine coloniale, un véritable scandale d’Etat, selon une expression qu’on n’utilisait pas alors et qu’on a pris l’habitude d’entendre de nos jours à tout propos. La mise en eau d’un barrage, un harcèlement judiciaire à l’avortement et un bidouillage de matches de boxe font pâle figure à côté. Pas vraiment de quoi substituer la colère au silence !

Pierre Lemaitre est très inventif, ses livres se suivent et ne se ressemblent pas. A moins, dans le cas présent, qu’ils ne se ressemblent… trop ! Après Le Grand Monde, rien de neuf dans Le Silence et la Colère ! C’est un livre volumineux, plus de cinq cents pages ; on peut les tourner rapidement, car il ne s’y passe rien. J’apprécie l’auteur, j’ai été jusqu’au bout, j’ai espéré, mais rien !

Sur Le Grand Monde, j’avais écrit que le romanesque léger des péripéties me rappelait les aventures de Tintin. C’était un commentaire bienveillant. Dans Le Silence et la Colère, la platitude des intrigues, la loufoquerie de certaines scènes (le conflit social chez Dixie) et les gesticulations des « méchants » (Geneviève, le policier Palmari) sont tellement caricaturales, qu’elles m’ont plutôt fait penser au Théâtre de Guignol. Qu’on me pardonne ma rosserie, je sais que beaucoup ont aimé ce livre. Moi, j’attendais mieux de ce grand écrivain !

Depuis la création de mon blog, c’est le cinquième roman de Pierre Lemaitre que je critique. J’ai beaucoup aimé certains. Au revoir là-haut était un chef-d’œuvre. Je le clame haut et fort et je revendique le droit de dire clairement quand ça ne me plait pas.

FACILE     oo    J’AI AIME… UN PEU

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L'espion qui aimait les livres, de John le Carré

Publié le 22 Février 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Février 2023, 

Les milieux britanniques du renseignement n’avaient pas de secrets pour John le Carré, décédé fin 2020 à l’âge de 89 ans. Il en avait fait partie dans sa jeunesse, puis avait écrit une vingtaine de romans d’espionnage, parmi lesquels des ouvrages primés et des best-sellers. Publié après sa mort, à l’initiative de l’un de ses fils, L’espion qui aimait les livres avait été écrit au début des années 2010.

L’affaire prend place dans le Suffolk, sur la côte Est de l’Angleterre. A l’exception d’un personnage, tous émargent directement ou indirectement aux services de sécurité du Royaume-Uni. Comme il se doit, ils sont plus ou moins menteurs, manipulateurs et paranos. Lectrice, lecteur, sache que l’auteur en a profité pour te dresser un panorama confus et tronqué des événements qu’il a imaginé. Tu auras au début du mal à t’y retrouver ! Mais si tu sais faire preuve de patience et à condition que tu retournes parfois en arrière pour relire certains chapitres, les choses finiront par s’éclaircir.

Julian n’en sait pas plus que toi. Seul personnage fiable de l’intrigue, parce qu’il ne fait pas partie — du moins pas encore ! — des services de renseignement, c’est un jeune retraité de la City, désormais installé dans une petite station balnéaire, où il vient de racheter une librairie. Ce trentenaire, qui a eu la sagesse, fortune faite, de prendre ses distances avec la finance londonienne, va se trouver plongé à son corps défendant dans un maelström de contrespionnage.

Que cache cet homme âgé nommé Edward Avon, qui s’introduit partout et trouve réponse à tout ? Est-il un ami d’enfance du père de Julian, comme il le prétend, ou est-il né en Pologne, d’un père qui fut complice des nazis ? Ses convictions politiques sont-elles convenables, son pacifisme affiché n’est-il pas douteux ? Est-il un agent britannique et si oui — ne jouons pas sans cesse à cache-cache, c’est oui ! —, quel rôle a-t-il joué, en Pologne, puis en Bosnie dans les années 90, avant d’être rapatrié en piteux état, après avoir assisté à des massacres épouvantables ? Pour être clair, pour qui travaille cet homme cultivé qui affiche son amour des livres ? La question est brûlante, car Edward est depuis plus de vingt ans l’époux de la spécialiste du Moyen-Orient à la direction des Services de sécurité.

L’homme qui devra s’atteler à ces questions est un quinquagénaire d’allure banale, nommé Proctor (un mot qui en anglais signifie procureur ou responsable de la discipline). Tu découvriras, lectrice, lecteur, qu’il est le grand responsable de la Sécurité intérieure du Royaume-Uni. Une longue missive lui a fait part de possibilités de fuites au sein de son administration. Il enquête donc discrètement, afin d’éviter un scandale qui pourrait l’éclabousser… En même temps, il aimerait en savoir plus sur l’intérêt de sa belle épouse pour l’archéologie…

A lire John le Carré, les services secrets britanniques constitueraient une sorte de communauté ; ses effectifs vivraient comme les membres d’une confrérie à plusieurs étages, où des fonctionnaires ayant fait les mêmes études se reçoivent, se marient entre eux, s’entraident mutuellement. La hiérarchie sociale s’aligne sur les grades ou les postes, et chez les plus anciens, les niveaux de réussite professionnelle influent sur les modes de vie, les uns côtoyant l’aristocratie, les autres menant ou préparant une retraite étriquée. Sur le plan de l’efficacité, l’administration paraît poussiéreuse, à l’image de ses locaux datant de la Guerre froide, vétustes, mal entretenus, souvent obsolètes ; ses processus internes sont anciens et peu respectés. Elle semble avoir été conçue naguère comme une structure supplétive du Pentagone américain et elle serait devenue incapable, après le retrait des Etats-Unis de certains fronts, de se trouver une vocation nationale autonome. Un fonctionnement en surplace influant sur le moral et l’engagement de ses agents. Cela ne te laissera pas, lectrice, lecteur, une opinion flatteuse sur la maison qui employait James Bond.

Pour suivre l’enquête de Proctor, tu auras dû reconstituer la chronologie d’indices lâchés dans le désordre par l’auteur. Comme je t’en ai averti(e), il t’aura parfois fallu aussi rebrousser chemin pour relire certaines pages. Une façon pour John le Carré de te prendre au jeu, avec le risque que la fin te laisse sur ta faim. Son intention était, selon son fils, de « dire la vérité, trousser une belle histoire et (te) révéler le monde ». A toi de voir s’il y est parvenu.

DIFFICILE     ooo   J’AI AIME

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Tomás Nevinson, de Javier Marias

Publié le 22 Février 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Février 2023, 

Réputé en Espagne, mais peu connu en France, Javier Marias, décédé en 2022 à l’âge de 70 ans, avait voulu, dans ses derniers romans, brosser la vie quotidienne et familiale d’un agent secret. Rien à voir avec les aventuriers mythiques de romans best-sellers ou de films à grand spectacle, qui fêtent la fin de chaque épisode par un week-end de folie avec une créature de rêve. Agent secret n’est certes pas un métier comme un autre ; mais nous savons que, pour veiller à la sécurité de son territoire et de ses citoyens, chaque pays emploie de mystérieux professionnels du renseignement, de l’espionnage, du contre-espionnage. Comme vous et moi, ils ont le droit de mener une vie privée, de fonder une famille.

C’est le cas de Tomás Nevinson, moitié anglais, moitié espagnol, jadis recruté par contrainte sournoise au service secret de Sa Majesté britannique. Son épouse, espagnole, avait raconté la vie d’une femme d’agent secret dans le roman qui porte son nom, Berta Isla, publié par Javier Marias en 2019 et dont je vous invite à consulter ma critique. Au tour du mari de prendre la parole dans Tomás Nevinson, second volume du diptyque, qu’on peut lire sans avoir lu le premier. Tomás rapporte une aventure marquée par la menace des terrorismes basque (ETA) et nord-irlandais (IRA) en 1997 ; elle est ultérieure aux événements que Berta avait relatés et qui sont résumés clairement quand nécessaire.

En 1997, « on » recherche une Irlandaise du Nord, membre de l’IRA, qui avait fait partie, dix ans plus tôt, d’un commando de l’ETA responsable d’épouvantables attentats à Saragosse et à Barcelone, où les victimes, parmi lesquelles des enfants, s’étaient comptées par dizaines. « On » sait alors qu’aussitôt après les attentats, cette femme, dont « on » ne connaît pas l’aspect physique, s’était installée, sous une identité espagnole, dans une ville qu’on nommera Ruán, qu’elle s’est intégrée dans la population et qu’elle mène une vie tranquille. Trois femmes étaient arrivées ainsi à Ruán à la même époque. Nevinson a pour mission de découvrir laquelle des trois est la terroriste… puis de la « neutraliser ». Il s’installe lui aussi dans la ville, sous le nom de Miguel Centurión, professeur d’anglais.

Nevinson est mal à l’aise dans sa mission, surtout au regard de sa seconde partie. Il a beau se dire que les crimes de cette femme sont moralement imprescriptibles, qu’elle pourrait préparer un nouvel attentat, mais voilà ! Ce gentleman est né en 1951 et on a inculqué aux hommes de sa génération (qui est aussi la mienne) que « ils ne doivent jamais battre une femme, même avec une fleur ». L’agent secret parviendra-t-il à surmonter ses scrupules et à affronter ses responsabilités, sachant qu’il pourrait lui-même être en danger ? Sa cible est peut-être en mesure de l’identifier et elle n’aurait, pour sa part, aucun état d’âme à tenter de l’éliminer.

Comme Berta Isla, Tomás Nevinson est un roman-fleuve (plus de sept cents pages) très agréable à lire. Javier Marias était un écrivain érudit, réfléchi, conceptuel et raffiné. Il multipliait les citations littéraires. L’excellent travail de sa traductrice permet de percevoir tous ses talents. J’ai apprécié le subtil principe de narration, qui bascule du JE pour les monologues mentaux de Nevinson, au IL quand il s’agit des actes de Centurión. Je me suis délecté des longues phrases harmonieuses dans lesquelles le narrateur ressasse ses cas de conscience d’agent trouble, tout en se laissant aller à des digressions parfois interminables, mais toujours opportunes, sur l’état de nos démocraties et sur les menaces qui pèsent sur elles, notamment les mouvements terroristes, dont le but est de les détruire, en tuant de prétendus oppresseurs sous prétexte d’émanciper des opprimés. Selon l’auteur, « tous les terroristes soi-disant idéalistes et libérateurs sont avant tout des assassins aussi intelligents que rusés ».

Certes, dans leur mission de protection des démocraties, il arrive que les méthodes des services secrets enfreignent les lois de ces démocraties. Mais pour vaincre des ennemis aussi dépourvus de scrupules, il faut ne pas en avoir soi-même, quitte à commettre des actes inavouables et inavoués, dont les exécutants ne doivent pas supporter la responsabilité à titre personnel. Restent les faits, les incertitudes, les doutes, les intimes convictions…

Restent aussi, chez Tomás, les regrets d’avoir été un mari et un père trop silencieux, souvent absent, parfois longuement. Sans compter toutes sortes de trahisons commises en service commandé…

DIFFICILE     ooooo   J’AI AIME PASSIONNEMENT

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Confiteor, de Jaume Cabré

Publié le 31 Janvier 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Janvier 2023, 

Nouvelle lecture de Confiteor, que j’avais découvert avec éblouissement lors de sa parution il y a une dizaine d’années. Il m’en était resté assez de souvenirs pour évoluer aujourd’hui avec aisance et encore plus de plaisir dans les méandres labyrinthiques de ce monument littéraire. C’est désormais à toi que je pense, lectrice ou lecteur ; tu examines avec inquiétude ce pavé de huit cents pages réputé pour être hybride, touffu et bavard. Rassure-toi, il n’est ni indéchiffrable ni hermétique. Bien sûr, certains passages ne s’éclaireront qu’au fil de ta lecture, mais il en est ainsi dans la plupart des romans.

Suis-moi bien ! Voici le narrateur, Adrià Ardèvol. A soixante ans passés, ce brillant universitaire renommé, mélomane et érudit a longtemps vécu seul à Barcelone dans un grand appartement familial encombré de livres, de manuscrits, de disques, de partitions, de tableaux. Subissant les premières atteintes de la maladie d’Alzheimer, il entreprend d’écrire ses mémoires. Il s’y adresse à Sara, la femme qu’il a aimée, confessant des trahisons (Confiteor !)… Ah ! Un détail important : Adrià n’aura pas le temps de se relire, ou peut-être a-t-il déjà l’esprit troublé. Toujours est-il qu’en parlant de lui, il balance entre le JE et le IL. C’est surprenant, mais tu t’y habitueras facilement.

Il te faudra plus d’effort pour admettre qu’en plein milieu d’une phrase, le narrateur t’ait, depuis Barcelone de nos jours, transporté inopinément dans les montagnes de Catalogne au XVe siècle, en Lombardie ou à Paris au XVIIIe, quand ce n’est pas à Auschwitz, pendant… tu as compris…

Car l’histoire d’Adrià commence avec celle de son père, un séminariste défroqué devenu antiquaire, propriétaire d’un violon exceptionnel, acquis dans des conditions dont tu découvriras qu’elles sont peu honorables. Un violon dont on suit la trace depuis la modeste offrande, au Moyen Age, de graines et de pignes, lesquelles, après deux siècles, auront engendré des sapins et un érable, dont le bois, encore un siècle plus tard, aura servi à sa fabrication par un luthier génial. Un instrument de musique d’une valeur inestimable, qui aura provoqué au cours des ans l’enchaînement d’intrigues farouches et criminelles tramées par des personnages prêts à tout. Des histoires qu’Adrià aura reconstituées, ou imaginées, peu importe, Confiteor reste un roman.

A l’issue d’une vie consacrée à l’histoire de la pensée, Adrià aura adopté les convictions de rescapés d’Auschwitz sur l’impossibilité de l’existence de Dieu. Les circonstances qui se sont enchaînées inexorablement pendant cinq siècles ne sont que le fruit du hasard et de l’éternel retour du Mal, propre à l’humanité ; un Mal trouvant par une ampleur logistique considérable son paroxysme à Auschwitz, mais que l’on reconnaît dans la même cruauté fanatique, sadique et sexuellement obsédée chez les médecins tortionnaires des camps d’extermination, chez les Grands Inquisiteurs du Moyen Age et chez les intégristes lapidant les femmes « impures » au nom d’Allah.

Dans la narration, Adrià intercale ses réflexions sur l’Histoire, la musique, la représentation artistique. Les scènes et les dialogues sont d’une justesse émouvante, notamment lorsqu’il est question des limites de l’amitié, ou du temps perdu par une femme et un homme qui s’aiment. Raffinée par son vocabulaire, l’écriture s’inspire du langage parlé et du monologue méditatif. Son expression est fréquemment marquée par les coq-à-l’âne sans transition d’un esprit agité.

Un livre éblouissant — je l’ai déjà dit —, passionnant, captivant tel un roman à suspens ; surprenant, aussi, car alors que tu croiras avoir tout compris, l’auteur réussira à placer deux coups de théâtre dans les vingt dernières pages. Imagine un grand puzzle très complexe, qui semble se clarifier et dont, après la pose des toutes dernières pièces, l’image finale s’avère différente de ce à quoi tu t’attendais !

Cet ouvrage est un prodige d’architecture et de cohérence, une démonstration sur l’art d’écrire. Les fonctions d’une liseuse ne sont pas inutiles pour situer et resituer les quelque deux cents noms de personnages cités — pour la plupart fictifs, mais pas tous —, quelques-uns ayant porté plusieurs noms au cours de la narration. Lectrice, lecteur, Confiteor t’exigera de la concentration, de la persévérance. Prends tout ton temps. Jaume Cabré a bien mis huit ans à le construire et à l’écrire.

TRES DIFFICILE ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT

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Lolita, de Vladimir Nabokov

Publié le 31 Janvier 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Janvier 2023, 

Qu’il est périlleux, pour un homme de mon âge, d’écrire une critique élogieuse de ce livre, maudit en 1955, devenu culte par la suite, rejeté de nos jours en bordure de zone interdite ! Dans mes chroniques sur Feu pâle et sur Ada ou l’Ardeur, j’indiquais tenir Nabokov pour l’un des plus grands écrivains que la terre ait portés. Après avoir relu Lolita pour la deuxième fois, je ne change pas d’avis. Les cinq cents pages m’ont paru plus accessibles que par le passé, effet probable d’une nouvelle traduction.

Dans Lolita, un homme de quarante ans se présentant sous le nom de Humbert Humbert dévoile son obsession sexuelle pour les jeunes filles préadolescentes, qu’il qualifie de nymphettes. Il raconte la relation charnelle qu’il a imposée pendant deux ans à l’une d’elles, Lolita, âgée de douze ans lors de leur rencontre, sous l’apparence officielle d’une relation de beau-père à fille.

Dans une première partie, le narrateur évoque des épisodes de sa jeunesse susceptibles d’avoir provoqué, puis accentué un déséquilibre mental lui ayant valu plusieurs séjours en maison de repos. Européen exilé aux Etats-Unis, il s’installe dans un village, louant une chambre chez une veuve, mère d’une jeune fille prénommée Dolorès. Coup de foudre, désir irrépressible, obsession de posséder celle qu’on appelle aussi Dolly, Lolita, ou tout simplement, Lo ! S’en suivent, de la part de Humbert, des semaines de manœuvres stratégiques aussi sordides que cocasses pour tenter de parvenir à ses fins, en vain, jusqu’au jour espéré où il se sent… dépassé par les circonstances.

Seconde partie. Pour éviter toute inquisition et les indiscrétions de Lolita, Humbert se refuse à tout ancrage local. Il embarque la jeune fille dans un interminable périple en voiture au travers des Etats-Unis, passant de motel en motel, abusant d’elle chaque jour, car ses envies de possession — dans tous les sens des termes — ne faiblissent pas, tout en n’étant pas dénuées de tendresse. Une emprise financière et mentale qui fait de Lolita une prisonnière, soumise avec résignation à des rapports — des viols ! — qu’elle s’habitue à négocier en échange de quelque avantage matériel misérable. Privée des structures référentielles dont une adolescente a besoin, elle finira par échapper à Humbert et par fuir avec un homme ne valant guère mieux, qui l’abandonnera. Une vie fichue ! Et donc un crime !

Il aurait été facile de brosser des personnages incarnant sans ambiguïté le Mal et l’Innocence. Ça n’a pas été le choix de Nabokov. Humbert est un homme intelligent, cultivé, d’allure et de manières élégantes. Il se montre séduisant auprès des femmes. Lolita n’est pas insensible à son charme et son impertinence provocatrice de jeune fille un peu délurée contribue à l’installation d’un badinage dont elle ne mesure pas le risque. Plus tard, rien dans son comportement ne la rend sympathique, tandis que l’amour que lui porte Humbert est d’une sincérité par instant touchante. Il est un malade mal pris en charge et l’auteur explicite minutieusement les mécanismes mentaux qui alimentent sa déviance, ses hallucinations, ses divagations. Peut-on accuser le romancier d’empathie déplacée ? Comprendre les logiques illogiques d’un être humain dans ses travers les plus ignobles n’est ni l’approuver ni le défendre. Et pour élucider le mal, Nabokov a raison de donner la parole au bourreau. Le récit de la victime aurait suscité la compassion, la colère, mais n’aurait pas apporté de lumière.

Certes, une femme et un homme ne peuvent pas lire Lolita de la même façon. Comment peut-on se maintenir au-dessus du texte et ne pas se projeter, ne serait-ce qu’un instant, sur le narrateur ou sur sa victime ? Dans les dernières pages de la première partie me revenaient les états d’âme lointains d’un adolescent fanfaron de seize ans, envoûté par une jeune fille à peine moins âgée, et découvrant finalement — ô humiliation ! — qu’elle avait plus d’expérience que lui. Car l’auteur est suffisamment habile pour qu’on oublie par moment l’âge des protagonistes.

Le narrateur déroule des récits circonstanciés, entrecoupés de digressions lyriques, de commentaires fantasques. Le vocabulaire est d’une richesse infinie, au risque de paraître pédant. Nabokov use et abuse d’épithètes, ce qui confère à sa prose un style qui lui est propre. L’humour, le double sens, la parodie sous-jacente contribuent à étourdir lectrices et lecteurs, pour mieux les surprendre et les charmer, comme un magicien le fait face à son public.

DIFFICILE  ooooo  J’AI AIME PASSIONNEMENT

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Patte blanche, de Kinga Wyrzykowska

Publié le 5 Janvier 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Janvier 2023,

Quelle époque angoissante ! La menace vient de partout jusqu’à nous, indécelable. L’homme est un loup pour l’homme. Pour s’en protéger, mieux vaut se claquemurer, sauf à voir patte blanche, car l’on sait, depuis La Fontaine, que patte blanche est rarement en usage chez les loups… Voilà le parti peu à peu adopté par les Simart-Duteil, une famille française bien installée, bien comme il faut. Comment en sont-ils arrivés là ? Inspirée par un fait divers récent, Kinga Wyrzykowska dresse sa fiction.

Kinga Wyrzykowska. Un nom pas français, grogne-t-on sans doute dans des sphères qu’on évoquera. Née en Pologne, elle vit depuis l’âge de sept ans en France. École Normale Supérieure, agrégation de Lettres Modernes, elle parle et écrit le français mieux que vous et moi. Après quelques ouvrages destinés à la jeunesse, Patte blanche est son premier roman de littérature générale. Il est vrai que son nom est difficile à mémoriser, mais il est identifiable à l’instant où il apparaît. C’est un avantage.

2014. La famille Simart-Duteil est composée de personnages d’apparence respectable. Ils sont toutefois lotis de singularités truculentes, dépeintes avec une ironie cruelle. Ex-beauté parvenue à l’âge de soixante-dix ans, veuve plutôt joyeuse, Isabella est obsédée par la préservation de sa jeunesse. A trop vouloir paraître vingt ans de moins, ne risque-t-on pas de retomber en enfance ? Mais Paul, Clothilde et Samuel ne laisseront pas tomber leur mère.

Humoriste et commentateur politique, Paul a connu son heure de gloire à la télé. Disparu des radars depuis des années, ce quadragénaire homosexuel, solitaire et tortueux est en recherche d’un nouveau départ. Il s’est pour cela rapproché de milieux d’extrême droite où l’on se complaît à repérer ragots, complots et menaces. Clothilde a passé des années en Extrême-Orient auprès de son mari, Antoine, cadre supérieur expatrié. Dans l’attente d’un nouveau poste, le couple et leurs trois enfants font escale sur leur terre natale. Clothilde, qui s’ennuie en français et in english, se verrait bien en militante humanitaire. En attendant, elle traîne ses journées sur les réseaux sociaux. Samuel, en passe de se remarier avec une jeune beauté polonaise, est un chirurgien esthétique passionné par les nez et leur sculpture. La renommée et la rentabilité de sa clinique tiennent avant tout aux commentaires postés a posteriori sur Internet. Elles pourraient être mises à mal au moindre avis négatif.

Et justement, attention à cette nouvelle patiente nommée Yasmine Khoury, une jeune femme voilée au physique troublant, qui déclare être une influenceuse youtubeuse largement suivie. N’est-il pas étrange qu’elle sollicite une intervention chirurgicale, concomitamment à la réception par Paul, Clothilde et Samuel d’une série de mails émis depuis la Syrie en guerre par un certain Feras Ashour ? Un inconnu prétendant être leur demi-frère et revendiquant de trouver refuge en France auprès d’eux.

Chez les Simart-Duteil, on se crispe ; rien de tel pour faire des erreurs. Leur impression d’une attaque ciblée est même amplifiée par l’actualité. L’attentat de Charlie, en janvier 2015 ; le Bataclan, dix mois plus tard. Et tous ces migrants qui déferlent… Tout perdre ? Il est temps de se protéger !

L’ossature du roman s’inspire librement d’un fait divers qui défraya la chronique. Ne vous documentez pas trop tôt. Comme dans mon roman La trahison de Nathan Kaplan, fiction calquée elle aussi sur un fait divers, prendre connaissance de la source d’inspiration pourrait dévoiler prématurément un rebondissement qu’il est plus plaisant de découvrir au bon moment.

La construction de l’ouvrage est sophistiquée. Le vécu et le caractère des personnages se complètent au fil de la lecture, comme des pièces de puzzle sorties de façon aléatoire. L’écriture est à la fois percutante et harmonieuse. Alternance de phrases longues et courtes. Humour sous-jacent. A la narration classique le texte intègre, sans ponctuation particulière, tout ce qui se dit et se pense au même moment : monologues mentaux des personnages, dialogues, descriptions et commentaires incidents s’enchaînent sans reprise de souffle. Un parti littéraire qui pourra au début en dérouter certains, mais le roman se lit très facilement, très agréablement.

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Roman Fleuve, de Philibert Humm

Publié le 5 Janvier 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Janvier 2023,

L’aventure, c’est l’aventure, on le sait ! Cela a été dit, filmé, chanté, mais on n’est pas plus avancé pour autant, car à chacun sa conception de l’aventure. Les audacieux, comme Sylvain Tesson, vont la chercher au bout du monde, dans les conditions les plus extrêmes. Des romanciers la vivent depuis leur fauteuil, par procuration de personnages auxquels ils peuvent faire prendre tous les risques. Il y a encore une troisième voie ; dans Roman Fleuve — qui avec ses deux cent soixante-dix pages n’en est pas un —, Philibert Humm tente de démontrer que l’aventure peut aussi se ressentir dans une équipée modeste, d’attractivité insipide, par opposition aux catalogues exotiques clinquants des tour-opérateurs spécialisés.

Philibert Humm est journaliste au Figaro. Ce jeune trentenaire a déjà publié plusieurs livres, des recueils de chroniques d’expériences personnelles menées sur les chemins de France. Son dernier opus, récompensé par le prix Interallié 2022, s’inscrit dans le même registre. Mon expression « chemins de France » s’y entend au sens le plus large, incluant les voies navigables.

Roman Fleuve est le récit d’une expédition menée quelques années plus tôt par l’auteur et deux camarades de son âge : la descente de la Seine à la rame sur un petit canot, depuis Paris jusqu’à la mer ; du pont du Garigliano au vieux bassin de Honfleur. Etape par étape, tout au long des rives, les paysages, les localités, les curiosités sont présentés et expliqués à la manière d’un guide touristique. Un pastiche qui pourrait échapper aux lectrices et aux lecteurs ne dépassant pas le premier degré, lesquels pourront aussi s’extasier sur la richesse humaine des rencontres entre les « aventuriers » et le « peuple » des rives de la Seine, des gens qui vivent ou travaillent là, avec leurs singularités pittoresques. L’amateurisme des navigateurs est assumé avec une autodérision drôle et sympathique.

Le texte est surtout l’occasion pour un homme jeune spirituel et cultivé d’exprimer avec humour des avis critiques tous azimuts sur les mœurs et les pratiques de nos compatriotes contemporains. La critique s’étend aux clichés littéraires et aux façons de parler, ce qui ne manque pas de lui donner un ton pataphysique et oulipien. L’auteur dispose d’une verve inépuisable, alimentée par un vocabulaire très riche, lui permettant d’intégrer ses aphorismes drolatiques avec fluidité, sans baisse d’intensité, ce qui donne au récit une unité, un vrai caractère.

L’humour loufoque et absurde, un peu potache, du récit fait sourire les vieux singes de ma génération sans vraiment les surprendre. Nous prenons du plaisir à déceler les facéties et les jeux de mots en filigrane, tout en saluant la démarche respectable consistant à engager des réflexions sérieuses sans se prendre au sérieux. En revanche, la répétition insistante de péripéties insignifiantes finit par être lassante.

Alors, Roman Fleuve est-il un grand roman ? Ce fut probablement l’avis du jury du prix Interallié. D’ailleurs, son président, Philippe Tesson, et son fils, l’écrivain voyageur Sylvain Tesson déjà cité, sont présents dans le récit, un peu à la manière des guest-stars des téléfilms américains.

Porté par l’originalité, le talent de plume et la vivacité d’esprit de son auteur, Roman Fleuve est plutôt ce que j’appellerais un brillant exercice de style. Espérons qu’il sera suivi, un jour, d’un roman pur jus, fondé sur une véritable intrigue.

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Le Magicien, de Colm Toibin

Publié le 23 Décembre 2022 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Décembre 2022, 

Le Magicien. C’est ainsi que ses six enfants appelaient Thomas Mann, tout simplement parce qu’il leur faisait des tours de prestidigitation quand ils étaient petits. Colm Toibin, un romancier et essayiste irlandais renommé dans le monde littéraire anglophone, reprend ce surnom dans sa biographie du grand écrivain allemand, prix Nobel de littérature. Sur plus de six cents pages, l’ouvrage retrace le parcours de Thomas Mann, depuis l’année 1891 — il a alors seize ans — jusqu’à sa mort en 1955.

Je n’avais pas lu de biographie depuis longtemps et celle-ci tranche avec l’image de rigueur factuelle, d’authenticité des témoignages et d’analyses approfondies que j’en avais gardée. Le Magicien se lit comme un roman, un récit fictif fluide, calqué sur la vie de son personnage principal. Cela ne l’empêche pas d’être très documenté, prenant notamment ses sources dans le journal intime de Thomas Mann.

Le Magicien n’est pas pour autant une lecture légère. D’un point de vue littéraire, il m’a permis de recontextualiser les romans de Thomas Mann lus il y a une trentaine d’années, me donnant l’envie de les rouvrir : Les Buddenbrook, publié en 1901, évoque les affaires de sa famille, à Lübeck ; La Montagne magique s’inspire d’un épisode vécu, quand son épouse soignait sans fin un début de tuberculose à Davos ; Le docteur Faustus est aussi difficile à lire que la musique dodécaphonique l’est à écouter. A l’époque, j’avais été hermétique à La mort à Venise, écrite en 1911 sous l’emprise de fantasmes homosexuels ; c’est pourtant son œuvre la plus connue, une notoriété due peut-être aussi au film qu’en a tiré Visconti et à sa musique de Mahler.

Immense écrivain, Thomas Mann n’eut rien d’un marginal ni d’un artiste maudit. Né dans une famille de négociants fortunés, il fut publié très jeune. A vingt-six ans, le succès des Buddenbrook lui valut aisance financière et notoriété. Son épouse était issue d’une famille juive de Munich à la fois estimée, cultivée et richissime, avant d’être pourchassée et dépossédée de ses biens par les nazis. Katia Mann gérera les finances du couple pendant toute leur vie, y compris lors de leur exil américain à partir de 1933. Auréolé du prix Nobel en 1929, Thomas Mann aura été traduit en de multiples langues et ses livres se sont abondamment vendus. Il a aussi donné des conférences très bien rémunérées.

Le livre donne un éclairage historique passionnant. Thomas Mann aura assisté, de près ou de loin, aux événements marquants de son pays d’origine pendant toute la première moitié du XXe siècle. L’Empire de Guillaume II, la Première Guerre mondiale, l’Allemagne erratique puis hitlérienne des années vingt et trente, la Seconde Guerre mondiale, pour finir par la création de deux Etats, l’un lié aux pays occidentaux, l’autre au bloc de l’Est sous domination soviétique. Nationaliste dans sa jeunesse, Thomas Mann aura su évoluer dans ses convictions. Il s’est très tôt déclaré opposé au nazisme et à Hitler, au point de devoir s’exiler et d’être déchu de sa nationalité. Aux Etats-Unis, pendant la guerre, il était fréquemment consulté par l’administration Roosevelt.

Fascinant de constater l’aura de respectabilité dont jouissait cet homme, reconnu comme une conscience morale élevée ! Dans ses dernières années, il avait même été pressenti pour être président de la République fédérale d’Allemagne. Il se gardait bien toutefois de se mettre en danger, de trop s’exposer à la critique, n’affichant haut et fort ses positions que lorsqu’il était certain qu’elles seraient comprises. Il aura soigneusement occulté une homosexualité plus ou moins latente, révélée par son journal intime et sur laquelle Colm Toibin s’étend complaisamment.

Au fond, Thomas Mann est toujours resté un grand bourgeois conservateur, soucieux de son confort matériel, attaché à ses prérogatives d’homme illustre et respectable, y compris en famille. Thomas et Katia ont entretenu des relations ambiguës avec leurs six enfants, dont trois ont assumé leur homosexualité, mené des vies d’artiste et affiché des engagements politiques progressistes, qui vaudront à leur père les premières tracasseries de ce qu’on appellera le maccarthysme. Bien que naturalisé américain, Thomas Mann choisira de quitter les Etats-Unis et de finir ses jours à Zurich.

Un destin personnel magique ! Mais faut-il pour autant qualifier cet homme de magicien ?…

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