Septembre 2023,
Écrivain de talent, Sorj Chalandon avait été, dans les années quatre-vingt, correspondant de guerre en Ulster, au Liban et en Syrie. Il avait assisté à des scènes épouvantables. Elles lui avaient inspiré des romans brillants, récompensés par des prix littéraires. Il y montrait comment la peur, la douleur et la haine se nourrissent d’elles-mêmes en surenchères de violences. Des violences que chacun, tour à tour, pour son compte ou pour celui des siens, considère comme de justes vengeances.
Dans son dernier roman, L’enragé, les violences sont confinées, moins sanguinaires, mais la rancœur, la haine, l’enchaînement des coups et des représailles sont de même nature. De quoi enrager !
Les événements de L’enragé se sont déroulés en 1934 à Belle-Ile-en-Mer, une terre isolée chantée par Laurent Voulzy. Un site jadis jugé idéal pour installer une prison, car comme l’avait mentionné une autrice italienne pour éclairer un titre de livre, il n’y a pas de mur Plus haut que la mer. Au fil des années, la vieille prison a été rebaptisée : Colonie pénitentiaire, établissement d’éducation surveillée, institut de réinsertion d’adolescents en difficulté. On sait ce que recouvrent ces dénominations politiquement correctes : une maison de corrections, où j’écris le mot au pluriel, car les enfants reclus, les « colons », y ont été maltraités, battus, violés au gré des envies de défoulement des surveillants. Des traitements qui achevaient de transformer en animaux sauvages, agressifs et… enragés, des adolescents sans repères, enfermés pour des vétilles ou coupables de simple vagabondage.
C’est le cas de Jules Bonneau, surnommé la teigne et fier de l’être. Ce jeune homme imaginé par l’auteur est enfermé depuis six ans. Il raconte son évasion et celle d’une cinquantaine de ses camarades, un événement réel, survenu lors d’une rébellion générale consécutive à une brutalité de trop. L’Administration fera appel à la population de l’île pour une méprisable « chasse aux enfants ». Ils seront quasiment tous repris. Qu’en sera-t-il pour Jules ?
Tout le long de sa narration, Jules s’exprime comme il parle. Des phrases courtes, un rythme haché, une retenue de respiration, comme lorsqu’on guette sans cesse autour de soi d’où viendra la prochaine menace. Un ton monocorde, parce qu’il faut dissimuler, aux autres et à soi-même, les bonnes et les mauvaises nouvelles, de même qu’il faut masquer le début de sympathie et de confiance que l’on peut éprouver pour quelqu’un.
Celles et ceux qui veulent du bien à Jules peineront à l’apprivoiser. La confiance ? Une inconnue pour lui. Il serre les poings dès qu’on l’approche. Il lui arrive même, lorsqu’il se sait en situation d’infériorité, d’enrager intérieurement et d’imaginer les violences dont il rêve de frapper son interlocuteur.
Pendant une bonne partie du livre, je me suis senti extérieur aux événements racontés. Peut-être trouvais-je trop lisible l’intention de l’auteur, sa volonté de m’émouvoir, de provoquer mon indignation ! Cela m’a incité à résister, à rester sur ma réserve. Plus tard, après l’évasion, tout au long de la cavale de Jules, j’ai laissé se développer mon empathie pour le personnage, j’ai craint ses réactions irréfléchies à l’égard de personnes bienveillantes, j’ai craint qu’il ne se fasse manœuvrer par d’autres, malintentionnées.
Belle performance d’écriture que de faire parler ce jeune homme à un tel rythme pendant quatre cents pages ! Sorj Chalandon prétend qu’il n’y serait pas parvenu s’il n’avait pas été battu, enfant. Mais moi qui ai lu Profession du père, je n’y avais pas trouvé l’enfant particulièrement enragé…
Le thème de l’ouvrage n’est pas neuf. Il m’a ramené à des romans de la fin du XIXe siècle, évoquant l’enfance malheureuse ou maltraitée, Sans famille, Poil-de-carotte, Oliver Twist, que l’on faisait lire autrefois dans les bonnes familles, pour que les enfants prennent conscience de leur sort heureux et qu’ils mangent sagement leur soupe, par égard pour ceux qui n’ont rien dans leur assiette.
FACILE ooo J’AI AIME