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ça va mieux en l'écrivant !...

... ENCORE FAUT-IL LE LIRE AVANT !

litterature

L'enragé, de Sorj Chalandon

Publié le 18 Septembre 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Septembre 2023, 

Écrivain de talent, Sorj Chalandon avait été, dans les années quatre-vingt, correspondant de guerre en Ulster, au Liban et en Syrie. Il avait assisté à des scènes épouvantables. Elles lui avaient inspiré des romans brillants, récompensés par des prix littéraires. Il y montrait comment la peur, la douleur et la haine se nourrissent d’elles-mêmes en surenchères de violences. Des violences que chacun, tour à tour, pour son compte ou pour celui des siens, considère comme de justes vengeances.

 Dans son dernier roman, L’enragé, les violences sont confinées, moins sanguinaires, mais la rancœur, la haine, l’enchaînement des coups et des représailles sont de même nature. De quoi enrager !

Les événements de L’enragé se sont déroulés en 1934 à Belle-Ile-en-Mer, une terre isolée chantée par Laurent Voulzy. Un site jadis jugé idéal pour installer une prison, car comme l’avait mentionné une autrice italienne pour éclairer un titre de livre, il n’y a pas de mur Plus haut que la mer. Au fil des années, la vieille prison a été rebaptisée : Colonie pénitentiaire, établissement d’éducation surveillée, institut de réinsertion d’adolescents en difficulté. On sait ce que recouvrent ces dénominations politiquement correctes : une maison de corrections, où j’écris le mot au pluriel, car les enfants reclus, les « colons », y ont été maltraités, battus, violés au gré des envies de défoulement des surveillants. Des traitements qui achevaient de transformer en animaux sauvages, agressifs et… enragés, des adolescents sans repères, enfermés pour des vétilles ou coupables de simple vagabondage.

C’est le cas de Jules Bonneau, surnommé la teigne et fier de l’être. Ce jeune homme imaginé par l’auteur est enfermé depuis six ans. Il raconte son évasion et celle d’une cinquantaine de ses camarades, un événement réel, survenu lors d’une rébellion générale consécutive à une brutalité de trop. L’Administration fera appel à la population de l’île pour une méprisable « chasse aux enfants ». Ils seront quasiment tous repris. Qu’en sera-t-il pour Jules ?

Tout le long de sa narration, Jules s’exprime comme il parle. Des phrases courtes, un rythme haché, une retenue de respiration, comme lorsqu’on guette sans cesse autour de soi d’où viendra la prochaine menace. Un ton monocorde, parce qu’il faut dissimuler, aux autres et à soi-même, les bonnes et les mauvaises nouvelles, de même qu’il faut masquer le début de sympathie et de confiance que l’on peut éprouver pour quelqu’un.

Celles et ceux qui veulent du bien à Jules peineront à l’apprivoiser. La confiance ? Une inconnue pour lui. Il serre les poings dès qu’on l’approche. Il lui arrive même, lorsqu’il se sait en situation d’infériorité, d’enrager intérieurement et d’imaginer les violences dont il rêve de frapper son interlocuteur.

Pendant une bonne partie du livre, je me suis senti extérieur aux événements racontés. Peut-être trouvais-je trop lisible l’intention de l’auteur, sa volonté de m’émouvoir, de provoquer mon indignation ! Cela m’a incité à résister, à rester sur ma réserve. Plus tard, après l’évasion, tout au long de la cavale de Jules, j’ai laissé se développer mon empathie pour le personnage, j’ai craint ses réactions irréfléchies à l’égard de personnes bienveillantes, j’ai craint qu’il ne se fasse manœuvrer par d’autres, malintentionnées.

Belle performance d’écriture que de faire parler ce jeune homme à un tel rythme pendant quatre cents pages ! Sorj Chalandon prétend qu’il n’y serait pas parvenu s’il n’avait pas été battu, enfant. Mais moi qui ai lu Profession du père, je n’y avais pas trouvé l’enfant particulièrement enragé…

Le thème de l’ouvrage n’est pas neuf. Il m’a ramené à des romans de la fin du XIXe siècle, évoquant l’enfance malheureuse ou maltraitée, Sans famille, Poil-de-carotte, Oliver Twist, que l’on faisait lire autrefois dans les bonnes familles, pour que les enfants prennent conscience de leur sort heureux et qu’ils mangent sagement leur soupe, par égard pour ceux qui n’ont rien dans leur assiette.

FACILE     ooo   J’AI AIME

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Veiller sur elle, de Jean-Baptiste Andrea

Publié le 18 Septembre 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Septembre 2023, 

Je me suis précipité sur Veiller sur elle, le dernier roman de Jean-Baptiste Andrea, car j’avais été enchanté par Des diables et des saints, le précédent. J’ai relu ma critique de celui-ci, ce que je vous invite à faire aussi, parce que pour celui-là, je pourrais presque me laisser aller aux mêmes mots enthousiastes. La lecture de Veiller sur elle a déclenché à nouveau en moi « toutes sortes d’émotions négatives et positives, compassion, consternation, indignation et aussi espoir, soulagement, éblouissement, sans oublier de fréquents sourires et même quelques rires francs ».

Bien entendu, l’histoire de Mimo n’a rien à voir avec celle de Joseph, mais un air de famille saute aux yeux. Des destinées personnelles toutes deux sous-tendues par une référence artistique suprême. Pour succéder au pianiste obsédé par les sonates de Beethoven, l’auteur a cette fois-ci imaginé un sculpteur tourmenté par la Piéta de Michel-Ange. Il en porte d’ailleurs le prénom.

Dès sa naissance, le sort s’avère ingrat pour Mimo, dont le nom complet est Michelangelo Vitaliani. Pauvreté, et surtout achondroplasie ! En compensation, un visage séduisant, de la force musculaire, une personnalité charismatique ; et puis une détermination, une envie de revanche et un talent pour la sculpture qui touche au génie.

Mimo fait ses classes à Pietra d’Alba, un village situé sur un plateau rocheux de Ligurie, où la pierre a pris des teintes de lever de soleil. C’est là, adolescent, qu’il rencontre Viola Orsini, une fille de marquis. Elle a son âge, des yeux intenses, une allure androgyne, un cerveau brillant, caustique et hypermnésique. Ses passions, ses ambitions, ses exigences sont fantasques. Mimo éprouvera pour elle jusqu’à sa mort, une sorte de fascination mystique. Chez Andrea, les amours de jeunesse sont pures et éternelles.

Des errances mènent Mimo à Florence et à Rome, en un temps où l’Etat italien, récemment unifié, cherche avec peine à s’affirmer. Des choix perdants d’alliance pour les deux guerres mondiales. Entre les deux, l’aventure fâcheuse du fascisme ; violence, dictature et mondanités. L’Eglise catholique reste toute puissante ; bienveillance, combinaisons et… mondanités. Chez les Orsini, une famille prestigieuse, on a tout compris et on a beaucoup d’ambition pour les frères de Viola. L’ainé meurt presque au champ d’honneur, le cadet sera presque pape, le benjamin aura presque été ministre de Mussolini.

C’est sur son lit de mort, que Mimo fait défiler la partie active de sa vie, en Italie, depuis la Première Guerre mondiale jusqu’aux lendemains de la Deuxième. Sa narration est entrecoupée du récit de ses derniers instants, quarante ans plus tard, ainsi que de commentaires contextuels sur son œuvre et sur la sculpture du marbre.

Veiller sur elle est une fiction audacieuse et pleine de surprises. Elle pique la curiosité. L’envie de savoir qui veille sur qui ou quoi, et pourquoi ! Elle m’a enchaîné à ma lecture, chapitre après chapitre, presque à l’aveugle, car aucun de ces chapitres ne porte de titre ni de numéro, une habitude chez l’auteur. Cela pourra t’égarer, lectrice, lecteur, mais laisse-toi balader, tu trouveras ton plaisir. Les aventures vécues par Mimo s’inscrivent dans le cadre d’un mystère énigmatique, qui n’a pas été jugé digne des caves du Vatican, et dont la clé n’est dévoilée que dans les dernières pages.

Les péripéties sont relatées d’une plume fluide, imprégnée d’une pointe d’humour absurde. Une plume devenant lyrique pour dépeindre les couleurs changeantes des paysages de Ligurie, les déambulations dans les villes d’art italiennes, ou la beauté d’une sculpture semblant éclore d’un bloc de marbre. La richesse du vocabulaire et la grâce des métaphores sont éblouissantes.

Les sommets littéraires sont rares. Des diables et des saints en était un. Veiller sur elle en est un autre. Jean-Baptiste Andrea n’est pas le seul à les atteindre. Mais cela fait deux en l’espace de trente mois.

GLOBALEMENT SIMPLE   ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT

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Sidi, d'Arturo Pérez-Reverte

Publié le 30 Août 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Août 2023, 

Il a bourlingué un peu partout sur la planète en tant que journaliste correspondant de guerre. Il est aussi l’auteur de nombreuses fictions historiques et policières, dont plusieurs ont été primées et portées à l’écran. Pour Sidi, son dernier roman, le troisième que j’aurai critiqué, Arturo Pérez-Reverte a réécrit l’épopée de Ruy Diaz de Vivar, surnommé Sidi (Seigneur en arabe), un personnage de la légende médiévale hispanique, qui avait inspiré le Cid à Corneille.

Les événements servant de cadre au récit datent de la fin du XIe siècle. Après la dissolution du califat de Cordoue, qui avait unifié une Andalousie mauresque (Al-Andalus), l’Espagne se retrouve morcelée en petits états indépendants ; dans la partie musulmane, une dizaine de royaumes (ou taïfas) ; dans la partie chrétienne, les royaumes de Castille, Navarre, Leon, Aragon et le comté de Barcelone. Les haines personnelles et les ambitions territoriales amènent les souverains à se faire la guerre, nouant à cet effet d’éphémères alliances, sans forcément d’exclusive religieuse.

Le roman relate un épisode de la vie du capitaine Ruy Diaz, ou Sidi, un chef de guerre indépendant, à la tête d’une compagnie de cavaliers lanciers, des mercenaires qu’il a réunis sous son étendard. Banni par le roi de Castille, Ruy Diaz cherche un souverain acceptant de l’engager pour un bon prix avec ses hommes. Rejeté avec mépris par le comte de Barcelone, Sidi signe un contrat avec le roi de la taïfa de Saragosse, un Maure pour lequel il va combattre.

Très documenté selon son habitude, l’auteur a incorporé au récit nombre de détails sur les mœurs de l’époque, qu’on est bien obligé de trouver barbares. Adeptes d’une solidarité virile et soumise à leur chef, les hommes s’en vont en guerre encombrés de harnachements lourds et d’armes à la technologie fruste. Les combats sont sans merci ; on tue pour ne pas être tué ; pas de prisonniers sur les champs de bataille ! Lors des razzias sur les villages et les fermes isolées, les hommes sont exécutés, les femmes et les enfants emmenés en captivité pour être vendus aux marchands d’esclaves.

L’emploi de dialogues bien tournés, un peu répétitifs toutefois, est une façon habile de présenter les stratégies et la psychologie du chef de guerre, ainsi que sa technique de motivation des hommes. Le récit s’enlise un peu — à mon goût — dans les longues pages guerrières décrivant les positions à attaquer, les préparatifs des hommes et de leurs chevaux, puis les charges, les corps-à-corps. Pérez-Reverte connaît d’expérience le sujet et il sait trouver les mots qui frappent. Mais je n’ai pas pris grand plaisir à lire des évocations du bruit des métaux s’entrechoquant, puis transperçant ou tranchant les chairs des hommes et des chevaux ; pas davantage à conceptualiser le sang qui gicle, les viscères qui se répandent, la poussière qui recouvre les visages des vivants et des morts.

L’auteur s’est attaché à ciseler avec minutie la personnalité de Ruy Diaz, son autorité, sa valeur martiale, son comportement héroïque. L’homme combat avec ses troupes et partage leur ordinaire. C’est un stratège astucieux, dur au mal, qui s’interdit toute faiblesse sentimentale, négocie comme un joueur de poker et sait régler ses comptes avec élégance — à cet égard, la scène finale avec le comte de Barcelone est savoureuse —. Mais il ne transige pas avec ses valeurs et l’honneur chevaleresque.

On retrouve les grands traits de ce personnage dans d’autres romans de l’auteur. Serait-ce parce qu’il lui ressemble ? Dans ses chroniques d’opinion, Arturo Pérez-Reverte témoigne d’un esprit clair, ferme sur les valeurs et indépendant de toute faction. Il est « bien chaussé » dans ses bottes, pourrait-on dire, en référence aux railleries subies par Sidi, au début du récit, à la cour du comte de Barcelone.

Et les femmes ? Unique personnage féminin, Rachida est une belle princesse brune au regard émeraude et au tempérament flamboyant. Elle apparaît très peu et l’on ne saura rien du face-à-face auquel Ruy Diaz s’expose. Pudeur de l’auteur ou volonté délibérée de laisser libre cours à l’imagination des lecteurs et des lectrices ?

GLOBALEMENT SIMPLE     ooo   J’AI AIME

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Le Romantique, de William Boyd

Publié le 30 Août 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Août 2023, 

Autrefois, quand le web n’existait pas, il était impossible, seul chez soi, de chercher des références de livres à lire. Quelques libraires faisaient connaître leurs recommandations, mais ils donnaient souvent le sentiment d’un choix limité et dicté par les éditeurs. Heureusement, il y avait la télé et Apostrophes, une émission que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître. Dans les années quatre-vingt, j’ai ainsi suivi un conseil inopiné de Bernard Pivot : j’ai acheté, lu et beaucoup aimé un livre d’un jeune écrivain britannique nommé William Boyd. Depuis, j’ai lu ses romans dès leur publication, une bonne quinzaine d’entre eux, en tout cas. Le Romantique est le quatrième que je critique.

Le Romantique est une fausse biographie. C’est une fiction, qui raconte la vie, en plein dix-neuvième siècle, d’un Anglo-Irlandais né en Ecosse, répondant au nom de Cashel Greville Ross ; un homme qui aura cherché fortune et bonheur un peu partout en Europe et sur trois autres continents. Il aura croisé quelques figures célèbres — Lord Byron, les époux Shelley — et aura été mêlé à des événements ayant marqué l’Histoire, comme la bataille de Waterloo, ou ayant un jour fait partie de l’actualité, comme une polémique fameuse ayant opposé des explorateurs sur la localisation des sources du Nil.

William Boyd est un excellent conteur et j’ai suivi agréablement les bonnes et les moins bonnes fortunes de Cashel, dans des pérégrinations subies ou choisies, menées depuis son enfance jusqu’au jour de sa mort à l’âge de quatre-vingt-deux ans. Irrémédiablement idéaliste et naïf, il aura fait partie de ces hommes toujours prêts à se lancer dans des projets nouveaux étonnants et même détonnants. Des aventures qui souvent l’auront dépassé, mais dans lesquelles il aura chaque fois cru s’accomplir, jusqu’au moment où… Se tenant en haute estime, il aura eu tendance à sous-évaluer les écueils susceptibles d’advenir et à ne pas trop se soucier de ses responsabilités personnelles. Mais quoi qu’il lui en ait coûté, il s’en sera toujours tenu au principe d’écouter son cœur et non pas la raison.

Styliste talentueux, William Boyd est capable d’adopter différents partis littéraires. Dans Le Romantique, le texte fleure bon son dix-neuvième siècle ; une écriture tout à fait adaptée au genre du roman et traduite en français à la perfection.

Mais !… Mais si elles recèlent leurs lots de rebondissements et d’extravagances attestant de l’imagination débordante de l’auteur et de son humour, les aventures picaresques et amoureuses de Cashell Greville Ross ne sont pas suffisamment captivantes, pour que le roman puisse être considéré comme un chef-d’œuvre ou comme un « page turner ». Il m’a fallu supporter quelques détails longuets. J’ai parfois eu, avec regret, l’impression que l’auteur n’exploitait pas à fond les intrigues qu’il avait imaginées. C’est notamment mon sentiment pour l’histoire d’amour de Cashel et de Raffaella, qui prétend s’inspirer d’un épisode de La divine Comédie.

J’ai aussi éprouvé une sensation de déjà vu, un phénomène après tout normal quand on suit régulièrement un auteur. William Boyd avait déjà écrit un livre sur un personnage contraint à plusieurs reprises, par les circonstances, à fuir les lieux où il était installé et à abandonner ses proches (L’amour est aveugle). Et ce n’est pas non plus la première fois qu’il utilise des artifices pour faire croire que des personnages de roman ont vraiment existé et qu’ils ont participé activement à des événements réels (Les vies multiples d’Amory Clay).

Voilà donc les quelques raisons pour lesquelles la lecture de ce livre m’a inspiré une légère déception. Une réaction personnelle, un peu égoïste. Car Le Romantique a tout pour séduire celles et ceux qui souhaiteront découvrir William Boyd, son grand talent littéraire et sa maîtrise de l’art romanesque.

GLOBALEMENT SIMPLE     ooo   J’AI AIME

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Le Silence, de Dennis Lehane

Publié le 8 Août 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Août 2023, 

Plusieurs romans policiers portés à l’écran avec succès — Mystic River, Shutter Island, parmi d’autres — ont établi sa réputation. Ecrivain, scénariste, dramaturge, Dennis Lehane est né dans le sud de Boston, un quartier populaire où différentes communautés ont longtemps vécu repliées sur elles-mêmes. C’est là qu’il situe les péripéties de son dernier roman, Le Silence, à l’été 1974, lors d’émeutes dont il a été le témoin, enfant, et qui l’ont marqué. Pour mettre un terme à la ségrégation raciale dans les écoles et aux inégalités s’en suivant, un juge fédéral venait d’exiger de la Ville de Boston qu’à la rentrée scolaire prochaine, des enfants des quartiers blancs soient conduits chaque jour par bus dans des lycées fréquentés par une majorité d’enfants noirs, et inversement.

A Commonwealth, une cité de logements sociaux paupérisée, où vit une importante communauté ouvrière d’origine irlandaise, le jugement provoque des réactions très violentes, exacerbées par la mort mystérieuse et violente d’un jeune Noir à la station de métro voisine. La population, de condition très fruste, se dresse violemment contre les institutions, professant ouvertement un racisme primaire. Une manifestation d’envergure est prévue devant le City Hall. On s’attend à des heurts avec la police.

Dans le même tempo, une jeune fille blanche ne rentre pas chez elle. Est-ce une simple fugue ou sa disparition est-elle liée à la mort du jeune Noir ? A-t-elle une bonne raison de s’être enfuie ou a-t-elle été victime d’un mauvais coup ? Sa mère, Mary Pat, une femme de Commonwealth, aide-soignante dans une résidence pour personnes âgées, endurcie par une bonne série de malheurs, mène son enquête avec obstination, au risque d’enfreindre le sacro-saint silence qui régit le quartier.

Le quartier est gangrené par la drogue et par la bande de Marty Butler, le caïd local qui détient l’exclusivité de son commerce et qui ne recule devant rien, pas même le meurtre, pour préserver sa prospérité. Constituée d’enfants de la cité, la bande de Butler joue un rôle de protection et d’assistance sociale auprès de la population, en échange de son silence sur les événements crapuleux ou criminels. Le silence : un pacte implicite de solidarité communautaire face aux institutions et face à la police.

Le Silence est un polar noir, dont l’écriture, de style cinématographique, rend la lecture très captivante. Les péripéties sont relatées au présent, dans un langage d’une sobriété sèche. Une large part est laissée aux dialogues, bruts, incisifs, truculents. Leur gouaille parfois empreinte d’humour m’a fait penser à Michel Audiard. Ils sont accompagnés de textes narratifs, qui pourraient être les commentaires off d’un observateur ou les indications d’un script.

Les personnages sont dépeints de près, tant dans leur aspect physique que dans leur fonctionnement mental. La plupart des chapitres sont consacrés aux réflexions, aux démarches et aux actes de Mary Pat, une femme à laquelle on s’attache, parce qu’elle est à la fois sensible et forte, désespérée et jusqu’au-boutiste, solidaire des siens et consciente de l’altérité. Mary Pat connaît ses failles, ses limites, ses fautes, il lui faut bien s’accommoder de l’étroitesse d’esprit d’une communauté blanche populaire, qui recrée, à chaque génération, une culture de frustration, de haine, de racisme.

Les autres chapitres donnent un éclairage inquiétant et cocasse sur quelques malfrats hauts en couleur de la bande de Butler. Ils permettent aussi de découvrir le lieutenant de police Michael Coyne, que tout le monde appelle Bobby sans qu’on sache pourquoi. Un bon flic qui s’efforce de faire son devoir d’homme, de citoyen et de policier. Un observateur lucide et tolérant des travers de l’humanité, conscient qu’une poignée de collègues pourraient se laisser aller à des dérives.

L’auteur, qui apparaît derrière le personnage de Bobby, ne juge personne. Il connaît le sens de l’Histoire et expose les états d’âme d’une communauté considérée comme privilégiée parce que blanche, luttant pourtant pour survivre dignement, en prise à des décisions politiques dont la justification peut être légitime et dont l’application peut être mal ressentie. L’enfer est pavé de bonnes intentions, dit-on. Cinquante ans plus tard, nous le voyons tous les jours dans notre actualité.

FACILE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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Ecoutez-moi jusqu'à la fin, de Tess Gunty

Publié le 8 Août 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Août 2023, 

Ecoutez-moi jusqu’à la fin est le premier roman de Tess Gunty, une femme de lettres d’à peine trente ans, qui n’avait jusqu’alors écrit que des chroniques poétiques et philosophiques. Ce coup d’essai semble être un coup de maître. L’ouvrage est considéré comme le livre de l’année aux Etats-Unis, où il a obtenu le National Book Award, un prix prestigieux outre-Atlantique. Les critiques sont dithyrambiques, on évoque un talent exceptionnel.

Hélas ! Il peut arriver que le génie me passe au-dessus de la tête. Il ne faut alors pas me tenir rigueur de ne pas être à la hauteur et de rester dubitatif.

Les événements — ne parlons pas d’intrigues, il n’y en a pas ! — se déroulent au Midwest américain, dans la ville fictive de Vacca Vale, une ancienne cité industrielle, où les usines, jadis prospères, ont depuis longtemps mis la clé sous la porte, abandonnant sur place chômage, désespérance, alcoolisme, ainsi que des dégénérescences provoquées par des pollutions. La plupart des personnages habitent un immeuble de logements sociaux mal fichus, le Clapier. Ces gens sont tous des laissés-pour-compte du mythique rêve américain (dans ses différentes déclinaisons).

Parmi eux, une jeune femme de dix-huit ans au physique insignifiant exerce une sorte de fascination sur les autres. Elle semble vouloir s’opposer à la trajectoire consumériste, capitaliste et écocidaire de l’Amérique, en s’inspirant des enseignements d’une nonne mystique et savante du douzième siècle, qui déclarait recevoir en direct la parole de Dieu. Après une déception sentimentale cruelle, la jeune femme a choisi de se faire appeler Blandine, en référence à l’esclave romaine jetée aux lions dans les premiers temps du christianisme et sanctifiée en récompense de sa Foi… Lacérée par des bêtes ! Pourrait-elle avoir la même destinée ? En tout cas, un soir, « Blandine sort de son corps »…

Il y a d’autres personnages. La veille, à Los Angeles, une femme âgée était décédée. Elle avait été la star enfantine d’une série TV à succès des années cinquante. Elle avait ensuite mené une vie de bâton de chaise, puis s’était investie dans une cause animalière, tout en assumant avoir été incapable de s’occuper d’un fils non désiré. Un stéréotype hollywoodien, qui entre parenthèses, ressemble à la vie d’une ancienne grande star française. Le fils en question tient un blog sur la santé mentale. C’est un original qui aime se grimer en épouvantail luisant. Les circonstances lui permettront de rayonner.

Tout cela n’a vraiment ni queue ni tête, mais il fallait une imagination débordante, un vrai talent d’écriture et un peu d’humour pour en faire un texte de cinq cents pages, que nonobstant quelques longueurs, j’ai lu sans déplaisir, tout en essayant de comprendre où son autrice voulait m’emmener. Au travers de différents symboles, on peut en effet y voir la critique acerbe d’une société américaine et plus généralement occidentale, fondée sur des rapports de domination — patriarcale, raciale, financière, la rengaine est connue — mais on croit aussi y déceler la caricature volontaire d’une telle critique. L’une et l’autre se vaut ou se valent, pourrait-on dire.

Le titre sous lequel le livre est publié mérite un commentaire. Alors que l’original est The Rabbit Hutch (in french : Le Clapier), l’éditeur a choisi pour la version française : Ecoutez-moi jusqu’à la fin. Qu’en a pensé Tess Gunty ? Il est vrai que l’annonce mystérieuse dans les premières lignes que « Blandine sort de son corps » incite à lire le livre jusqu’à la dernière page dans l’espoir d’un éclaircissement.

Je m’incline devant le choix de l’éditeur, mais à mon sens, « Le Clapier » aurait été un titre vraiment pertinent. J’ai bien aimé l’histoire aberrante de cet immeuble imaginé par l’autrice. Elle me rappelle celle, non moins aberrante, d’un authentique immeuble de logements sociaux, en France, dans une ville ayant subi une déqualification analogue à celle de Vacca Vale. Cet immeuble grotesque porte le nom — ni inspiré ni inspirant — de « Unité d’Habitation de Firminy-Vert ». J’y avais situé une partie de mon roman Les moyens de son ambition.

DIFFICILE     oo   J’AI AIME… UN PEU

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La Trilogie berlinoise, de Philip Kerr

Publié le 17 Juillet 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Juillet 2023,

Philip Kerr est un écrivain britannique, né en 1956, décédé en 2018. Après quelques expériences de jeunesse en tant que rédacteur publicitaire et journaliste, l’écriture de la Trilogie berlinoise, publiée en trois livres, entre 1989 et 1991, le propulse dans une carrière d’auteur prolifique de romans policiers.

La Trilogie berlinoise est composée de trois romans que l’on peut qualifier à la fois de policiers et d’historiques : L’été de cristal, La pâle figure, Un requiem allemand. Le cœur des actions se situe à Berlin en trois années différentes, 1936, 1938 et 1947. Quelques personnages sont récurrents — dont bien sûr le narrateur, Bernie Gunther ; j’y reviendrai —, mais l’ensemble ne constitue pas une série. Les trois romans sont indépendants et pourraient être lus séparément. Ce serait toutefois dommage, car les évènements qui servent de cadre aux intrigues montrent l’Allemagne nazie et sa capitale dans des années qui font sens, celles qui précèdent et celles qui suivent la Seconde Guerre mondiale.

Dans L’été de cristal, Berlin vient d’être embellie pour accueillir les Jeux olympiques. Il faut montrer la capitale du Troisième Reich sous son meilleur jour. La police a même pour ordre de suspendre provisoirement les persécutions des Juifs ; du moins celles qui se voient ! On constate que le régime nazi s’impose peu à peu dans toute la population. La majorité silencieuse comprend qu’il est désormais trop tard pour s’exprimer. Carriérisme et ambition rallient les sceptiques. Au grand dam d’Himmler et de Heydrich, vénalité et corruption sont monnaie courante, comme le prouve une enquête sur un meurtre lié à la disparition d’un collier de grande valeur et de papiers compromettants pour Goering.

Deux ans plus tard, Hitler se prépare à annexer la région des Sudètes. Aucun Allemand ne doute de sa volonté de déclencher la guerre en Europe. La plupart ont adhéré à sa détermination d’éliminer les Juifs. Dans La pâle figure, des ultras semblent même trouver que les choses ne vont pas assez vite. D’étranges meurtres rituels de jeunes filles vierges sont imputés aux Juifs, ce qui pourrait provoquer une série de pogromes spontanés. Pas sûr que cela entre dans les plans de Heydrich, qui a déjà en tête les grandes lignes d’une Solution finale « proprement » organisée. Une enquête est diligentée.

1947. Cela fait deux ans que le Reich nazi a capitulé ; Un requiem allemand ! Berlin est un champ de ruines occupé par les armées alliées victorieuses, encerclé par les Soviétiques. La population est affamée. S’efforçant d’échapper aux soudards russes, les femmes mendient de l’aide alimentaire et sanitaire en se prostituant auprès des soldats américains. Ce n’est plus là, mais à Vienne, où la ville est intacte, que les vainqueurs gèrent désormais les affaires du Reich déchu. Les criminels de guerre sont activement recherchés par les polices secrètes alliées, en concurrence pour les juger, les exécuter… ou les recruter. Dans ce contexte opaque et malsain, plusieurs meurtres sont à élucider…

Personnage principal créé par l’auteur, Bernie Gunther s’était installé comme détective privé en 1933, après avoir démissionné de la police criminelle, détournée de sa vocation par les nazis. Mobilisé pendant la guerre dans les Einsatzgruppen, il se fait expédier sur le front russe pour ne pas avoir à participer à la Shoah par balles. Prisonnier en URSS, il s’évade. Il n’est pas un héros, juste un homme cherchant à survivre dans un système oppressant, tout en gardant un peu de respect pour lui-même.

Pour son profil de « privé » et son style de narrateur, l’auteur s’est inspiré des polars américains des années soixante. Bernie Gunther est un enquêteur plutôt futé, clairvoyant, et cela ne l’empêche pas de se faire souvent piéger et tabasser. Mais il est résilient et n’hésite pas à se servir de son flingue. C’est un grand amateur et consommateur de cigarettes, d’alcool et de jolies femmes. Dans ses réparties et ses commentaires, il fait preuve d’un humour noir macho, un peu beauf, qui nous aurait fait sourire autrefois. Il s’exprime sans artifices, décrit ce qu’il voit avec une précision souvent excessive, à l’exception d’une période de captivité au camp de concentration de Dachau, qu’il relate avec sensibilité.

La documentation historique rend la lecture intéressante, surtout dans le troisième roman, Un requiem allemand. Malgré quelques longueurs, le grand nombre de personnages et une certaine platitude, on suit agréablement les intrigues policières, où l’auteur a introduit avec finesse des figures réelles.

GLOBALEMENT SIMPLE     ooo   J’AI AIME

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Vie et destin, de Vassili Grossman

Publié le 17 Juillet 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Juillet 2023, 

Né dans une famille juive, en 1905, sur une terre ukrainienne appartenant alors à l’Empire russe, l’écrivain soviétique Vassili Grossman a peu à peu pris conscience de la complexité de son identité et de l’impossibilité pour un citoyen de construire librement son destin dans un régime soumis aux dogmes totalitaires du Parti Communiste. Il est mort en 1964, à Moscou. Considéré aujourd’hui comme son chef d’œuvre, son roman Vie et Destin, achevé en 1962, avait été aussitôt saisi par les autorités soviétiques. Il ne sera publié qu’à partir des années quatre-vingt.

Vie et Destin raconte la bataille de Stalingrad, engagée à l’été 1942 entre les forces armées du Troisième Reich et celles de l’URSS. Les combats s’achèvent par l’encerclement des troupes allemandes et leur reddition pendant l’hiver. Une victoire salutaire de l’armée soviétique ! Son retentissement inversa le cours de la Seconde Guerre mondiale. Elle reste la page la plus glorieuse de l’histoire de la Russie.

Pendant que la bataille fait rage dans le centre et les quartiers industriels de la ville, l’auteur se penche sur le quotidien des membres d’une famille soviétique et de leurs proches. Des personnages incarnant des stéréotypes de leur société, dispersés sur un territoire vaste, exposés à des destins changeants ou contrariés, et qui s’emploient à survivre.

Les profils sont bigarrés : des officiers supérieurs, au combat sous le feu allemand et marqués à la culotte par des commissaires politiques veillant au strict respect de la ligne du Parti ; un spécialiste de physique nucléaire, fin observateur de l’âme humaine, y compris de la sienne ; un vieil ouvrier aux convictions bolcheviques inaltérables, prisonnier dans un camp allemand ; une femme médecin militaire, juive, déportée en camp d’extermination et menée jusqu’à la chambre à gaz, une scène horrifiante ; d’autres femmes, plus ou moins éloignées de leur compagnon, s’efforçant de subsister en ville, en dépit des pénuries et des bombardements ; des communistes déchus de leur aura et échoués au Goulag. A noter aussi quelques apparitions d’officiers allemands, nazis zélés ou soldats fatigués.

Au travers de ces personnages fictifs et de figures historiques réelles, l’auteur trace les contours d’une comédie humaine, dans laquelle chacun s’adapte et se comporte comme en temps de paix et de prospérité (relative). Emotions sentimentales, vanités ridicules, jalousies irrépressibles, lâchetés déniées, compromissions minables : personne ne manque à ses petits travers humains courants.

Grossman avait assisté de bout en bout, comme journaliste, à la bataille de Stalingrad. Il avait ensuite suivi l’armée soviétique jusqu’à Berlin et était entré dans les camps d’extermination nazis (Treblinka). Il n’hésite pas à renvoyer dos à dos les régimes totalitaires hitlérien et soviétique, qui confisquent les libertés individuelles au profit d’une collectivité fantasmée. Il avait aussi noté les failles de leur commandement militaire : pour nourrir l’hystérie du chef suprême, on sacrifie des hommes dans des assauts sans espoir, pour en saluer ensuite l’héroïsme. Grossman avait aussi perçu les limites de ce que les communistes appellent le centralisme bureaucratique, qui implique de se conformer aux décisions venues d’en-haut, même si le bon sens et la conscience conduisent à d’autres options.

Dans le roman, le Parti reproche au spécialiste de physique nucléaire de se consacrer à des théories contraires aux principes matérialistes de Lénine et d’être imprégné d’« abstractions talmudiques ». Un relent d’antisémitisme qui n’est pas un détail de l’histoire. Dès les purges de 1937, Staline s’en prend aux Juifs, qu’il accusera plus tard de « cosmopolitisme sans racine ». Le rejet des Juifs prendra de l’ampleur au début des années cinquante, lors du prétendu complot des blouses blanches. En 1953, la mort de Staline aura peut-être évité une seconde Shoah.

A l’instar de Guerre et Paix de Tolstoï, dont Grossman s’était inspiré, la lecture de Vie et Destin manque de fluidité, en raison de la diversité des sites, du découpage des scènes et du nombre de personnages. Une complexité amplifiée par la tradition russe de désigner ceux-ci tantôt par leur prénom et patronyme, tantôt par leur nom, tantôt encore par leur surnom. Une lecture très longue, mais passionnante, qui apporte un certain éclairage aux événements actuels de Russie et d’Ukraine.

DIFFICILE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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La femme en feu, de Lisa Barr

Publié le 13 Juin 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Juin 2023, 

La femme en feu se présente comme un thriller traitant d’un sujet vaste et complexe, celui de la restitution à leurs ayants droit — pour la plupart, des familles juives — des tableaux volés par les nazis avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. Une thématique attractive et populaire, car elle met en jeu mémoire, justice, enquêtes, argent, célébrités, salons d’art, hôtels de luxe, coups fourrés… L’éditeur annonce que le roman a été un best-seller aux Etats-Unis. Les droits pour le cinéma auraient été achetés par Sharon Stone.

Au-delà de la présentation séduisante de son thriller, l’autrice, une journaliste américaine du nom de Lisa Barr, l’a enrichi d’une romance. Elle a aussi assaisonné le récit de tous les ingrédients permettant d’en faire une lecture épicée et racoleuse.

Sur un canevas on ne peut plus manichéen, l’intrigue met en scène Margaux, une femme très très belle et très très mauvaise, arborant haute couture ou jean branché — le futur rôle de Sharon Stone ? — . Elle emploie un hacker très très doué, grâce auquel elle sait tout sur tout et avec qui elle sniffe et couche à l’occasion. Son instinct basique l’amène d’ailleurs à coucher avec tout le monde, hommes et femmes.

Face à elle, le groupe des très très gentils : Ruth, une journaliste d’investigation jolie et déterminée ; Liz, sa maman ; Adam, un peintre beau et génial qui se droguait mais ne se drogue plus ; Ellis, un vieux monsieur richissime, créateur d’escarpins à la mode, ayant toujours caché qu’il était le fils illégitime d’un banquier allemand juif et d’une femme ayant servi de modèle à un peintre célèbre (fictif), avant d’être massacrée par les nazis…

Lisa Barr manie habilement l’art de ce qu’on appelle le « name-dropping », qui consiste à insérer des noms connus et prestigieux dans une fiction afin d’asseoir sa crédibilité. Quelques passages relevés : « On parle d’œuvres du calibre de Picasso, Chagall et Matisse ». Ailleurs, on cite « des œuvres volées de Renoir, Monet, Cézanne et Gauguin » ou encore « des Rembrandt, Picasso, Van Gogh, Klimt, et bien d’autres encore ». Tu dois comprendre, lectrice, lecteur, que tu lis un roman de haute facture culturelle.

 L’intrigue du thriller est abracadabrantesque et celle de la romance cousue de fil blanc. La trame du livre m’a rappelé ces mauvais téléfilms à suspense des dimanches pluvieux, où l’on voit de braves familles menacées par un ou une psychopathe, et dont on sait à l’avance qu’après la dernière coupure publicitaire, le dénouement sera heureux.

J’aurais pu être indulgent si le livre était bien écrit, mais ce n’est pas le cas. La traduction est bâclée, mal relue, truffée de lourdeurs, si ce n’est de fautes. Le texte est émaillé de tentatives lyriques ridicules, censées pimenter la lecture : « Son regard pénétrant explose en elle comme une grenade dégoupillée » ou « Elle reste immobile jusqu’à ce que la lave en fusion qui coule sous sa peau devienne frémissement et que le calme s’installe enfin ».

Sans oublier les erreurs historiques, telles que la saisie d’œuvres d’art dans une galerie parisienne en 1939 par des nazis, avec la bénédiction de la police française !

GLOBALEMENT SIMPLE     o   J’AI AIME… PAS DU TOUT

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La Doublure, de Mélissa Da Costa

Publié le 13 Juin 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Juin 2023, 

Mélissa Da Costa est l’un des nouveaux phénomènes de l’édition française. Cette trentenaire récente a déjà cinq ou six best-sellers à son actif et les critiques sont dithyrambiques. Ma curiosité est éveillée, mais l’écrivaine est étiquetée feed-good et je n’aime pas trop ce genre de littérature. J’apprends finalement que son roman La Doublure, publié en 2022, tranche radicalement avec ses autres ouvrages. Voilà donc une bonne occasion de découvrir la jeune autrice.

La Doublure est un roman noir. C’est même un roman qui, page après page, s’enfonce dans le noir, sans possibilité de retour en arrière. Les âmes sensibles pourraient le qualifier de feel-bad.

A Saint-Paul-de-Vence, le pittoresque village en surplomb de la Côte d’Azur très prisé par les artistes et les célébrités, Evie, une jeune femme sans trop d’ancrage ni de repères, est engagée par un couple qui semble mener grand train et qui l’éblouit. Pierre est un businessman très séduisant, Clara est une artiste-peintre, inspirée par le romantisme noir.

Pierre recherche une assistante pour gérer les tâches d’intendance de son épouse : répondre aux invitations, remercier ses admirateurs, préparer ses expositions… Clara veut se consacrer totalement à sa peinture et déteste les obligations publiques ou mondaines auxquelles elle devrait se soumettre. Il se trouve qu’Evie lui ressemble physiquement. On se comprend vite, tout se met en place : mieux qu’une assistante, c’est une doublure qu’il faut à Clara.

Une doublure ! Avec les risques de confusion des sentiments que cela représente pour l’une et pour l’autre. L’ascendant et le mépris implicites de l’original à l’endroit de la copie. La fascination de l’émule pour celle qui domine, la tendance à ressentir frustration ou humiliation… ou les deux. Comment Clara et Evie, chacune de son côté, vont-elles gérer les limites du rôle concédé par la première, accepté par la seconde ? D’autant plus que Clara et Pierre vivent sur un mode déjanté et pervers : fric, sexe and drogue. Cela pourrait-il être contagieux ?

Les principales péripéties de l’intrigue prennent place dans la maison de Saint-Paul-de-Vence, où se trouve l’atelier de Clara. Evie, Pierre et Clara vont et viennent, mais ils sont tous trois enfermés dans une sorte de huis clos mental, un jeu en triangle angoissant, toxique, délétère.

Le thème n’est pas nouveau, mais Mélissa Da Costa l’exploite à merveille. La maîtrise du jeu donne l’impression de basculer d’un chapitre à l’autre. Impossible de deviner ce que l’autrice a prévu pour la page suivante. De rebondissement en rebondissement, de manipulation en manipulation, la tension monte jusqu’à la dernière ligne. C’est Evie qui raconte, six cents pages, sur un rythme trépidant qui ne faiblit jamais. Une narration semblant sortir de ses tripes, au présent de l’indicatif de bout en bout. Evie rapporte ce qu’elle voit, ce qu’elle entend, ce qu’elle ressent à l’instant même : étonnement, émerveillement, amour, angoisse, dégoût, fureur, désespoir… Pour en rendre compte, l’autrice dispose d’un vocabulaire et d’un répertoire syntaxique riches, où elle puise sans effort apparent des mots justes, enveloppés dans des phrases joliment tournées.

Pour structurer son intrigue, l’autrice s’est appuyée sur les modes d’expression du romantisme noir. Elle cite dans le texte ses poètes : Baudelaire, ses hymnes à la beauté du mal, son goût pour les scènes macabres, sa glorification de Satan. Elle revisite ses peintres, inspirateurs de Clara, à commencer par Goya et ses sorcières. Elle se réfère à ses mythes bibliques, notamment à Lilith, la première femme d’Adam, d’essence démoniaque, qui aurait demandé au serpent de corrompre Eve, pour l’entraîner avec Adam dans le péché originel. Un mythe qui la conduit à construire La doublure en trois parties : Le jardin d’Eden, la tentation, la chute.

Un mythe qui influence la peinture de Clara et qui perturbe les rapports entre les deux femmes. Laquelle est Lilith, la lubrique, la maléfique ? Laquelle est Eve, la pure, l’innocente ? Lectrice, lecteur, ne répond pas trop vite, rien n’est certain, tout peut arriver, son contraire aussi.

GLOBALEMENT SIMPLE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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