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ça va mieux en l'écrivant !...

... ENCORE FAUT-IL LE LIRE AVANT !

romans

L'insouciance, de Karine Tuil

Publié le 31 Octobre 2016 par Alain Schmoll dans Littérature, romans, critique littéraire, lecture

Octobre 2016,

Un livre d’une rare puissance, à la fois expressive, moraliste et romanesque.

Tout au long des cinq cents pages, j’ai été captivé par l'enchaînement des péripéties, impressionné par la dramaturgie géopolitique dans laquelle elles prennent place, fasciné par la critique de la fresque sociale parisienne plantée comme décor.

Construit comme un thriller, le récit met en scène, à tour de rôle, trois hommes incarnant trois univers différents. Ces hommes – et leurs univers – s’entrecroiseront tout au long du récit et se rejoindront au final dans des circonstances qui s'avèreront tragiques, en tout cas pour l’un d’eux.

Un premier chapitre fracassant. Je l’ai lu le souffle coupé, maxillaires serrés, tous muscles noués. 2009 : retour d'expérience d'opérations en Afghanistan, en compagnie de Romain Roller, un jeune sous-officier des forces françaises. C’est l’un des trois hommes clés de l'intrigue. Prise de conscience de l’extrême sensation de vulnérabilité sur le terrain, de l'incertitude du futur immédiat, de la fragilité des destinées ; violence de la guerre, sordide de la guérilla comme de la lutte anti-guérilla. Envie de vivre, mais comment ? Peur et culpabilité. Stress post-traumatique assuré.

Deuxième personnage : Osman Diboula. Quand on est noir, en France, est-on visible ou invisible ? Pas inutile de faire l’inventaire des opportunités et des menaces. Sans avoir fait d’études, Osman est sorti par le haut d’un rôle d’animateur dans une cité de la banlieue parisienne. Grâce à son entregent et à son sens des bons offices, il a réussi à intégrer un cercle proche du Président – ... un Président parfaitement identifiable ! –. Totalement imprégné du virus de la politique, il est à l’affût du moindre coup médiatique. Mais attention aux embûches !....

François Vély, cinquante ans, richissime homme d’affaires franco-américain. Un charismatique patron du CAC 40, brillant, dominateur, ambitieux. Comme il se doit, grand amateur et collectionneur d’art contemporain. Dans le privé, c’est un homme élégant, subtil, cultivé, courtois, charmeur. Tout pour lui !... Élevé dans la religion catholique. Son père, une personnalité très honorablement connue, était né Paul-Elie Lévy... Rien ne devrait résister à François Vély. Pourtant un drame familial a déjà commencé à entraver sa marche en avant. Et il payera cher une erreur de jugement involontaire.

Ces trois hommes ont une caractéristique commune. Leurs univers – respectivement la guerre, la politique, la finance internationale – les coupent de la réalité du quotidien. Autour d’eux, les femmes sont plus pragmatiques. Elles savent faire la part des choses et prendre leurs responsabilités. Elles observent les événements avec lucidité, et même avec une certaine férocité...

Ainsi en est-il de l’auteure, Karine Tuil. Elle ne pratique pas la langue de bois, ne concède rien au politiquement correct ou à la commisération, ne manifeste aucune complaisance pour aucun bord.

Pas de complaisance envers les jeunes des banlieues qui dérivent vers la délinquance, le communautarisme, la radicalisation et la haine ; ni pour l’hypocrisie des mœurs de la grande bourgeoisie élitiste condescendante, aveugle ou insensible à ce qui se trame hors de ses cénacles.

Pas de complaisance pour les médias et la démesure insensée de leur pouvoir sur les réputations, ni pour les réseaux sociaux et leur diffusion massive de calomnies et de messages de haine.

Pas de complaisance pour les propos racistes ou antisémites, qu’ils proviennent de milieux bourgeois traditionnels ou de communautés frustrées par ce qu’elles qualifient de « deux poids, deux mesures ».

Pas de complaisance non plus pour ceux qui se jettent dans une pratique orthodoxe du judaïsme. Ni envers ceux qui, ayant pris leurs distances avec leur identité, protestent « mais je ne suis pas juif ! » au lieu de dénoncer la nature des insultes antisémites qui les visent... Au fond, retour de l’éternel débat : c’est quoi, être Juif ? Est-ce se considérer comme tel ? Est-ce être considéré comme tel par les autres, juifs ou non-juifs, antisémites ou pas ?...

L’écriture de Karine Tuil s'autorise une certaine liberté syntaxique, dans de longues phrases, au demeurant tout à fait fluides. Une petite préciosité par ci par là : quelques mots inusités, dont le sens se déduit du contexte, ce qui n'empêche donc pas la lecture de L’insouciance d’être accessible à tous.

Dans ce roman riche et complexe qui m’a passionné au point de regretter qu’il s’achève, les personnages masculins ne résistent pas au sentiment de leur culpabilité. L’attitude finale de Marion Decker, le personnage féminin principal, évoque ce que l’on appelle la résilience.

Quand nous survivons aux épreuves, aux violences, aux horreurs, nous restons meurtris, déformés, disloqués. Notre insouciance s’est envolée. Mais nous sommes vivants, ouverts à l’amour. Survivre c’est vivre, tout simplement.

GLOBALEMENT SIMPLE     ooooo   J’AI AIME PASSIONNEMENT

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Le dernier des Justes, d'André Schwarz-Bart

Publié le 17 Août 2016 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, romans

Août 2016,

À mon sens, Le dernier des Justes n’est pas un livre qu’on aime ou qu’on n’aime pas. C’est simplement un livre que je me devais de lire.

Prix Goncourt 1959, cet ouvrage a joué un rôle important dans l’élaboration de la « mémoire de la Shoah ». L’auteur, André Schwarz-Bart, un ancien résistant dont les parents sont morts en déportation, n’a pas été déporté lui-même. Le dernier des Justes n’est donc pas une autobiographie, ni un témoignage. Ce n’est pas non plus un ouvrage documentaire sur l’histoire du peuple juif.

Le dernier des Justes est un roman, une oeuvre de fiction qui retrace l’histoire d’une famille juive sur plusieurs siècles, du Moyen-Age jusqu’à la deuxième guerre mondiale et la Shoah qui l’anéantira. L’ensemble s’inscrit dans une réalité mythologique et historique reconstituée à partir d’un travail très approfondi de documentation et de recueil de témoignages. L’auteur se réfère à une ancienne tradition talmudique selon laquelle le monde reposerait sur trente-six Justes, des homme ouverts à la souffrance du monde et capables d’en assumer devant Dieu le destin tragique.

Événement fondateur de l’histoire : à la fin du douzième siècle, à la suite du sacrifice digne et courageux d’un rabbin, sa descendance, la famille Lévy, se voit gratifiée par Dieu du privilège de compter un Juste à chaque génération.

Dans une première partie, le livre consacre la légende des Justes de la famille Lévy jusqu’à la fin du dix-huitième siècle, tout au long de ses migrations à travers l’Europe. Chacun de ces Justes connaît une fin tragique, assumée comme il se doit, sans peur, colère ni haine... parfois sans trop comprendre ce qui lui arrive – ce qui revient au même ! Les péripéties font l’objet de courts récits au ton inspiré de chroniques médiévales et de contes folkloriques, avec une pointe d’humour ashkénaze gommant l’horreur des événements narrés.

Le récit prend ensuite la forme plus classique d’une saga romanesque familiale. Les Lévy sont installés à Zémiock, un shtetl – petite bourgade yiddish – aux confins de la Pologne et de l’Ukraine. Très misérables, ils ne vivent que selon les commandements de leur loi religieuse. L’un d’eux, Mardochée sera le premier à en secouer le joug, tout en restant fidèle à la spiritualité du judaïsme. Son fils, Benjamin, fera un pas de plus vers l’ouverture au monde séculier de son temps. En 1921, après un pogrom particulièrement violent qui les endeuille lourdement, les Lévy émigrent et s’installent à Stillenstadt, une petite ville d’Allemagne. Ils y font alors l’apprentissage de la vie dans un environnement où les non-juifs sont majoritaires...

La troisième partie du livre recouvre toute la période hitlérienne, de l’émergence du nazisme jusqu’à Auschwitz. Le récit se focalise sur Ernie, fils de Benjamin, né à Stillenstadt, et prend la forme d’un roman psychologique. Sensible et cérébral, Ernie a eu connaissance du secret de sa famille. Il s’évertue dès son enfance à se poser en Juste, mais il le fait avec tellement de naïveté et de maladresse qu’il est incompris et souvent rejeté. Au quotidien, l’antisémitisme de la population allemande devient de plus en plus agressif. Les Lévy s’enfuiront en 1938 à Paris, où ils seront arrêtés puis déportés. Ernie échappera à l’arrestation mais son destin de dernier des Justes finira par l’emmener lui aussi à la chambre à gaz.

Des polémiques se sont élevées lors de la publication de l’ouvrage. Je les évoquerai sans les développer. Il ressort de la lecture du roman que l’idée de souffrance serait consubstantielle à l’identité juive, pensée vivement rejetée dans le judaïsme moderne. L’acharnement antisémite nazi y est considéré comme le prolongement des persécutions menées depuis des siècles contre les juifs, « peuple déicide maudit ». Enfin, l’auteur, pourtant ancien résistant, met en exergue l’attitude fataliste et non violente des juifs, occultant leurs combats contre les nazis.

Le dernier des Justes est un livre difficile. Je me suis souvent senti perdu dans les passages inspirés de la mystique juive ou d’exégèses talmudiques, parfois inexactes aux dires de quelques spécialistes, ce qui importe peu du moment qu’elles entrent en cohérence avec l’histoire fictive imaginée par l’auteur.

Les pages consacrées au pogrom de Zémiock et aux violences antisémites nazies sont parfois insoutenables. Ce n’est pourtant rien à côté de celles décrivant le parcours final d’Ernie, dans le wagon qui le mène à Auschwitz, puis dans le couloir de la mort.

J’ai refermé le livre avec soulagement. Mais comme je l’ai déjà dit, Le dernier des Justes n’est pas un livre qu’on aime ou qu’on n’aime pas. Je ne lui attribue donc pas de note d’appréciation. Je me devais de le lire ; pour reprendre un mot d’André Schwarz-Bart, le lire, c’est « poser un petit caillou blanc sur une tombe ».

TRES DIFFICILE

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Gouverneurs de la rosée, de Jacques Roumain

Publié le 17 Août 2016 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, romans, poésie

Août 2016,

Jacques Roumain est un poète et intellectuel francophone, issu d’une grande famille haïtienne. Il achève ce roman en 1944, juste avant de mourir, à l’âge de trente-sept ans, en Haïti. Il est alors publié en France grâce à l’appui d’André Breton et d’Aragon.

Ouvrage peu connu, Gouverneurs de la Rosée raconte magnifiquement une histoire qui m’a touché, très évocatrice de la misère, du mysticisme et de la violence en Haïti.

Après quinze ans d’absence, Manuel est de retour chez ses parents âgés, à Fonds-Rouge, un territoire qu’il avait connu fertile, aujourd'hui desséché, presque calciné par un soleil de plomb. Pas une goutte d’eau depuis des mois. Une chaleur accablante.

« Un seul rayonnement aveuglant embrasait la surface du ciel et de la terre... les champs étaient couchés à plat sous le poids du soleil, avec leur terre assoiffée, leurs plantes affaissées et rouillées... les feuilles des lataniers pendaient, inertes, comme des ailes cassées. »

A Fonds Rouge, quand la terre ne produit pas, il n’y a rien à se mettre sous la dent. Dans le dénuement absolu, les habitants, des paysans presque primitifs, n’ont plus que la peau sur les os. Résignés, incapables de réagir, ils s’en remettent à Dieu et au Vaudou...

Pour Manuel, la résignation, le découragement sont inconcevables. Les conditions difficiles de sa vie à l’étranger lui ont forgé des convictions fortes sur le sens de la vie d’un homme face à l’adversité et sur l’utilité du rapport de forces contre l’adversaire, fût-il la nature.... « L’homme est le boulanger de la vie », dit-il... Son projet ? Trouver l’eau. Il est persuadé qu’elle coule à proximité. Une fois la source découverte, il faudra l’aménager, puis creuser le canal et les rigoles pour irriguer toutes les parcelles de Fonds-Rouge... Gouverner la rosée !

Une tâche herculéenne, impossible à mener seul, ni même à quelques uns. Il faudra mobiliser tous les paysans en « coumbite », une tradition ancestrale : l’union d’hommes mettant leurs forces en commun, agissant en cadence, s’auto-stimulant par des chants, pour venir à bout d’un travail physique difficile sous le soleil de plomb quotidien. C’est ainsi qu’ils récoltaient, naguère, quand les terres produisaient. Selon Manuel, c’est ainsi, tous ensemble, solidaires et fraternels, qu’ils réhabiliteront leur destin.

Mais le dessein de Manuel se heurte à la mémoire d’un événement passé qu’il ignore. Une bagarre meurtrière a coupé la communauté en deux clans ennemis, chacun attendant avec obstination l’heure de régler les comptes. Et pour quelques uns, la soif de vengeance ne peut s’étancher que par le sang...

Plus qu’un roman, Gouverneurs de la rosée est un conte. Les mythes qu’il évoque ne nous sont pas inconnus. L’impossible amour entre un homme et une femme appartenant à des clans ennemis. L’éternelle parabole du sacrifice du Héros, du Juste, – je ne sais trop comment l’appeler – offert pour la rédemption de son peuple. Le livre s’achève par la vision d’un avenir radieux. Avec, dans un ventre de femme, la vie nouvelle qui remue...

Un très joli livre, dont la lecture m’a souvent ému. Jacques Roumain observe ses compatriotes déshérités avec une sorte de dérision affectueuse, qui n’empêche pas une lucidité sévère. Finement mâtinée de langage parlé local, l’écriture est précise, élégante. Une poésie simple, sans grandiloquence, qui se lit comme un souffle d’air frais...

... semblable à celui qu’accueille la fin d’une journée torride et aveuglante :

« Le soleil maintenant glissait sur la pente du ciel qui, sous la vapeur délayée et transparente des nuages, prenait la couleur de l’indigo... là-bas, au-dessus du bois, une haute barrière flamboyante lançait des flèches de soufre dans le saignant du couchant.... Sous les lataniers, il y avait un semblant de fraîcheur, un soupir de vent à peine exhalé glissait sur les feuilles dans un long murmure froissé et un peu de lumière argentée les lissait avec un léger frémissement, comme une chevelure dénouée... »

Belle sera la nuit :

« Quel jardin d’étoiles dans le ciel et la lune glissait parmi elles, si brillante et aiguisée que les étoiles auraient dû tomber comme des fleurs fauchées. »

  •  GLOBALEMENT SIMPLE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP
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L'amie prodigieuse, tome 2 - Le nouveau nom, d'Elena Ferrante

Publié le 4 Août 2016 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, romans

Août 2016,

Le nouveau nom est le deuxième tome de L’amie prodigieuse, une saga en forme d’autobiographie se déroulant à Naples sur toute la seconde moitié du vingtième siècle. Les héroïnes en sont Elena, la narratrice, et Lila, une jeune femme pour le moins... étourdissante. Il fait suite au volume sous-titré Enfance, adolescence, dont je publie la chronique en même temps que celle-ci.

Nous sommes désormais dans les années soixante. En pleine croissance économique, Naples se développe. Des quartiers modernes s’élèvent, de nouveaux types de commerces apparaissent. Parmi les jeunes commerçants du vieux quartier, les plus avisés pressentent l’opportunité de monter leurs produits en gamme : épicerie fine, pâtisserie de qualité, mode, luxe. Certains ouvrent des boutiques dans le centre-ville. Des moyens de transport permettent d’accéder facilement à la mer. Sur les plages de la côte amalfitaine et de l’île d’Ischia, on s’adonne à des loisirs ignorés des générations précédentes. Et c’est l’occasion de rencontres, d’aventures...

Ce livre, dans lequel le personnage de Lila rayonne du début à la fin, m’a captivé par ses péripéties souvent surprenantes. Le récit s’ouvre à l’instant même de l’incident qui marquait la fin du premier tome, en plein mariage de Lila, seize ans, avec un jeune homme du quartier qu’elle connaît depuis toujours, un commerçant aux affaires semble-t-il prospères. Un mariage prometteur... L’incident gâche tout. Lila ne pardonnera jamais. Elle n’éprouvera plus que mépris et dégoût pour son mari et les hommes d’affaires auxquels il est associé.

A défaut de bonheur, le mariage apportera à Lila un nouveau statut et des moyens financiers inespérés. Elle dépensera sans compter, pour elle-même et pour ses proches du vieux quartier qu’elle aidera dans des élans de prodigalité irraisonnés. Une façon pour elle de compenser les désagréments de sa vie conjugale : humiliations, coups, rapports subis.

Dotée de talents professionnels « prodigieux », Lila jouera un rôle essentiel dans la réussite des boutiques de son mari ... quand elle le voudra bien ! Toujours aussi fantasque et imprévisible, faisant fi des aversions qu’elle provoque, elle va et vient comme elle l’entend, capable notamment de tout plaquer pour une passade amoureuse avec un étudiant sans le sou.

De son côté, Elena, égale à elle-même, passera brillamment son bac et engagera un parcours universitaire qui lui permettra de fréquenter des étudiants issues de familles aisées et cultivées. Toujours aussi peu sûre d’elle, mal à l’aise avec ses origines, Elena doute de tout, en premier lieu d’elle-même, de ses dispositions intellectuelles, de son physique et de ses capacités de séduction. Longtemps amoureuse d’un jeune homme de son entourage, sa timidité la conduit à se comporter comme si de rien n’était, et même, tout en simulant l’indifférence, à laisser la place à une autre jeune femme plus entreprenante. Elena se pose des questions sur tout, sans fin. Que de formules interrogatives dans les paragraphes où elle parle d’elle !

En dépit des divergences de leurs parcours, les sentiments que Lila et Elena éprouvent l’une pour l’autre ne se démentent pas. Elena reste fascinée et stimulée par la personnalité et l’autorité de Lila. L’attitude de Lila envers Elena fluctue entre grande générosité et petites méchancetés. Peut-être considère-t-elle les succès universitaires d’Elena comme les siens par personne interposée ?

Avec un peu d’amertume, Lila et Elena observeront que les marques de leur origine sont probablement indélébiles. Malgré l’éclat de sa beauté et les tenues sexy à la pointe de la mode dans lesquelles elle éblouit ses proches, Lila ne peut prétendre s’assimiler aux femmes  élégantes des beaux quartiers. Même chose pour Elena, dont l’étalage de réels savoirs universitaires ne fait pas illusion dans les sociétés où l’on baigne depuis l’enfance dans des conversations à bâtons rompus sur l’actualité culturelle et politique.

Encore Lila et Elena ont-elles l’espoir concret de s’extraire, chacune à sa manière, d’une vie médiocre aux maigres espérances, une destinée à laquelle leurs amies d’enfance du vieux quartier ne pourront guère échapper... Un constat d’évidence compte tenu des mentalités et des structures sociales du Naples d’après-guerre, et qui pourrait d’ailleurs se transposer dans nos banlieues d’aujourd’hui.

Au moment où s’achève le livre, Elena vient de publier son premier roman. De son côté, Lila, maman d’un petit garçon, est au creux de la vague. Mais sa combativité n’est pas émoussée et j’ai le sentiment qu’elle ne tardera pas à rebondir...

Attendons le troisième tome. Début 2017, paraît-il...

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L'amie prodigieuse, tome 1 - Enfance, adolescence, d'Elena Ferrante

Publié le 4 Août 2016 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, romans

Août 2016,

J’ai lu coup sur coup L’amie prodigieuse, puis Le nouveau nom, qui en est la suite immédiate.

Dans un premier temps, persuadé que ces volumes formaient un seul et même ouvrage, j’avais pensé écrire une chronique unique. Puis en m’informant sur l’auteur(e), –dont personne ne connaît l’identité cachée sous le pseudonyme d’Elena Ferrante – j’appris que deux tomes restaient à paraitre, afin de compléter une saga déployée sur soixante années : l’autobiographie réelle ou fictive d’une femme de lettres dont le prénom est ... Elena ! Finalement, j’ai décidé d’écrire une chronique pour chacun des deux volumes existants et de les publier en même temps.

Années cinquante, dans un vieux quartier de Naples. Une cour d’immeubles vétustes. La misère suinte dans les cages d’escaliers, murs décrépits, plafonds tachés d’humidité, grilles de soupirail rouillées et tordues... Des familles vivent là, tirant le diable par la queue, ouvriers, employés, artisans. On parle un dialecte napolitain. Peu savent lire et écrire. Faire des études est un luxe inutile. Quelques-uns, commerçants, s’en tirent mieux ; ils savent compter, et prêtent si besoin est. Derrière leur dos, on murmure : marché noir, usure, relations mafieuses.... Aigreur, rancœurs, haines... Pourtant existe une réelle forme de solidarité et de vivre ensemble.

Au début du livre – dont le véritable titre est L'amie prodigieuse : enfance, adolescence –, deux petites filles de six ans se rapprochent pour affronter ensemble un monde qu’elles croient limité à leur cour d’immeuble et qu’elles structurent au moyen d’expressions empruntées à des adultes illettrés. Au-delà de cet horizon, elles imaginent un univers angoissant constitué d’êtres monstrueux, aux formes mouvantes et menaçantes.

Grandissant ensemble, elles vont peu à peu prendre la mesure de leur environnement et engager une amitié exclusive et complexe qui se prolongera pendant des décennies. Une amitié qui va à la fois les porter et les ronger. Chez chacune, l’admiration pour l’autre frôlera la jalousie, la bienveillance alternera avec la malveillance. Elles se rapprocheront toutes les fois qu’elles se seront éloignées. Elles ne cesseront de se soutenir et de se stimuler. Leur parcours personnel sera très différent et aucune ne prendra le pas sur l’autre.

Elena –  la narratrice – est craintive, indécise, peu sûre d’elle, mais déterminée à devenir une jeune fille sage et studieuse. Un profil un peu banal de bonne élève friande d’éloges. Grâce à l’appui d’une institutrice et malgré un contexte familial peu favorable, elle pourra tracer son chemin brillamment, à l’école, au collège, puis au lycée.

Lila est surdouée. Elle sait tout faire, avec sa tête comme avec ses mains – dès lors qu’elle en a envie ! Elle est la meilleure en tout... en attendant de devenir la plus belle ! Mais imprévisible, car fantasque, caractérielle et provocatrice, elle est capable de tout laisser tomber sur un coup de tête. Elle ne fera pas d’études et ira rejoindre l’échoppe de cordonnier de son père... où elle fera preuve de talents étonnants... Puisqu’on vous dit qu’elle est prodigieuse !

Lila et Elena sont entourées de garçons et de filles du vieux quartier, une micro-société qui, dès l’adolescence, tend à reproduire un modèle traditionnel de domination masculine, les garçons se posant gentiment mais fermement en protecteurs.

Plus tard, dans un Naples qui se modernise à l’approche des années soixante, quelques garçons, parmi les aînés, se mettent à prospérer. Voiture, sorties, cadeaux... Entre jeunes gens, les regards changent. Déclarations, flirts, espoirs... petites embrouilles. Premières demandes en mariage... grandes embrouilles... Le récit s’arrête net, sur un événement inattendu qui sera le point de départ de véritables déflagrations dans la vie du quartier...

Aurais-je pu trouver mieux pour vous inciter à lire la suite dans Le nouveau nom, deuxième tome de cette saga ?

J’ai été totalement séduit par les aventures racontées par Elena. C’est drôle, c’est émouvant, c’est surprenant. Les personnages sont attachants. C’est un livre pour tout le monde. Son style écrit ne contient ni rigidité ni pompe et sonne aussi naturellement que du langage parlé... Peut-être quelques longueurs... Mais l’écriture est tellement fluide que le récit en devient visuel. Les mots se dissolvent au profit d’images en mouvement qui se forment dans notre esprit. L’impression de voir un film italien de ces années-là... 

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Plus haut que la mer, de Francesca Melandri

Publié le 17 Juillet 2016 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, romans

Juillet 2016,

Ce roman magnifique, superbement écrit, m’a captivé et bouleversé.

Une île italienne, montagneuse, rocheuse, tout près de la Sardaigne. Le soleil fait étinceler les roches au dessus d’une mer bleu intense, virant au turquoise à l’approche des plages de sable blanc. La faune est incroyablement riche : des ânes albinos, des chevaux sauvages, des mouflons, des sangliers, toutes sortes d’oiseaux aquatiques... L’accès est très difficile : juste une passe étroite et peu profonde balayée par des rafales de mistral.

A la fin des années soixante-dix, existait sur cette île aujourd'hui classée parc national et réserve protégée, un ancien et vaste complexe pénitentiaire comportant une prison de haute sécurité. Car pour maintenir des détenus très dangereux à l’isolement, il n’est pas de mur plus haut que la mer.

Parfois, le soir, orage et tempête habillent de sombre le ciel et la mer. N’apparaissent plus, par intermittence, que les zébrures lumineuses des éclairs et l’écume des crêtes de vagues en forme de virgules blanches. Impossible alors de quitter l’île.

Un homme et une femme sont ainsi contraints d’y passer une nuit. Une rencontre fortuite qui va leur permettre de rompre des chaînes invisibles. Ils ne viennent pas du même monde, ils n’ont rien en commun, si ce n’est d’être tous deux venus rendre visite à un proche, détenu à l’isolement, en régime spécial.

Lui, Paolo, a enseigné la philosophie dans une grande ville. Son fils unique a été condamné trois ans plus tôt pour assassinat. Des meurtres froidement exécutés, sans remords, au nom de la révolution. Ce sont les « années de plomb » en Italie.

Elle, Luisa, est une paysanne. Depuis que son mari, violent, a tabassé à mort il y a dix ans un camarade de beuverie, puis récidivé sur un gardien de prison, elle élève seule ses cinq  enfants en faisant tourner la petite exploitation agricole familiale.

Paolo sait manier les idées et les mots. Il peut donc identifier son enfer personnel. Il exècre de toute son âme ce que son fils est devenu. Dans le même temps, il lui voue une sorte de fidélité paternelle quasi charnelle, mêlée de mauvaise conscience ; une raison unique de vivre depuis que le chagrin a emporté sa femme. Symbole de ce sentiment paradoxal, une coupure de journal qu’il conserve sur lui et qu’il contemple souvent, avec la photo d’une petite fille de trois ans en manteau noir, posant une fleur sur le cercueil de son père « exécuté ».

Luisa n’a pas la même éducation. Sa vie frustre lui a appris à prendre les choses comme elles viennent. Son mari est emprisonné à vie ? Tant pis ! Peut-être même tant mieux, compte tenu de ce qu’elle n’a jamais dit – car il y a des choses qu’on ne dit pas ! Et puis, il faut bien survivre, élever les enfants, et pour cela, travailler dur. Et compter, tout compter, pour ne pas se laisser gruger par des hommes qui pourraient la sous-estimer...

Au cours de cette nuit sur l’île, où rien n’est organisé pour héberger des visiteurs, Paolo et Luisa vont s’observer ; chercher à comprendre et à partager ce qu’il leur manque. Luisa surprendra Paolo à contempler longuement la photo de la petite fille en manteau noir... Il expliquera... Elle se mettra à pleurer en silence sans pouvoir s’arrêter ; toutes les larmes qu’elle n’avait pas pleuré depuis son enfance. Lors du départ, le lendemain, elle emportera la coupure de journal. « C’est moi qui la porte, maintenant » déclare-t-elle. Partage, libération...

Par le choix de ses mots, par la justesse et la percussion de son écriture, Francesca Melandri nous fait vivre sur l’île, entendre le ressac de la mer ou le vacarme de la tempête, respirer l’odeur du sel et des figuiers.  Elle nous fait partager des sentiments que ni Paolo ni Luisa ne peuvent exprimer, faute de trouver eux-mêmes les mots qu’il faudrait.

Accessoirement, elle nous fait aussi percevoir les états d’âme silencieux d’un troisième personnage, un jeune agent carcéral, installé dans l’ile avec femme et enfants. Il doit composer entre l’indicible – la violence nécessaire pour maîtriser certains détenus – et l’inavouable – les transgressions que lui dicte son empathie. Son silence effraie sa femme. Mais comment pourrait-il lui en parler ?... Vous avez dit partage ?...

Certains livres comme celui-ci témoignent du pouvoir magique de la littérature. 

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En attendant Bojangles, d'Olivier Bourdeaut

Publié le 29 Mars 2016 par Alain Schmoll dans Littérature, romans, critique littéraire, poésie

Mars 2016

Trouver les mots justes... Allons-y carrément : En attendant Bojangles est une merveille, un enchantement !

"C'est drôle et bien écrit, ça n'a ni queue ni tête" – c'est l'éditeur qui le dit ! – et c'est ce qui fait son charme, ajoute-t-il. Il est vrai que ce livre ne ressemble à aucun autre, même si l'on peut lui trouver, comme il est dit ici et là, un petit air de famille avec L'écume des jours, l'œuvre culte de Boris Vian, qui elle non plus, pour ainsi dire, n'a ni queue ni tête.

En attendant Bojangles est l'histoire d'un amour fou, d'un amour à la folie, d'un amour qui va au bout de la folie,... au delà même de la folie...

Un couple à la Fitzgerald...

Elle, gracieuse et élégante, femme-objet, femme-enfant, extravagante et inconséquente ; elle a choisi et envahi l'homme de sa vie... Lui, homme d'affaires rationnel et pondéré – frappé toutefois de "phobie administrative" comme certain ministre éphémère – ; il subit le charme en toute conscience, dans l'impossibilité de s'y soustraire.

Leur vie n'est que fantaisies et excentricités. Aspirés dans un maelström de fêtes déjantées, arrosées d'abondances de cocktails, pimentées de facéties suscitant rigolades et fous-rires, ils dansent jusqu'à pas d'heure sur un air de soul music qu'ils passent en boucle, Mister Bojangles, chanté par Nina Simone.  

C'est leur fils qui raconte, un petit garçon dont on ne connait ni le prénom ni l'âge. Il a quoi ?... six ans, huit ans ? Il vit intensément la vie de ses parents, observe tout, note tout, rapporte tout avec précision, sans rien omettre... Mais il interprète les événements à l'aune de sa base de références personnelles d'enfant au parcours atypique, profilé par des parents dont seules comptent leurs commodités personnelles. Effets de mots d'enfants, dont la candeur et la naïveté nous font sourire avec émotion, nous adultes, alors que nous percevons le sens réel, implacable, tragique de ce que l'enfant ne voit pas. Lui s'interroge simplement : "Comment font les autres enfants pour vivre sans mes parents ?"

Une histoire ébouriffante, à la fois gaie et triste, hilarante et bouleversante, attrayante et effrayante. J'ai un instant retrouvé les rêves de mon adolescence, les temps où j'imaginais que le bonheur passait par l'idéal, idéal du projet, idéal de l'amour ; l'âge où chaque fin de semaine, les slows entrouvraient la porte de l'espoir.

Tout au long du roman, Georges et sa femme – quel que soit son nom ! – dansent sur la mélodie mélancolique et obsédante de Mister Bojangles, un slow à l'ancienne porté par la voie grave et rauque de Nina Simone. Ecoutez cette musique, écoutez-la plusieurs fois, imprégnez-vous d'elle en lisant le livre. – On la trouve facilement sur You Tube.

Et tant que vous y êtes, une fois le livre refermé, écoutez encore Nina Simone, cette pianiste qui aurait pu devenir la première concertiste classique afro-américaine, écoutez sa voix éraillée dérailler doucement dans Aint got no, I got life, extrait de Hair, et dans Ne me quitte pas, de Jacques Brel.

Si avec tout cela – littérature et musique –, vous n'avez pas versé une larme, pas senti votre gorge se nouer,... c'est que je ne peux vraiment rien pour vous...

A voir désormais comment Olivier Bourdeaut nous surprendra et nous charmera à nouveau lorsqu'il publiera son deuxième roman !...

FACILE     ooooo   J’AI AIME PASSIONNEMENT

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Le parfum, de Patrick Süskind

Publié le 10 Février 2016 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, romans

Février 2016

Véritable best-seller lors de sa parution il y a une trentaine d'année, Le parfum est considéré comme l'un des meilleurs romans de sa génération. L'histoire qu'il raconte est tellement originale et captivante, qu'à l'époque, je l'avais lu d'une traite, comme un thriller, emporté à chaque page par l'envie irrésistible de découvrir la suivante. Libéré de cette frénésie lors de ma relecture, je me suis laissé prendre au charme envoûtant de ce livre sensationnel… – un qualificatif que j'emploie au sens propre...

Dans Le parfum, mélange de fresque sociale et de fiction fantastique, tout commence et finit en effet par des odeurs. Elles marquent et différencient tout ce qui existe physiquement : la nature, les hommes, les objets ... Elles reflètent et submergent l'immatériel : les sentiments, les bruits, les pulsions... Et ça ne sent pas toujours la rose ; il est plus souvent question de puanteurs écœurantes et de remugles peu ragoûtants, que de suaves fragrances.

Le personnage principal, Jean-Baptiste Grenouille, dispose d'un odorat hyper-développé qui lui sert de sens principal dans sa perception du monde, une fonction qui, chez l'homme du commun, est dévolue à la vue et à l'ouïe. Pourquoi pas ! Les parfums, les couleurs et les sons se répondent, écrivait Baudelaire. Cette sensibilité sensorielle exceptionnelle va porter naturellement Grenouille à s'intéresser aux métiers d'élaboration des parfums.

Mais il reste en marge. C'est un être totalement déshérité, tant par la nature que par le contexte social dans lequel il évolue. Ses disgrâces physiques, ses carences mentales et ses handicaps comportementaux le condamnent à une forme d'isolement dans une vie misérable et asservie. Étranger à toute conviction, il n'éprouve de sentiment pour personne, car seules les odeurs lui parlent, si j'ose dire. Et justement, celles de ses congénères lui répugnent. A l'inverse, lui-même ne dégage aucune odeur personnelle, une malédiction supplémentaire qui le rend inexistant aux yeux, ou plutôt aux nez des autres.

En quête d'un sens à sa vie, il entrevoit la confection d'un parfum sublime ; un arôme subtil, le bouquet parfait, qui, quand il s'en aspergerait, susciterait l'amour, le respect et l'admiration des autres... Oui, mais où en trouver les ingrédients de base ? Apparemment, pas d'autre terreau que le corps de jeunes filles vierges très belles !... Au fait, le titre complet du roman est : Le parfum, histoire d'un meurtrier...

Une sensibilité perceptive exacerbée, le sentiment douloureux d'être différent et incompris, la volonté irrépressible de s'exprimer à sa façon propre : ne seraient-ce pas des caractéristiques déterminantes de l'artiste, du créateur ?... Et ce serait aussi celles du serial killer ! Observation préoccupante ! Reste la conscience du Bien et du Mal... Affaire aussi de circonstances : le peintre n'a nullement besoin d'ôter la vie à ses modèles...

Un mot sur l'écriture, très particulière, inspirée de la syntaxe de l'allemand, langue originale du roman : rigueur grammaticale sans faille, locutions claires et précises qu'on imagine traduites de mots composés allemands ; cela donne une narration au phrasé rythmé, à la tonalité égale, uniforme, sans être pour autant monotone, car il s'y révèle un fond d'humour décalé réjouissant, même dans les passages les plus sordides et les plus effroyables.

GLOBALEMENT SIMPLE     ooooo   J’AI AIME PASSIONNEMENT

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Le bruit et la fureur, de William Faulkner

Publié le 14 Octobre 2015 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, romans

Octobre 2015

Chef d'œuvre ! Publié en 1929, ce désormais "classique" de la littérature américaine a ouvert la voie à de nombreux romanciers contemporains. Je l'avais lu il y a vingt-cinq ans, deux fois coup sur coup. Je viens de le relire ; deux fois à nouveau. Avec ce livre, soit on se décourage et on le ferme au bout de cinquante pages, soit on le lit au moins deux fois. Hermétique, incompréhensible, voire rebutant à première lecture, Le bruit et la fureur offre un plaisir de lecture somptueux dès lors que l'on a franchi les étapes d'initiation qu'exige le procédé littéraire adopté par William Faulkner. Il me fait penser aux symphonies de Mahler, dont la musique peut être perçue comme bruit et fureur par celui qui l'écoute sans préparation et pour la première fois.

Cadre des événements : le Sud des Etats-Unis, au début du vingtième siècle. La guerre de Sécession est encore dans les esprits. Si l'esclavage n'existe plus, les pratiques de ségrégation raciale restent sans limites. Le livre tourne autour d'une ancienne famille de planteurs, en voie de décomposition matérielle et morale, sur une trentaine d'années ; trois frères, Quentin, Benjamin, Jason, et une sœur, Caddy, personnage central du roman bien qu'absente. Le roman est constitué de quatre parties, chaque frère étant narrateur d'un chapitre sous forme d'un monologue intérieur, le quatrième chapitre étant une narration classique.

Benjamin, ou Benjy, déficient mental lourd, un idiot comme on disait, est le "narrateur" du premier chapitre. Nous sommes en 1928, il a trente-trois ans. Incohérent, son soliloque mental part de ce qu'il ressent quand il parcourt ce qui reste du domaine familial où tout lui rappelle sa sœur absente Caddy, des sensations visuelles, olfactives et auditives qu'il ne comprend pas, mais qui lui font revenir en désordre les souvenirs de différents moments de son enfance.

Le deuxième chapitre se situe dix-huit ans plus tôt, à Harvard, où étudie Quentin, l'ainé ; un jeune homme tourmenté, idéaliste, écorché vif. Tout en préparant son suicide, il ressasse des réminiscences décousues et des pensées délirantes, où se mêlent son désespoir à l'annonce du mariage de Caddy, à laquelle il est lié par des fantasmes incestueux et morbides, et sa jalousie haineuse à l'égard de ceux qui sont plus doués, plus heureux ou plus riches que lui.

Puis on revient à 1928, avec Jason ... Lui, c'est le sale con par excellence ! Un esprit négatif, soupçonneux, égocentrique ; vénal et sans scrupules ; raciste et antisémite au delà de l'imaginable. Frustré de rester le seul homme en mesure de faire vivre la famille, il manipule sa vieille mère malade imaginaire et cherche à martyriser sa nièce, la fille de Caddy, élevée par sa grand-mère et nommée Quentin en hommage pour son oncle disparu.

Car non content de ne (presque) pas donner d'indication de dates pour les moments évoqués par les trois frères dans des "flashbacks" désordonnés et elliptiques, Faulkner prend un malin plaisir à donner le même prénom à plusieurs personnes de différentes générations, ce qui rend très difficile la reconstitution de la chronologie des évènements, notamment dans les deux cents pages où Benjy et Quentin divaguent et extravaguent.

La lecture de ces deux chapitres est ardue, de nombreux passages paraissent incompréhensibles. A chaque fois, je me suis accroché, quitte à passer sur les zones d'ombres. Certaines se clarifient dans les deux derniers chapitres, plus accessibles, l'écriture perdant en magie poétique mais gagnant en lisibilité. Les événements s'y révèlent dans leur objectivité et leur brutalité. En relisant ensuite la première partie du livre, on comprend que ces évènements sont déjà évoqués, mais qu'ils ont été plus ou moins transformés, occultés ou embrouillés par leurs narrateurs selon leur propre ressenti. C'est ce qui les rendait inintelligibles lors de la première lecture.

Pour lire Le bruit et la fureur dans sa complétude et avec du plaisir, il est nécessaire de se faire aider. C'est comme dans une exposition : il n'est jamais inutile de se faire commenter les œuvres.... et pas seulement les contemporaines. C'est comme pour l'opéra : difficile d'apprécier la complexité et la cohérence du Ring de Wagner sans s'être fait expliquer la trame des péripéties et le principe des leitmotiv. Les éditions françaises du bruit et la fureur comportent une excellente préface. Il faut la lire avant de se lancer dans le roman et ne pas hésiter à y revenir par la suite ; cela fait partie du cursus d'initiation.

Mais quel intérêt de lire un roman dont on connait l'essentiel de l'histoire avant, objecteront certains ! Pas grave ; ce roman est un puzzle dont on connait l'image finale. Et l'on cherche à la reconstituer, fragment par fragment, en décodant l'expression très subjective, chaotique et elliptique des personnages auxquels Faulkner donne la parole.

L'histoire en elle-même importe peu. C'est la littérature et la poésie qui comptent.

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Feu Pâle, de Vladimir Nabokov

Publié le 28 Juillet 2015 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, romans

Juillet 2015

Je viens de relire Feu Pâle, que j'avais découvert il y a 25 ans et qui m'avait fasciné. C'est un livre de Vladimir Nabokov, un romancier que je place au dessus de tous les autres et que ses admirateurs qualifient souvent de magicien, d'illusionniste ou d'enchanteur.

Ce livre, un roman, ne ressemble à aucun autre, en tout cas dans sa structure : il se présente comme une monographie consacrée à un long poème – 999 vers! –, comportant une introduction et 200 pages de notes de commentaires numérotées. Imaginez ma surprise quand j'avais ouvert et feuilleté le livre pour la première fois... Coup d'œil à la page de couverture pour vérifier qu'il y avait bien inscrit : Feu Pâle, roman...

L'introduction – imprimée en italique! – m'étant apparue longue et rébarbative, je m'étais attaqué directement au poème. J'avais buté sur les 4 premiers vers :

               C'était moi l'ombre du jaseur tué

                Par l'azur trompeur de la vitre ;

                C'était moi la tache de duvet cendré - et je

                Survivais, poursuivais mon vol, dans le ciel réfléchi.

... 999 vers comme cela!... Ce n'était pas ce que j'avais envie de lire...

Déterminé à comprendre, j'avais repris consciencieusement l'introduction. Et là, il m'était apparu que cette introduction n'en est pas vraiment une. S’y dissimule le début d'une narration, laquelle trouve sa suite dans les notes de commentaires, notes dont il faut enchaîner la lecture sans trop se préoccuper du poème. L'histoire prend corps progressivement, comme un puzzle inattendu se construisant tout seul : un narrateur bizarre, un peu incohérent, raconte les aventures d'un roi (du genre roi d'opérette) en fuite à la suite d'une révolution dans son pays et sa traque par un tueur mandaté pour l'exécuter. Personnages caricaturaux et scènes cocasses, vrais-faux témoignages et mensonges par omission, digressions dont on ne mesure pas l'intérêt sur le moment et qui prennent tout leur sens 50 pages plus loin : à la fin du livre, quand toutes les pièces du puzzle sont assemblées, c'est l'enchantement ; la magie de Nabokov a opéré.

Aussitôt achevée, j'avais repris la lecture au début afin d’avoir une vision d'ensemble clarifiée de ce qu’il faut bien appeler un exercice de style parodiant certains ouvrages universitaires américains. Je voulais aussi repérer les signaux qui m'avaient échappé la  première fois, mieux comprendre des passages qui m'avaient paru obscurs, bref, tenter de déceler les "trucs" du magicien Nabokov.

J'avais gardé un souvenir émerveillé de ce livre et je m'étais promis de le relire. Bien sur, la magie n’opère plus de la même façon quand on a déjà vu le spectacle et qu'on a démystifié la plupart des ficelles. Mais je reste fasciné par l'habileté de l'auteur.

Le relirai-je un jour à nouveau ? Pourquoi pas. Je découvre sur Internet que ce roman peu connu (une centaine de lecteurs sur Babelio, à comparer aux 27 000 lecteurs du Petit Prince) est considéré comme un ouvrage culte par quelques exégètes et que les actes, gestes et paroles des personnages font l'objet de multiples interprétations.

Et les 999 vers du poème doivent bien avoir du sens. Il faudra donc qu'un jour je m'y remette.

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