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ça va mieux en l'écrivant !...

... ENCORE FAUT-IL LE LIRE AVANT !

lecture

Colombian psycho, de Santiago Gamboa

Publié le 23 Mai 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Mai 2023, 

De l’écrivain colombien Santiago Gamboa, né à Bogota dans les années soixante, on dit qu’il est un auteur de romans policiers, de romans réalistes et de romans historiques. Dans Colombian psycho, il mérite bien ces trois qualificatifs. Il faut toutefois reconnaître que le contexte régional des péripéties du livre s’y prête particulièrement.

La Colombie sort — ou espère sortir — de soixante années de guerre civile. Un conflit armé ultra-violent et sanglant ayant fait plusieurs centaines de milliers de morts et de disparus, entraîné le déplacement de plusieurs millions de personnes, sans compter les viols, les mutilations et autres sortes de tortures pratiquées par les belligérants. Se sont affrontés sans merci les guérilleros d’extrême gauche appartenant aux FARC ou à L’ELN, l’armée gouvernementale, et les milices paramilitaires d’autodéfense d’extrême droite intervenant en supplétifs masqués de l’armée. Sur un fond politique de lutte et de réaction provoquées par les inégalités — effectivement immenses dans le pays —, les vrais ordonnateurs du jeu sont les cartels de la drogue, l’enjeu étant d’une part la maîtrise des cultures du coca, de l’autre la préservation des flux financiers colossaux générés par le narcotrafic. La Colombie détint un temps le record mondial de la criminalité, elle reste le premier pays producteur de cocaïne.

Voilà donc un excellent fondement historique. Il aura suffi ensuite à l’auteur d’avoir la plume un peu lourde sur les turpitudes des personnages, sur leur sexualité et sur la perversité des meurtres, de placer le tout sous le ciel brumeux et pluvieux de la sinistre mégapole de Bogota, pour donner à son livre un caractère réaliste. Un réalisme qui devient terrifiant, lorsqu’est évoqué le scandale des « faux-positifs » : l’enlèvement au hasard de milliers de jeunes gens prétendus activistes, puis leur assassinat dans des mises en scène de combats, afin de toucher des primes. Un scandale sanctionné par de lourdes condamnations… suivies d’amnisties généreuses.

Reste la dimension « polar ». Le roman commence par la découverte macabre de jambes et de bras enterrés. Leur ex-propriétaire, devenu homme-tronc par la force des choses, est bien vivant et purge une longue peine de prison. Quelques jours plus tard, découverte d’un meurtre sanglant, puis d’un autre. Des indices semblent montrer un lien entre les affaires…

Le procureur Edilson Jutsyñamuy, chef du service des Investigations spéciales, gère l’enquête avec un sang-froid et un opportunisme non dénués d’humour. Quand les procédures judiciaires ne lui permettent pas d’intervenir — car la Colombie bénéficie d’une vraie constitution démocratique —, il peut compter sur les aptitudes intuitives et relationnelles de Julieta, une journaliste d’investigation qui fume et qui boit trop, mais qui se maintient en vie, au bord de la crise de nerfs.

On subodore rapidement que les meurtriers sont des paramilitaires, aux ordres d’hommes politiques détenteurs d’intérêts financiers indirects dans le narcotrafic. L’intrigue est complexe, structurée, cohérente et l’on en suit avec plaisir et curiosité le long et patient détricotage par les policiers.

L’auteur a ajouté une part inattendue d’autofiction, puisque l’écrivain Santiago Gamboa fait partie des personnages du roman ! Les enquêteurs découvrent même que les événements de Colombian psycho sont inspirés de précédents ouvrages de l’auteur. Comment l’auteur se sortira-t-il de cette situation très originale ? Voilà qui rajoute du sel à la lecture.

Le livre est très long, mais sa construction en dix parties elles-mêmes décomposées en courts chapitres permet de le lire sans effort. L’écriture n’est pas sophistiquée, ce qui peut heurter au début si l’on sort d’une lecture plus littéraire, mais on s’habitue. Elle cadre en tout cas avec le caractère policier, réaliste et historique de Colombian psycho.

GLOBALEMENT SIMPLE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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Les éclats, de Bret Easton Ellis

Publié le 23 Mai 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Mai 2023, 

Allais-je lire jusqu’au bout Les Eclats, le nouveau roman de l’écrivain américain controversé Bret Easton Ellis, ou le lâcherais-je en cours de route, comme American psycho il y a quelques années ? Présenté comme l’œuvre de la maturité de l’écrivain, Les Eclats est un roman d’autofiction. L’auteur se met lui-même en scène, en l’année 1981, soit avec un recul de quarante ans. Agé de dix-sept ans, Bret est le personnage central et le narrateur d’une intrigue complexe, où il est difficile de faire la part de ce qui a été réel et de ce qui est fictif.

Bret et un petit groupe de camarades sont en classe de terminale dans une école privée huppée, située dans les (très) beaux quartiers de Los Angeles. Ces adolescents sont issus de familles… — je n’aime pas le qualificatif d’ultra-riche — disons de familles qui dépensent à profusion sans nécessité de compter et qui laissent leurs ados dépenser n’importe quoi, sans (apprendre à) compter : propriétés sublimes, voitures de luxe et/ou de sport à disposition, budgets illimités pour sorties, fringues et accessoires.

Dans ce microcosme hyperpermissif et corrompu dès l’enfance par l’argent, les drogues, l’alcool et le sexe, Bret et ses amis, garçons ou filles, ne connaissent pas de limites. Ils sont très beaux, habillés à la dernière mode et sous l’emprise permanente de divers tranquillisants, euphorisants et autres dopants qu’ils n’ont aucune difficulté à se procurer. Ils évoluent l’esprit vide, dans un état de torpeur mentale où ils se sentent à l’abri de tout risque présent et futur.

1981, c’était avant le sida, les contrôles d’alcoolémie, les ceintures de sécurité. Autre temps, autres mœurs. Il était surtout mal venu d’être reconnu comme homosexuel. Et justement Bret, qui travaille déjà à son premier roman, est lucide sur son homosexualité. Auprès de ses proches, il s’astreint à jouer le rôle d’un jeune homme conforme aux attentes, à afficher une relation hétérosexuelle stable, tout en ayant sous le manteau, si l’on peut dire, des aventures sexuelles avec des hommes.

L’arrivée dans l’école d’un nouvel élève, encore plus beau que les autres et aux antécédents mystérieux, va déstabiliser Bret, écartelé entre désir et aversion. Doué d’un profil mental d’écrivain créatif, il a tendance à échafauder des fictions narratives à partir du moindre incident. A tort ou à raison, Bret va imaginer un lien entre ce nouvel élève et un tueur en série qui sévit alors sur Los Angeles.

Car Les Eclats est un thriller, mais il ne le devient que vers la fin, disons à partir de la page quatre cent. Qui est le serial killer ? Sera-t-il mis hors d’état de nuire ? Fera-t-il de nouvelles victimes ? Ce ne sont pas les bonnes questions. L’écrivain concepteur de ce type de fiction joue à faire tourner le soupçon sur plusieurs personnages et il clôt l’intrigue comme bon lui semble. Il peut désigner un coupable… ou laisser son lecteur dans la perplexité. Bret Easton Ellis est un écrivain de grande classe. Il montre quelques éclats de l’explosion finale et laisse lectrices et lecteurs rassembler le reste à leur idée.

Et les quatre cents premières pages, me direz-vous ? Elles sont en effet problématiques, très longues, très insignifiantes, très ennuyeuses. En dépit de phrases parfois interminables, l’écriture est fluide, facile, mais bavarde. L’étalage de marques branchées, l’énumération de tubes musicaux, l’évocation de stars hollywoodiennes finissent par agacer, et je passe sur les trajets en voiture à travers LA, qui ressemblent à des rapports de GPS. Certains apprécieront l’atrocité des mutilations imputées au tueur et la verdeur des scènes de cul. L’écrivain Bret assume aujourd’hui son homosexualité et les descriptions des rapports sexuels du jeune Bret sont carrément trash, au point d’être gênantes à lire quand on est hétéro. Pour ma part, j’ai été à deux doigts de refermer le livre, comme American psycho.

Qu’importent mes réactions ! Ce livre, tantôt plaisant, tantôt déplaisant, a été écrit en toute conscience par Bret Easton Ellis. Plusieurs récits se superposent et s’entremêlent, sans qu’il soit aisé de distinguer ce qui appartient à la fiction conçue par l’écrivain quinquagénaire, au souvenir de ce qu’il avait vécu à dix-sept ans, aux péripéties rapportées par le jeune Bret, ou à l’imagination paranoïaque de ce dernier. Dans sa construction comme dans son écriture, Les Eclats cadre probablement à la conception qu’a Bret Easton Ellis de la littérature. Sur ce plan, il faut reconnaître un sans-faute.

DIFFICILE     ooo   J’AI AIME

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La femme qui en savait trop, de Marie Benedict

Publié le 25 Avril 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Avril 2023, 

Dans les années quarante et cinquante, Hedy Lamarr était une immense star du cinéma hollywoodien. La destinée surprenante de cette femme, considérée en son temps comme « la plus belle du monde », n’a pas manqué d’inspirer auteurs de biographie et réalisateurs de films documentaires biopic. Elle-même a d’ailleurs écrit son autobiographie, dans laquelle elle s’étend complaisamment sur les moments les plus sulfureux de sa vie. La femme qui en savait trop, de Marie Benedict, est une autobiographie fictive romancée, un roman qui se présente sous la forme d’une autobiographie.

Avant d’aborder le livre, tenons-nous-en aux faits certains et de notoriété publique. Hedwig Kiesler naît à Vienne en 1914 dans une famille juive aisée et cultivée. A l’adolescence, elle remporte un prix de beauté et se destine à la scène. En 1933, elle tourne nue dans un film érotique — qualifié de pornographique à l’époque —, puis rencontre le succès au théâtre dans le rôle de Sissi. Elle épouse un très riche industriel de l’armement, proche du gouvernement nationaliste autrichien et des fascistes italiens de Mussolini. En 1937, fuyant un mari décrit comme abusivement possessif, elle embarque pour les Etats-Unis, rejoint Hollywood, où sous le nom d’Hedy Lamarr s’engage une étincelante carrière d’actrice qui tourne avec les plus grands. Elle assumera une réputation sulfureuse de croqueuse d’hommes, se mariant et divorçant six fois, collectionnant les amants par dizaines, révélant sa bisexualité à une époque où cela ne pouvait que choquer. Avec l’âge viendra une longue déchéance physique et morale, atténuée par la reconnaissance tardive de ses talents d’inventrice.

Car Hedy Lamarr, autodidacte, était passionnée par les technologies modernes. En 1941, elle eut l’intuition d’un système indétectable de guidage des torpilles sous-marines par télécommunication, et elle le mit au point avec le pianiste et compositeur George Antheil. Malgré l’obtention d’un brevet en bonne et due forme, l’US Navy refusa de l’adopter pendant la Seconde Guerre mondiale. Nos technologies sans fil d’aujourd’hui, wifi, GPS, téléphone portable, fonctionnent sur le principe du saut de fréquence imaginé par l’actrice et son ami musicien.

Une fois qu’on sait tout cela, l’on peut s’interroger sur l’intérêt que présente une biographie supplémentaire de Hedy Lamarr. Marie Benedict, une avocate américaine qui, à ses heures perdues, écrit des romans historiques légers, avait-elle un éclairage nouveau à proposer aux lectrices et aux lecteurs de La femme qui en savait trop ? Il n’est alors pas inutile de savoir que le titre original de son livre est The only woman in the room.

Marie Benedict a choisi de mettre l’accent sur les épisodes les moins connus — parce qu’à première vue moins croustillants — de la vie d’Hedy Lamarr. Des épisodes sur lesquels témoignages et révélations manquent, l’autrice pouvant ainsi donner libre cours à son imagination.

En Autriche, Hedwig avait joué un rôle de faire-valoir décoratif auprès de son premier mari, marchand d’armes, lors de réunions politico-commerciales où des sujétions militaires techniques étaient abordées. Hedwig, la seule femme dans la salle, n’en avait pas perdu une miette. A Hollywood, soucieuse de participer à l’effort de guerre contre le Reich nazi et bouleversée par des annonces catastrophiques, Hedy fait appel à ses souvenirs et se lance dans la recherche-développement en télécommunications. Convoquée solennellement à une réunion à la Navy, Hedy est à nouveau la seule femme dans la salle, pour s’entendre signifier une fin de non-recevoir.

Marie Benedict a exercé sa profession d’avocate au sein de prestigieux cabinets américains. Il lui est probablement arrivé à plusieurs reprises d’être « la seule femme dans la salle ». Son livre lui donne l’occasion de rappeler que les femmes — et particulièrement les jolies femmes — n’ont été souvent reconnues que pour être belles et pour se taire.

La narration est enlevée, accessible, pas déplaisante, avec des passages tapageurs, d’autres larmoyants. Le style est… non, il n’y a pas de style, mais est-ce la faute de l’autrice ou de sa traductrice ? Ce qui sauve finalement le livre est le caractère très spectaculaire des événements vécus par Hedy Lamarr.

FACILE     ooo   J’AI AIME

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Franz Kafka ne veut pas mourir, de Laurent Seksik

Publié le 25 Avril 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Avril 2023,

Laurent Seksik a commencé sa vie professionnelle comme médecin. Il s’est ensuite lancé en littérature, écrivant un roman à succès, l’adaptant au théâtre, puis animant une émission littéraire. Un jour, il a fallu choisir, médecine ou littérature. Ce fut médecine et littérature : la radiologie dans le Midi de la France et, en même temps, l’écriture d’une dizaine de livres. Parmi ceux-ci, plusieurs biographies romancées de grands artistes ou scientifiques du vingtième siècle, nés en Europe de l’Est et de confession juive : Stefan Zweig, Albert Einstein, Romain Gary, et désormais Franz Kafka.

Il ne faut pas prendre au pied de la lettre le titre, Franz Kafka ne veut pas mourir. Dans une première partie, le livre relate les dernières semaines de l’écrivain en 1924. Né à Prague quarante ans plus tôt, il est en phase finale d’une tuberculose généralisée. Il en est atteint depuis sept ans et elle le fait souffrir à un point tel, qu’il implore son médecin traitant : « tuez-moi sinon vous êtes un assassin ! » Morphine et débat sur la fin de vie, il y a quasiment cent ans !

Une fois Kafka mort, l’auteur s’attache aux destinées de trois proches : sa sœur Ottla, avec qui il avait entretenu une relation très affective ; une jeune comédienne polonaise, Dora Diamant, qui fut sa compagne des derniers mois ; un étudiant en médecine hongrois, Robert Klopstock, qui à défaut de pouvoir le guérir, s’efforça de soulager ses douleurs pendant son agonie. Tous trois avaient été très attachés à Franz Kafka, s’avouant fascinés par son brio intellectuel, séduits par sa sensibilité et éblouis par ce qu’ils avaient lu de lui.

Leur identité juive les confrontera à la montée du nazisme, qui infectera peu à peu la Mitteleuropa et ses quatre métropoles, Berlin, Vienne, Prague et Budapest. Viendront ensuite la Seconde Guerre mondiale et les massacres génocidaires que l’on sait. Il fallait survivre ! Ottla Kafka n’y parviendra pas. Vingt ans après la mort de son frère, elle sera gazée à Auschwitz, s’étant sacrifiée auprès d’enfants déportés. Dora Diamant, restée fidèle au souvenir de Kafka, échappera par miracle aux traques nazies, puis, après s’être réfugiée à Moscou et s’y croyant en sécurité, aux purges staliniennes. Robert Klopstock parviendra à embarquer pour l’Amérique, où il deviendra un brillant chirurgien spécialiste de la tuberculose.

Au plus profond d’eux-mêmes, Ottla, Dora et Robert garderont l’impression d’une présence de l’écrivain décédé. Ils voudront faire vivre sa pensée, en diffusant, traduisant, commentant ses textes au fur et à mesure de leur disponibilité. Car Kafka, qui se voulait écrivain, n’avait presque rien publié de son vivant. C’est à un autre proche, Max Brod, qu’il devra sa notoriété posthume. Bien que Kafka lui eût demandé de brûler l’ensemble de ses manuscrits après sa mort, cet homme de lettres, ancien condisciple, considéra que son devoir était de faire connaître l’œuvre et la vision prospective de son ami. Il publiera notamment Le Procès, son roman le plus célèbre et le plus emblématique.

Dans Le Procès, comme dans la plupart des romans et des nouvelles de Kafka, le personnage principal est un homme solitaire immergé dans un univers mystérieux et oppressant, où il se sent coupable, sans avoir la moindre idée de la faute qu’il aurait commise. Il se débat en vain, sachant qu’il ne peut rien espérer, car rien n’a de sens dans un monde absurde au point d’être par instant grotesque. Une vision prémonitoire des atmosphères hitlériennes et staliniennes !

La lecture de Franz Kafka ne veut pas mourir est très intéressante. Elle apprend et clarifie beaucoup de choses. Mais malgré sa tournure narrative romanesque, c’est du sérieux, on rigole pas ! Un livre pas vraiment distrayant !

Une exception, que j’ai trouvée jubilatoire : l’interrogatoire de Dora à Moscou par un enquêteur obtus et vicieux du NKVD, la redoutable police secrète soviétique. Prompt à reconnaître coupable et à condamner l’ancienne compagne d’un écrivain prétendu « petit-bourgeois », le médiocre inquisiteur découvre stupéfait que Kafka avait décrit avec douze ans d’avance le régime judiciaire pervers dans lequel il officie. Une façon de démontrer par l’humour le pouvoir d’un talent visionnaire !

GLOBALEMENT SIMPLE     ooo   J’AI AIME

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Quand tu écouteras cette chanson, de Lola Lafon

Publié le 3 Avril 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, témoignage

Avril 2023,

Tout le monde a entendu parler d’Anne Frank et de son Journal. On sait qu’elle est morte en déportation, à seize ans, à quelques semaines de la fin de la guerre. On sait aussi qu’à Amsterdam, dans l’espoir d’échapper aux rafles nazies, sa famille s’était cloîtrée secrètement pendant deux ans dans un ersatz d’appartement, au-dessus des bureaux de son père : un lieu devenu aujourd’hui le Musée Anne Frank, devant lequel s’allonge, chaque jour, une file d’attente de centaines de visiteurs. Mais qui connaît vraiment la véritable personnalité de cette jeune fille qui n’a pas pu devenir adulte ?

Quand tu écouteras cette chanson est le titre d’un livre dont le rôle principal est partagé entre Lola Lafon, son autrice (*), et Anne Frank. « Anne Frank est un symbole. Mais de quoi ? » s’interroge Lola Lafon avec pertinence. « De l’adolescence ? De la Shoah ? De l’écriture ? » Quel est le véritable sens de son Journal, « que tous les écoliers ont lu et dont aucun adulte ne se souvient vraiment » ?… Moi-même, à douze ou treize ans, j’en avais reçu une version édulcorée destinée aux enfants. Je l’avais lue rapidement, sans en saisir les implications profondes. Je n’y suis pas revenu depuis.

Danseuse, chanteuse, écrivaine, Lola Lafon est une personne surprenante. D’origine russo-polonaise et juive par sa mère, elle a vécu son enfance en Bulgarie, puis dans la Roumanie de Ceausescu, avant que ses parents s’installent en France. Elle a écrit plusieurs livres, dont un best-seller, il y a une dizaine d’années, La petite Communiste qui ne souriait jamais. Elle y relatait le parcours d’une autre jeune fille, Nadia Comaneci, la petite gymnaste roumaine championne olympique.

Lola Lafon a été écorchée par le regard des autres. A son arrivée en France, elle avait ressenti une sorte de mépris de classe, attribué à sa judéité et aux pedigrees d’immigrés modestes de ses proches. A l’adolescence, elle avait refoulé son histoire familiale et s’était complu dans les combats d’autres révoltés : anarchistes, écologistes, féministes, communistes. Elle s’était, pendant des années, refusée à regarder en face son identité juive et à s’intéresser à la Shoah… jusqu’au jour où le personnage d’Anne Frank s’est révélé à elle.

Début d’une fascination — d’une projection ? — qui l’amène à demander et à obtenir l’autorisation de passer une nuit dans le Musée Anne Frank. Quand tu écouteras cette chanson en est le récit. De courts chapitres racontent le moment de solitude nocturne sur place, l’histoire de la famille Frank, des anecdotes sur Anne, les péripéties éditoriales du Journal après la guerre. Lola évoque aussi ses lectures, sa jeunesse, son anorexie, ses révoltes, des réflexions sur l’antisémitisme, ainsi que des commentaires sur les exils successifs de ses grands-parents, sur leur détermination à s’assimiler en France. L’écriture est simple, parfois fruste, la structure est un peu brouillonne ; on sent la plume lâchée à l’état brut par l’écrivaine, sur un mode presque enfantin, reflétant sa sensibilité, sa sincérité.

Lola Lafon confirme que le Journal d’Anne Frank n’était pas le simple carnet de notes intime d’une jeune fille comme les autres. Anne Frank souhaitait être lue, elle voulait devenir écrivaine, elle l’était même déjà, avant d’avoir quinze ans ! Soucieuse de produire un témoignage vivant des souffrances infligées par l’occupation nazie, elle travaillait et retravaillait ses manuscrits, avec le projet d’en faire, la paix revenue, une véritable œuvre romanesque. Son destin ne l’a pas permis.

Le titre du livre se rapporte à un épisode très personnel de l’enfance de Lola. Il n’a pas grand-chose à voir avec Anne Frank, si ce n’est l’idée de la présence spirituelle d’un être absent physiquement. A nous, il rappelle aussi qu’Hitler trouve des émules chez les idéologues extrémistes de tous bords. Lola évoque les événements au Cambodge dans les années soixante-dix, quand, sous prétexte de fonder une société idéale vraiment égalitaire, Pol Pot et les Khmers rouges assassinèrent méthodiquement ce qu’ils appelaient « un sous-peuple impossible à rééduquer », c’est-à-dire l’ensemble des cadres, intellectuels, croyants et étudiants du pays.

(*) : J’ai vraiment du mal à m’y faire !

GLOBALEMENT SIMPLE   oooo J’AI AIME BEAUCOUP

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Le bureau d'éclaircissement des destins, de Gaëlle Nohant

Publié le 3 Avril 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Avril 2023,

J’ai d’abord besoin de me libérer de ce que je n’ai pu m’empêcher de ressentir. Ce livre est une performance littéraire : la vie quotidienne d’Irène, ses émotions, celles de ses proches et des personnes qu’elle démarche sonnent si juste, sont si crédibles, que j’ai eu l’impression de lire une histoire vécue, une sorte de récit autobiographique. Pourtant, en dépit des apparences, Le bureau d’éclaircissement des destins est un roman. Ses personnages sont tous fictifs, imaginés par l’écrivaine Gaëlle Nohant. Elle a aussi inventé Irène, française, enquêtrice à l’International Tracing Service.

Etabli dans une petite ville d’Allemagne, l’ITS est un authentique et important centre international d’archives et de recherches sur les victimes du nazisme. Car soixante-quinze ans après, on en recherche toujours. A l’ITS sont rassemblés des milliers d’objets trouvés lors de la libération des camps de concentration, des objets n’ayant pas de valeur marchande, mais ayant peut-être une signification affective et symbolique.

Nous sommes en 2016. Irène travaille à l’ITS depuis vingt-six ans. Son job actuel consiste à rechercher les familles des déportés auxquels ces objets ont appartenu, à tenter de les leur restituer… si ces familles existent toujours ! Car la guerre les a décimées, plusieurs dizaines de millions de personnes sont mortes, un grand nombre ont purement et simplement disparu, sans oublier qu’après-guerre, au moins deux millions d’entre elles se sont retrouvé déplacées, dont des enfants en bas âge ignorant leurs origines.

Parmi les objets qui retiennent l’attention d’Irène, un médaillon, dans lequel est caché le portrait dessiné d’un tout petit garçon, et un jouet, une marionnette en forme de pierrot, qui la conduisent sur les traces de Wita et de Lazar, une femme juive née à Varsovie et un homme juif né à Prague, des déportés dont elle apprendra qu’ils avaient fait preuve d’attitudes courageuses, héroïques, face aux bourreaux : Wita à Auschwitz et à Ravensbrück ; Lazar à Theresienstadt, à Treblinka et à Buchenwald. Irène enquête, se déplace, s’accroche à des traces sans trop savoir où elles la mèneront ; elle recueille des témoignages sur les camps, émanant d’anciens déportés, d’anciens gardiens, finit par identifier et localiser des descendants… Au hasard des rencontres s’entremêlent son parcours d’enquêtrice et sa vie de femme divorcée, mère d’un jeune homme.

Quand on recherche des survivants après tant d’années, on tombe très souvent sur des morts, quelquefois sur des vivants : des enfants, des petits-enfants, heureux de découvrir un objet ayant appartenu à un parent qu’ils n’ont pas connu, dont ils savent que le destin a été tragique, sans en connaître les circonstances. L’occasion de renouer les fils d’une histoire qui est aussi la leur… On tombe aussi parfois sur des épisodes sublimes, bouleversants d’héroïsme et de solidarité. Et de subtilité, car face à l’intention des nazis d’effacer les marques de leurs crimes, il fallait coûte que coûte parvenir à graver la mémoire des horreurs.

Dans Le bureau d’éclaircissement des destins, l’autrice (*) a imaginé des acteurs et des victimes d’épreuves inhumaines, sur lesquelles elle enquête elle-même par personnage interposé. Sa créativité s’accompagne d’une forte sensibilité empathique, car la fiction est très inspirée de faits réels. Gaëlle Nohant n’en est pas à son coup d’essai de romancière. Ce livre, qui lui a exigé trois ans de travail, devrait lui valoir la consécration.

Dans les contextes mémoriels touchant d’autres communautés, une polémique aurait pu apparaître à la publication d’un tel livre écrit par une personne extérieure à la communauté. Des esprits mal tournés auraient invoqué une appropriation culturelle. Personnellement, je trouve que le fait que Gaëlle Nohant ne soit pas juive donne encore plus de force émotionnelle à sa narration.

(*) : Malgré mes préventions, il faut bien que je m’habitue à ce mot, dont l’emploi semble désormais consacré.

GLOBALEMENT SIMPLE   ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT

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Ceci n'est pas un fait divers, de Philippe Besson

Publié le 14 Mars 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Mars 2023, 

Lorsqu’un meurtre est commis dans une famille réputée sans problème, on parle de la victime, on parle du ou de la coupable. Et moi, je me demande souvent ce qu’il advient des enfants, comment ils surnagent dans cet enfer qui les engloutit vivants. Philippe Besson s’est posé les mêmes questions et dans Ceci n’est pas un fait divers, il apporte un éclairage saisissant. Cet ancien DRH en entreprise est devenu un écrivain prolifique, auteur d’une vingtaine de romans lui ayant valu plusieurs prix littéraires.

Ceci n’est pas un fait divers est un roman, une fiction en forme de récit, de témoignage personnel d’un jeune homme imaginé par l’auteur. Ses parents et sa sœur Léa, treize ans, vivent dans une banlieue populaire de Bordeaux. Il a dix-neuf ans et est installé à Paris pour ses études. Il reçoit un soir un appel téléphonique de Léa : « Papa vient de tuer maman ». C’est là que tout commence.

L’acte en lui-même a été d’une brutalité effrayante : dix-sept coups de couteau, du sang partout. Terrifiant pour Léa, qui a tout vu. La suite de l’histoire est très triste. On anticipe aisément l’effet dévastateur qui en résultera pour cette très jeune fille. On imagine le choc, le chagrin des deux enfants, leur double deuil, la perte d’une mère et la perte concomitante d’un père.

On partage les sentiments polymorphes de culpabilité ressassés par le jeune narrateur : n’avoir pas été présent pour empêcher l’irréparable, avoir laissé sa petite sœur seule face au drame, ne pas avoir décelé les signes annonciateurs, ou ne pas les avoir compris, ou ne pas avoir osé réagir… Même examen de conscience pour les proches, les voisins, qui n’ont rien vu, ont fait mine de ne rien voir ou relativisé ce qu’ils ont vu…

Suivent les procédures administratives, la reconnaissance du corps, les interrogatoires de police, l’instruction et le déroulement du procès. En découvrir les impacts affectifs, psychologiques et pratiques est accablant. Je n’avais pas pensé aux contraintes judiciaires de pose de scellés sur le domicile, scène du crime, qui reste strictement inaccessible pendant les mois d’enquête : impossibilité incroyable de récupérer le moindre effet personnel ! Sans oublier, le moment venu, la levée de ces scellés, la restitution des clés et la redécouverte des lieux en l’état où ils étaient après les perquisitions, sans remise en état ni nettoyage, les traces du meurtre toujours présentes, des taches de sang noirci…

La mort de femmes sous les coups de leur compagnon ou de leur ex font aujourd’hui les gros titres de l’actualité. On en dénombre plus de cent chaque année en France. C’est suffisamment important pour mériter d’être qualifié de phénomène de société et non plus de simple fait divers.

Certains pourraient prétendre qu’au regard de l’existence de quinze millions de couples, cela reste statistiquement exceptionnel. Et ils en concluraient que le profil du mari meurtrier est probablement lui aussi exceptionnel. Eh bien non, il s’agit d’un homme ordinaire, une grande gueule, sans vraies compétences, remâchant avec rancœur sa médiocrité. Marié à une femme trop bien pour lui, il avait le sentiment insupportable qu’elle pourrait lui échapper. Pour préserver sa domination de mâle en péril, il ne lui restait qu’à provoquer des scènes de ménage de plus en plus violentes, jusqu’à…

L’écriture est d’une sobriété de bon aloi, ce qui n’empêche pas le livre d’être émouvant.

FACILE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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Le Silence et la Colère, de Pierre Lemaitre

Publié le 14 Mars 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Mars 2023, 

Qu’est-ce qu’une trilogie en littérature ? Pour les uns, ce sont trois œuvres portant sur un même thème ; pour les autres, trois œuvres dont les sujets se suivent et se complètent, cette dernière configuration méritant plutôt, dans le cas de romans, le qualificatif de « série ». La différence est importante. Dans Les Enfants du désastre, Pierre Lemaitre regroupait Au revoir là-haut, Couleurs de l’incendie et Miroir de nos peines, trois romans totalement indépendants, s’inscrivant dans une illustration de la société française allant de la Première à la Seconde Guerre mondiale. D’un titre à l’autre de cette trilogie, les liens entre les personnages étaient très ténus, les intrigues n’avaient aucun rapport.

Il en est différemment avec la nouvelle « trilogie » que Pierre Lemaitre a baptisée Les Années glorieuses. Son deuxième opus, Le Silence et la Colère, est la suite du premier, Le Grand Monde ; ses personnages, Louis, Angèle, Jean, François, Hélène, Geneviève, Nine, sont les mêmes, trois ou quatre ans plus tard. Il n’est qu’un passage, un relais, puisqu’il me faudra attendre le troisième volume, pour connaître la fin de leurs parcours… si j’ai envie de la connaître, ce dont je ne suis pas certain !…

Le Grand Monde m’avait passionné. Les péripéties imaginées par l’auteur étaient adossées à d’authentiques événements d’envergure datant de l’après-guerre, aujourd’hui oubliés, notamment l’affaire des piastres en Indochine coloniale, un véritable scandale d’Etat, selon une expression qu’on n’utilisait pas alors et qu’on a pris l’habitude d’entendre de nos jours à tout propos. La mise en eau d’un barrage, un harcèlement judiciaire à l’avortement et un bidouillage de matches de boxe font pâle figure à côté. Pas vraiment de quoi substituer la colère au silence !

Pierre Lemaitre est très inventif, ses livres se suivent et ne se ressemblent pas. A moins, dans le cas présent, qu’ils ne se ressemblent… trop ! Après Le Grand Monde, rien de neuf dans Le Silence et la Colère ! C’est un livre volumineux, plus de cinq cents pages ; on peut les tourner rapidement, car il ne s’y passe rien. J’apprécie l’auteur, j’ai été jusqu’au bout, j’ai espéré, mais rien !

Sur Le Grand Monde, j’avais écrit que le romanesque léger des péripéties me rappelait les aventures de Tintin. C’était un commentaire bienveillant. Dans Le Silence et la Colère, la platitude des intrigues, la loufoquerie de certaines scènes (le conflit social chez Dixie) et les gesticulations des « méchants » (Geneviève, le policier Palmari) sont tellement caricaturales, qu’elles m’ont plutôt fait penser au Théâtre de Guignol. Qu’on me pardonne ma rosserie, je sais que beaucoup ont aimé ce livre. Moi, j’attendais mieux de ce grand écrivain !

Depuis la création de mon blog, c’est le cinquième roman de Pierre Lemaitre que je critique. J’ai beaucoup aimé certains. Au revoir là-haut était un chef-d’œuvre. Je le clame haut et fort et je revendique le droit de dire clairement quand ça ne me plait pas.

FACILE     oo    J’AI AIME… UN PEU

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L'espion qui aimait les livres, de John le Carré

Publié le 22 Février 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Février 2023, 

Les milieux britanniques du renseignement n’avaient pas de secrets pour John le Carré, décédé fin 2020 à l’âge de 89 ans. Il en avait fait partie dans sa jeunesse, puis avait écrit une vingtaine de romans d’espionnage, parmi lesquels des ouvrages primés et des best-sellers. Publié après sa mort, à l’initiative de l’un de ses fils, L’espion qui aimait les livres avait été écrit au début des années 2010.

L’affaire prend place dans le Suffolk, sur la côte Est de l’Angleterre. A l’exception d’un personnage, tous émargent directement ou indirectement aux services de sécurité du Royaume-Uni. Comme il se doit, ils sont plus ou moins menteurs, manipulateurs et paranos. Lectrice, lecteur, sache que l’auteur en a profité pour te dresser un panorama confus et tronqué des événements qu’il a imaginé. Tu auras au début du mal à t’y retrouver ! Mais si tu sais faire preuve de patience et à condition que tu retournes parfois en arrière pour relire certains chapitres, les choses finiront par s’éclaircir.

Julian n’en sait pas plus que toi. Seul personnage fiable de l’intrigue, parce qu’il ne fait pas partie — du moins pas encore ! — des services de renseignement, c’est un jeune retraité de la City, désormais installé dans une petite station balnéaire, où il vient de racheter une librairie. Ce trentenaire, qui a eu la sagesse, fortune faite, de prendre ses distances avec la finance londonienne, va se trouver plongé à son corps défendant dans un maelström de contrespionnage.

Que cache cet homme âgé nommé Edward Avon, qui s’introduit partout et trouve réponse à tout ? Est-il un ami d’enfance du père de Julian, comme il le prétend, ou est-il né en Pologne, d’un père qui fut complice des nazis ? Ses convictions politiques sont-elles convenables, son pacifisme affiché n’est-il pas douteux ? Est-il un agent britannique et si oui — ne jouons pas sans cesse à cache-cache, c’est oui ! —, quel rôle a-t-il joué, en Pologne, puis en Bosnie dans les années 90, avant d’être rapatrié en piteux état, après avoir assisté à des massacres épouvantables ? Pour être clair, pour qui travaille cet homme cultivé qui affiche son amour des livres ? La question est brûlante, car Edward est depuis plus de vingt ans l’époux de la spécialiste du Moyen-Orient à la direction des Services de sécurité.

L’homme qui devra s’atteler à ces questions est un quinquagénaire d’allure banale, nommé Proctor (un mot qui en anglais signifie procureur ou responsable de la discipline). Tu découvriras, lectrice, lecteur, qu’il est le grand responsable de la Sécurité intérieure du Royaume-Uni. Une longue missive lui a fait part de possibilités de fuites au sein de son administration. Il enquête donc discrètement, afin d’éviter un scandale qui pourrait l’éclabousser… En même temps, il aimerait en savoir plus sur l’intérêt de sa belle épouse pour l’archéologie…

A lire John le Carré, les services secrets britanniques constitueraient une sorte de communauté ; ses effectifs vivraient comme les membres d’une confrérie à plusieurs étages, où des fonctionnaires ayant fait les mêmes études se reçoivent, se marient entre eux, s’entraident mutuellement. La hiérarchie sociale s’aligne sur les grades ou les postes, et chez les plus anciens, les niveaux de réussite professionnelle influent sur les modes de vie, les uns côtoyant l’aristocratie, les autres menant ou préparant une retraite étriquée. Sur le plan de l’efficacité, l’administration paraît poussiéreuse, à l’image de ses locaux datant de la Guerre froide, vétustes, mal entretenus, souvent obsolètes ; ses processus internes sont anciens et peu respectés. Elle semble avoir été conçue naguère comme une structure supplétive du Pentagone américain et elle serait devenue incapable, après le retrait des Etats-Unis de certains fronts, de se trouver une vocation nationale autonome. Un fonctionnement en surplace influant sur le moral et l’engagement de ses agents. Cela ne te laissera pas, lectrice, lecteur, une opinion flatteuse sur la maison qui employait James Bond.

Pour suivre l’enquête de Proctor, tu auras dû reconstituer la chronologie d’indices lâchés dans le désordre par l’auteur. Comme je t’en ai averti(e), il t’aura parfois fallu aussi rebrousser chemin pour relire certaines pages. Une façon pour John le Carré de te prendre au jeu, avec le risque que la fin te laisse sur ta faim. Son intention était, selon son fils, de « dire la vérité, trousser une belle histoire et (te) révéler le monde ». A toi de voir s’il y est parvenu.

DIFFICILE     ooo   J’AI AIME

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Tomás Nevinson, de Javier Marias

Publié le 22 Février 2023 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture, romans

Février 2023, 

Réputé en Espagne, mais peu connu en France, Javier Marias, décédé en 2022 à l’âge de 70 ans, avait voulu, dans ses derniers romans, brosser la vie quotidienne et familiale d’un agent secret. Rien à voir avec les aventuriers mythiques de romans best-sellers ou de films à grand spectacle, qui fêtent la fin de chaque épisode par un week-end de folie avec une créature de rêve. Agent secret n’est certes pas un métier comme un autre ; mais nous savons que, pour veiller à la sécurité de son territoire et de ses citoyens, chaque pays emploie de mystérieux professionnels du renseignement, de l’espionnage, du contre-espionnage. Comme vous et moi, ils ont le droit de mener une vie privée, de fonder une famille.

C’est le cas de Tomás Nevinson, moitié anglais, moitié espagnol, jadis recruté par contrainte sournoise au service secret de Sa Majesté britannique. Son épouse, espagnole, avait raconté la vie d’une femme d’agent secret dans le roman qui porte son nom, Berta Isla, publié par Javier Marias en 2019 et dont je vous invite à consulter ma critique. Au tour du mari de prendre la parole dans Tomás Nevinson, second volume du diptyque, qu’on peut lire sans avoir lu le premier. Tomás rapporte une aventure marquée par la menace des terrorismes basque (ETA) et nord-irlandais (IRA) en 1997 ; elle est ultérieure aux événements que Berta avait relatés et qui sont résumés clairement quand nécessaire.

En 1997, « on » recherche une Irlandaise du Nord, membre de l’IRA, qui avait fait partie, dix ans plus tôt, d’un commando de l’ETA responsable d’épouvantables attentats à Saragosse et à Barcelone, où les victimes, parmi lesquelles des enfants, s’étaient comptées par dizaines. « On » sait alors qu’aussitôt après les attentats, cette femme, dont « on » ne connaît pas l’aspect physique, s’était installée, sous une identité espagnole, dans une ville qu’on nommera Ruán, qu’elle s’est intégrée dans la population et qu’elle mène une vie tranquille. Trois femmes étaient arrivées ainsi à Ruán à la même époque. Nevinson a pour mission de découvrir laquelle des trois est la terroriste… puis de la « neutraliser ». Il s’installe lui aussi dans la ville, sous le nom de Miguel Centurión, professeur d’anglais.

Nevinson est mal à l’aise dans sa mission, surtout au regard de sa seconde partie. Il a beau se dire que les crimes de cette femme sont moralement imprescriptibles, qu’elle pourrait préparer un nouvel attentat, mais voilà ! Ce gentleman est né en 1951 et on a inculqué aux hommes de sa génération (qui est aussi la mienne) que « ils ne doivent jamais battre une femme, même avec une fleur ». L’agent secret parviendra-t-il à surmonter ses scrupules et à affronter ses responsabilités, sachant qu’il pourrait lui-même être en danger ? Sa cible est peut-être en mesure de l’identifier et elle n’aurait, pour sa part, aucun état d’âme à tenter de l’éliminer.

Comme Berta Isla, Tomás Nevinson est un roman-fleuve (plus de sept cents pages) très agréable à lire. Javier Marias était un écrivain érudit, réfléchi, conceptuel et raffiné. Il multipliait les citations littéraires. L’excellent travail de sa traductrice permet de percevoir tous ses talents. J’ai apprécié le subtil principe de narration, qui bascule du JE pour les monologues mentaux de Nevinson, au IL quand il s’agit des actes de Centurión. Je me suis délecté des longues phrases harmonieuses dans lesquelles le narrateur ressasse ses cas de conscience d’agent trouble, tout en se laissant aller à des digressions parfois interminables, mais toujours opportunes, sur l’état de nos démocraties et sur les menaces qui pèsent sur elles, notamment les mouvements terroristes, dont le but est de les détruire, en tuant de prétendus oppresseurs sous prétexte d’émanciper des opprimés. Selon l’auteur, « tous les terroristes soi-disant idéalistes et libérateurs sont avant tout des assassins aussi intelligents que rusés ».

Certes, dans leur mission de protection des démocraties, il arrive que les méthodes des services secrets enfreignent les lois de ces démocraties. Mais pour vaincre des ennemis aussi dépourvus de scrupules, il faut ne pas en avoir soi-même, quitte à commettre des actes inavouables et inavoués, dont les exécutants ne doivent pas supporter la responsabilité à titre personnel. Restent les faits, les incertitudes, les doutes, les intimes convictions…

Restent aussi, chez Tomás, les regrets d’avoir été un mari et un père trop silencieux, souvent absent, parfois longuement. Sans compter toutes sortes de trahisons commises en service commandé…

DIFFICILE     ooooo   J’AI AIME PASSIONNEMENT

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