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ça va mieux en l'écrivant !...

... ENCORE FAUT-IL LE LIRE AVANT !

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No Home, de Yaa Gyasi

Publié le 31 Mai 2018 par Alain Schmoll dans Littérature, romans, critique littéraire, lecture

Mai 2018,

Écrit par une toute jeune auteure américaine née au Ghana, No home collectionne récompenses et succès de librairie aux États-Unis. En première approche, le livre se présente comme un ensemble d’histoires courtes, une suite de tranches de vie de personnages d’origine africaine, captées au fil de l’Histoire de l’Afrique de l’Ouest et de l’Amérique du Nord. C’est en fait une vaste œuvre romanesque, une fresque historique et sociale sur deux cent cinquante ans, une saga familiale aux pages tantôt émouvantes tantôt révoltantes.

 

Il me paraît souhaitable de connaître le sens et la cohérence du livre avant d’en engager la lecture.

 

Lors d’un séjour d’été dans son pays natal, Yaa Gyasi avait visité le Fort de Cape Coast, lieu de mémoire de la traite négrière, pratiquée pendant plusieurs siècles dans les pays d’Afrique de la façade Atlantique. Au Ghana, ce trafic, aussi lucratif qu’ignoble, s’était mis en place presque naturellement, lorsque le peuple Ashanti, victorieux de guerres tribales, capturait trop de prisonniers au regard de ses besoins propres en esclaves. Les surplus étaient vendus aux Anglais, puissance coloniale établie, qui entassaient les malheureux dans les cachots de forts côtiers comme celui de Cape Coast, avant de les embarquer pour un voyage de cauchemar vers les Amériques, où les survivants rejoignaient les contingents d’esclaves dans les plantations de coton, de tabac ou de canne à sucre.

 

L’idée d’un roman avait dès lors point dans l’esprit de la jeune femme, qui se destinait à la littérature. Fille d’un professeur de lettres, Yaa Gyasi aura travaillé à son livre pendant quatre ans dans le cadre d’un atelier d’écriture, au sein d’une université américaine.

 

Tout commence au dix-huitième siècle, au Ghana, alors appelé la Côte-de-l’Or. Deux jeunes filles, demi-sœurs sans le savoir car nées dans des villages ennemis, se trouvent inopinément au même moment, sans le savoir non plus, au Fort de Cape Coast. L’une, Effia, mariée d’autorité au gouverneur anglais de la région, vient de s’y installer dans un appartement luxueux. L’autre, Esi, enlevée dans son village, y est enfermée dans un cachot en sous-sol, en attendant d’être déportée outre-Atlantique.

 

No Home est l’histoire des descendants d’Effia et d’Esi, génération après génération, les uns au Ghana, les autres aux États-Unis. Dans chaque lignée, les personnalités sont façonnées par les transmissions familiales et par des phobies remontant aux racines. Leurs expériences marqueront à leur tour leur descendance.

 

Dans la lignée africaine, le métissage culturel et une éducation en Angleterre ouvriront les consciences, et conduiront au rejet d’un mode de vie ancestral dans l’élite du royaume Ashanti, agrémenté par les immenses profits provenant d’un commerce indigne. Rupture, drame, retour aux sources, émancipation, émergence d’une identité propre dans une Afrique qui cherche sa voie dans la modernité, avec au final, un départ librement choisi pour l’Amérique.

 

Dans l’autre lignée, les parcours sont désespérants. Malgré sa portée symbolique majeure, la grande abolition plonge les anciens esclaves dans la misère et l’exclusion. En butte aux vindictes des populations blanches, condamnés aux travaux forcés à la moindre suspicion de faux-pas, ils constituent une main d’œuvre corvéable à bas prix. Le rêve d’un Nord bienveillant restera une illusion. La ségrégation conduira les descendants d’Esi à Harlem, où ils ne trouveront que pauvreté, surpopulation, insalubrité et insécurité. Les plus fragiles se réfugieront dans les drogues dures et la délinquance. Mais il arrive qu’une individualité émerge, comme Marcus, un étudiant sérieux, qui voudra comprendre les racines de la colère transmise par son père.

 

Marcus rencontrera Marjorie, véritable double de l’auteure, dont le père instituteur au Ghana, avait choisi de s’installer aux Etats-Unis. Tout les rapprochera : un lointain cousinage de sang qu’ils ignorent, une fraternité de destin qu’ils assument, une attirance mutuelle qu’ils découvrent, et qui leur apportera, à l’un comme à l’autre, la pièce manquante dans l'élaboration de leur identité. Pour construire leur vie, sans oublier d'où ils viennent.

 

DIFFICILE     ooo   J’AI AIME

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Jours de miel, d'Eshkol Nevo

Publié le 17 Mai 2018 par Alain Schmoll dans Littérature, romans, critique littéraire, lecture

Mai 2018,

Un livre amusant. Œuvre de l’écrivain israélien contemporain Eshkol Nevo, il m’a fait penser à une sorte de conte oriental un peu loufoque.

 

Des événements absurdes se déroulent dans la Ville des Justes, plus précisément dans un nouveau quartier nommé Source-de-fierté... On n’en sait pas plus sur l’identité de la ville ! Tous les lieux d’Israël dont il est question dans l’ouvrage, sont désignés par une métaphore. Il y a la Ville des Pêchés, la Ville des Sables, la Ville Frontière... Dans le quartier Source-de-fierté, appelé la Sibérie par certains en raison d’une légende microclimatique, l’on trouve des logements occupés par des immigrants et un camp militaire ultra-confidentiel, la base-secrète-connue-de-tous.

 

Le personnage principal du roman… n’est pas un personnage ! C’est un mikvé. Pour ceux qui ne le savent pas, un mikvé est, dans la tradition juive, le lieu de bain rituel où les femmes vont se purifier avant de prendre époux et, pour les plus observantes, chaque mois à la fin de leurs règles. Une purification très symbolique, à laquelle peuvent aussi procéder – séparément, cela va de soi ! – les hommes très religieux ayant le sentiment d’avoir péché. D’un point de vue pratique profane, bien qu’aménagé suivant des spécifications propres au judaïsme, un mikvé s’apparente à un établissement de bains classique.

 

Mais que peut-il advenir lorsqu’un mikvé est construit dans un quartier où les femmes ont toutes passé l’âge de procréer, où de surcroît les habitants, des juifs russes retraités fraîchement immigrés, ne parlent pas un mot d’hébreu, sont très éloignés de la religion, et ne savent pas très bien à quoi sert ce nouvel établissement joliment agrémenté de petits bassins, construit par la municipalité ?

 

On ne rencontre dans le livre que des personnages lunaires. Chacun comprend à sa manière la finalité de l’établissement, choisit de s’y rendre ou pas, de s’y baigner ou pas, et peut même, si affinités, y passer des moments d’extase, des jours de miel.

 

Parmi ces personnages, deux couples retiennent l’attention.

 

Un homme et une femme natifs d’Israël, incapables de tirer un trait sur une liaison torride terminée depuis sept ans. Elevés dans la tradition laïque d’un kibboutz, ils se sont réfugiés, après des expériences plus ou moins convaincantes, dans une pratique orthodoxe du judaïsme. Eux connaissent la finalité sacrée du mikvé. Cela ne les empêchera pas de… Mais l’on peut toujours y voir une volonté de Dieu !

 

Un couple d’immigrants russes retraités, Katia et Anton. Ils se sont rencontrés récemment et sont en quête de la sublimation de l’amour tendre qu’ils se portent. Ils ne savent pas ce qu’est un mikvé, d’autant plus qu’Anton n’est pas juif. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir de l’imagination... et de bénéficier d’un coup de main divin.

 

On rencontre aussi un milliardaire américain juif, prodigue et prolixe, qui a financé le mikvé en l’honneur de sa femme disparue. Un maire en mal de vie sexuelle, qui fantasme sur l’éventualité de découvrir une jeune et jolie célibataire dans son prochain lot d’immigrants russes. Un jeune entrepreneur arabe israélien, qui se fait passer pour juif, spécialisé dans la construction de bains rituels. Il est aussi passionné d’ornithologie, une activité qui requiert d’observer les alentours à la jumelle et qui ne convainc pas l’officier de sécurité de la base-secrète-connue-de-tous. Sans oublier Nathanaël le-Juste-caché qui terrorise ceux qui croient à son existence.

 

Eshkol Nevo s’adonne une critique satirique mi-acerbe, mi-affectueuse, des mœurs de son pays, de ses diversités, de ses contrastes, de ses charmes, de ses travers.

 

Un livre amusant… Ah ! Je l’ai déjà dit ! … Bon, disons : des petites histoires mignonnes, qui se lisent agréablement.

GLOBALEMENT SIMPLE     ooo   J’AI AIME

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La neige noire, de Paul Lynch

Publié le 13 Mai 2018 par Alain Schmoll dans Littérature, romans, critique littéraire, lecture

Mai 2018, 

Comme ce roman est sombre ! Il prend place dans le Donegal, une région isolée à l’extrême nord de l’Irlande. Un paysage de prés boueux et de tourbières, une mer agitée couleur d’étain, un ciel souvent lourd de menaces, un climat froid et pluvieux. Les événements se produisent pendant la seconde guerre mondiale. Si l’on n’y perçoit guère l’écho des combats, l’on en ressent les restrictions dans la vie de tous les jours.

 

Dans La neige noire et son univers de fin du monde régi par des traditions immémoriales, vivent des fermiers pauvres, arriérés. Des rustauds, des taiseux, dont on ne peut déchiffrer les pensées. Absorbés par les nécessités de leur survie quotidienne, peut-être même ne pensent-ils pas.

 

Un soir, vers la fin de l’hiver, un incendie ravage l’étable d’une ferme. La toiture et la charpente de la vieille bâtisse s’effondrent dans une explosion de matières calcinées, dont les cendres retombent lentement comme des flocons de neige noire. Quarante trois vaches périssent carbonisées ou asphyxiées sous les yeux horrifiés et impuissants de leur propriétaire, Barnabas Kane, de sa femme Eskra et de leur fils Billy, quatorze ans. Essayant d’intervenir avec son ouvrier Matthew Peoples, Barnabas lui-même manque d’y laisser sa peau... Le gros Matty aura eu moins de chance.

 

L’incendie s’est-il déclenché accidentellement ou résulte-t-il d’un acte de malveillance ? Comment vont réagir les assurances ? Quelle est la part de responsabilité de Barnabas dans la mort du pauvre Matthew ? Quoi qu’il en soit, il en faudrait plus pour que Barnabas s’abandonne au désespoir. Les dents serrées, il a bien l’intention de montrer à tous ceux qui l’observent depuis leurs fermes voisines, guettant sa chute, qu’aucune embûche ne l’empêchera de rebâtir son outil de travail.

 

Dès les premières pages et tout au long du livre, pendant que le quotidien suit son cours, on apprend, qu’autrefois jeune orphelin laissé pour compte, Barnabas avait émigré à New York, où il avait travaillé comme charpentier sur la construction de gratte-ciel, un métier acrobatique et dangereux qui lui avait façonné le caractère et permis d’amasser un petit pécule. C’est là-bas qu’il avait épousé Eskra, une Américaine d’origine irlandaise, et que Billy était né. Revenu au pays avec une mentalité de pionnier, Barnabas a acheté des terres, une ferme et des bovins. En quelques années, il est devenu un éleveur relativement prospère. De quoi susciter jalousie et ressentiment, d’autant plus qu’Eskra, apicultrice, cultivée, pianiste, n’a pas vraiment le profil d’une paysanne du coin.

 

Mais peut-être les sinistres événements qui frapperont Barnabas et sa famille sont-ils le produit d’une rancœur plus profonde, d’une suite d’erreurs de jugement et de décisions maladroites d’un homme aveuglé par une ambition obsessionnelle et une obstination cynique, qui l’entraîneront dans une descente aux enfers prévisible. Jusqu’à l’Enfer lui-même, dont j’ai cru voir dans les dernières pages s’ouvrir la porte, où un fantôme n’ayant rien d’un Commandeur, mais qui n’avait pas voulu mourir, prenait la main d’un homme à l’agonie, n’ayant rien d’un séducteur, mais qui ne savait pas se repentir.

 

Une interprétation personnelle que chacun est libre de contester, de même que chacun peut ressentir à sa manière le symbole du massacre des abeilles d’Eskra par un gang de guêpes criminelles.

 

La neige noire est le deuxième roman de Paul Lynch, un Irlandais natif du Donegal. Son écriture est empreinte d’un lyrisme sombre, en harmonie avec le climat tourmenté et la beauté sauvage des lieux. Son vocabulaire, foisonnant, évoque à la perfection les images qu’il transcrit.

 

Le rythme de la narration est très lent. L’ossature du texte se présente à l’état presque brut, comme de la poésie. D’un paragraphe à l’autre, on passe sans indication d’un moment à un autre, d’un personnage à un autre. Les dialogues sont directement insérés dans la narration. A chacun d’imaginer les connexions.

 

Un effet littéraire pleinement réussi, mais pas forcément accessible à tous les lecteurs.

TRES DIFFICILE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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My absolute darling, de Gabriel Tallent

Publié le 26 Avril 2018 par Alain Schmoll dans Littérature, romans, critique littéraire, lecture

Avril 2018, 

Putain, quel livre !... Je n’ai pas mieux pour exprimer l’effet ressenti en lisant My absolute darling ! Pourquoi d’ailleurs me priverais-je de ce mot, alors que ma liseuse le décompte plus de cent cinquante fois dans les quatre cent cinquante pages du roman. « Putain ! » vocifère Martin, chaque fois qu’il sent sa fille Julia, dite Turtle ou Croquette, lui échapper. « Putain ! » grogne Turtle, quand elle est en colère, en général après elle-même.

 

Lorsque je lis, je m’efforce de garder du recul afin de préserver mon émotivité. Au début de My absolute darling, je me suis tenu au-dessus de l’univers glauque de Martin et Turtle. Mais j’ai fini par être embarqué par l’immense talent de conteur et de descripteur de Gabriel Tallent, un jeune écrivain qui aura passé huit ans à écrire ce premier roman. Avec lui, j’ai arpenté des terrains flamboyants et indomptés, j’ai humé les senteurs des fleurs sauvages dans les collines, j’ai vu entre les rochers noirs le soleil rouge se coucher sur l’océan, j’ai entendu les craquements de la vieille maison et frissonné en tombant sur l’énorme veuve noire au ventre velu, j’ai suffoqué lorsque le ressac de l’océan m’a submergé et j’ai souffert dans mon corps en voyant Turtle soigner toute seule ses blessures… Et chaque fois que Turtle retombait sous le joug de Martin, j’aurais voulu crier : « Putain, Turtle !... Non ! »

 

Pour une large part, le roman consiste en un huis-clos entre un père et une fille, dans une maison délabrée, perdue sur une côte sauvage de Californie. Martin est un ours mal léché, un colosse pourvu d’une véritable culture littéraire, sachant aussi tout faire de ses mains. Adepte du survivalisme, il se prépare, avec Turtle, aux conditions de vie primitives et hostiles d’une post-catastrophe écologique. La maison regorge de kits de survie, de stocks de nourriture, d’outils, de médicaments. Sans oublier un véritable arsenal de flingues plus ou moins sophistiqués, que Turtle ne cesse de démonter et remonter pour les nettoyer, quand elle n’observe pas le monde par un viseur et qu’elle ne s’exerce pas au tir. Pour Martin, elle doit devenir une championne de l’autodéfense.

 

La relation père - fille s’avère rapidement malsaine. Martin est en fait un loser replié sur lui-même, ruminant ses échecs et sa malchance. Turtle, qu’il élève seul, est la dernière chose qu’il lui reste. Elle est son amour absolu, exclusif, ultime. En proie à un sentiment pervers, monstrueux, qui bascule dans la haine, il l’humilie, la roue de coups, la viole régulièrement. Elle a quatorze ans et ça fait des années que ça dure. Insoutenable !… Putain ! Je ne crois pas avoir jamais autant haï un personnage de fiction.

 

Comme tous ceux qui sont violentés par un proche, Turtle trouve des justifications à son bourreau et croit même mériter les supplices qu’il lui inflige. Bien que n’ayant jamais rien connu d’autre, elle pressent toutefois que sa situation est anormale, elle en a honte et elle la dissimule. Elle reste partagée entre le dégoût et l’adulation, entre la peur et la confiance, entre la tentation de protéger un secret et le parti pris de le révéler.

 

N’y a-t-il personne pour arracher Turtle à son monstre de père ? Un grand-père alcoolique et une enseignante mal dans sa peau soupçonnent la vérité mais sont trop pusillanimes pour intervenir. Un jour, Turtle rencontre Brett et Jacob, des jeunes gens un peu plus âgés qu’elle, passionnés de littérature. Leurs dialogues désopilants fascinent Turtle, même si elle a du mal à suivre. Brett est issu d’une communauté de hippies des années soixante, Jacob d’un père ayant réussi dans le high-tech et d’une mère branchée art contemporain. Peut-être l’espoir d’une libération.

 

Gabriel Tallent imagine et dresse des scènes incroyables, haletantes, dignes d’un thriller, comme l’apocalyptique règlement de comptes final. Ou comme ce jour de grande marée, où Turtle et Jacob, surpris dans une crique par la violence soudaine de l’océan, sont roulés dans des tourbillons, aspirés par les bas-fonds, engloutis par les déferlantes, projetés contre les rochers où s’accrochent des coquillages qui sont autant de « rasoirs de porcelaine ». Blessés, isolés pendant plusieurs jours sur un rocher inaccessible et invisible, ils ne s’en sortiront que grâce à la résilience de Turtle, à sa capacité à se nourrir et à se soigner avec les moyens du bord.

 

Un savoir-faire qu’elle tient de son père, qui aurait rêvé qu’elle soit capable « de vivre avec les loups et de fonder un royaume ».

DIFFICILE     ooooo   J’AI AIME PASSIONNEMENT

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Un fond de vérité, de Zygmunt Miloszewski

Publié le 18 Avril 2018 par Alain Schmoll dans Littérature, romans, critique littéraire, lecture

Avril 2018, 

Publié en 2008, Un fond de vérité est un polar à classer dans la catégorie des romans noirs, un genre littéraire que j’affectionnais jadis et avec lequel j’ai pris quelque distance, n’y revenant que de temps en temps, en veillant à n’y sélectionner que des grands crus. J’atteste, pour celui-ci, une dégustation savoureuse.

 

Sans perdre de temps, l’auteur annonce la couleur. Ou plutôt l’absence de couleur. Glaçant ! A quatre heures du matin, tout est noir ou gris aux Archives Nationales de Sandomierz, situées dans l’ancienne synagogue de la ville, et le cadavre sur lequel tombe un généalogiste insomniaque est d’une blancheur anormale. En cette semaine frisquette de Pâques, aucune couleur ne vient réchauffer l’atmosphère une fois le jour levé sur la petite ville provinciale, un trou paumé où le personnage principal, le procureur Teodor Szacki, est venu s’enterrer quelques mois plus tôt, préférant quitter Varsovie après un divorce douloureux.

 

Le cadavre avait été vidé de son sang, comme une viande casher. Le meurtrier s’était inspiré des soi-disants rituels juifs des légendes antisémites d’antan, selon lesquels le sang, notamment celui des enfants, servirait à l’élaboration du pain azyme. N’importe quoi, direz-vous ? Sauf que selon un dicton populaire polonais, « il y a dans toute légende un fond de vérité ». Sauf que dans la bourgade médiévale de Sandomierz, la population avait, jusqu’à la dernière guerre, compté quarante pour cent de Juifs, et que les lieux avaient été, au cours des siècles, au cœur des rumeurs d’enlèvement d’enfants et des pogroms qui s’en suivaient.

 

De là à ce que le meurtre déclenche des paranoïas de tous bords, il n’y a qu’un pas. D’un côté, celle des traditionalistes fanatiques ressortant subrepticement un vieil antisémitisme refoulé, au nom du fameux fond de vérité, tout prenant garde de ne pas trop sortir du cadre de ce qu’il est autorisé de dire. En face, celle des moralistes acharnés à vilipender l’incapacité de leurs concitoyens à s’affranchir de leur antisémitisme historique.

 

Ce sont des dérapages que le procureur Teodor Szacki, chargé de l’enquête, s’efforcera d’éviter. Car le champ des possibles est très ouvert. Le meurtrier pourrait être un Juif orthodoxe se vengeant d’un acte antisémite dont sa famille aurait été victime dans un passé plus ou moins lointain. Ou un serial killer juif complètement fêlé (les Juifs étant des individus comme les autres, il n’y a pas de raison qu’il n’y ait pas de serial killer fêlé parmi eux). Il pourrait être à l’inverse un militant ultra-nationaliste ou un catholique traditionaliste intégriste. Mais le meurtre pourrait aussi résulter d’un tout autre motif, la mise en scène pseudo rituelle ne servant qu’à égarer les soupçons.

 

Personnellement – j’ai déjà dû l’écrire – je ne suis pas sensible au suspens des enquêtes et l’envie de connaître la clé des énigmes n’est pas à l’origine de mes insomnies. Dans Un fond de vérité, j’ai apprécié l’atmosphère qui imprègne l’intrigue, marquée par les dissensions d’une population toujours en proie à ses vieux démons, et aussi les descriptions expressives de la ville de Sandomierz, une cité historique, paraît-il la plus belle de Pologne, avec sa vieille ville dominant la Vistule, sa cathédrale, son château, son ancien quartier juif, des églises par douzaines, ses murailles médiévales et son très inquiétant réseau de couloirs souterrains.

 

A la ramasse dans sa vie privée, le procureur Teodor Sacki est droit dans ses bottes lorsqu’il recherche la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Le personnage est de qualité, d’une grande culture, à l’image de l’auteur, l’écrivain et journaliste Tomas Miloszewski, un intellectuel polonais aux idées modérées pro-européennes. L’on peut retrouver l’un et l’autre dans deux autres polars, Les impliqués et La rage.

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Les vestiges du jour, de Kazuo Ishiguro

Publié le 7 Avril 2018 par Alain Schmoll dans Littérature, romans, critique littéraire, lecture

Avril 2018,

Ecrivain britannique d’origine japonaise, Kazuo Ishiguro est le dernier Prix Nobel de littérature en date. Son roman le plus connu, Les vestiges du jour, avait obtenu en 1990 le Booker Prize, une prestigieuse récompense réservée aux œuvres de fiction écrites en langue anglaise. L’ouvrage a été adapté à l’écran par James Ivory, avec Anthony Hopkins et Emma Thompson dans les rôles principaux.

 

Juillet 1956, un homme raconte. Au cours d’une pérégrination dans la campagne anglaise – engagée non sans une idée derrière la tête ! –, il revient sur sa longue carrière de majordome, commencée après la première guerre mondiale à Darlington Hall, un domaine ayant appartenu à une famille de la plus haute aristocratie britannique, récemment cédé, après la mort de Lord Darlington, à un milliardaire américain.

 

Dans son long monologue, livré dans un langage à la syntaxe parfaite, procurant une incroyable impression de limpidité à la lecture – j’y reviendrai toutefois ! – Mr Stevens (on prononce Mister et on ne donne pas le prénom, ce serait une familiarité déplacée), Mr Stevens, donc, affiche la haute conception qu’il a de ses fonctions de « grand » majordome. Il en exprime le concept de ce qu’il appelle la « dignité », au travers de deux circonstances qui auront marqué sa vie.

 

La première tient aux démarches douteuses de Lord Darlington, entre les deux guerres, pour convaincre la Couronne de nouer des relations privilégiées avec le gouvernement allemand. Mr Stevens avait assuré le service lors de plusieurs dîners secrets à Darlington Hall, où des diplomates des deux bords avaient pu se rencontrer. Avaient même été réunis autour de la table, le Premier Ministre Chamberlain et les deux Ministres des Affaires Étrangères, Lord Halifax et Herr Ribbentrop, pour des discussions récemment reprises et anathématisées par Éric Vuillard dans son récit L’ordre du jour, Prix Goncourt 2017 (*), et évoquées dans le film Les heures sombres, récompensé par un Oscar pour l’époustouflante interprétation du personnage de Winston Churchill.

 

La seconde circonstance se rapporte à la relation tendue, guindée, strictement professionnelle, que Mr Stevens, célibataire endurci, avait entretenue pendant quinze ans avec Miss Kenton – pas de prénom non plus ! –, intendante de Darlington Hall jusqu’à ce qu’elle en parte pour se marier, en 1936. Mr Stevens serait-il passé à côté de sa chance ? Difficile de l'admettre !... Et si toutefois, malgré le temps passé ?... 

 

Mr Stevens est complètement enfermé dans ses devoirs de serviteur de haut rang et dans son dévouement sans réserve à son employeur. Rien ne doit l’en distraire, ni les sentiments, ni les états d’âme qu’auraient pu lui inspirer les tractations blâmables dans lesquelles Lord Darlington s’était perdu. Mr Stevens se refuse à juger son employeur et maître, et s’interdit d’avoir lui-même une quelconque opinion sur des sujets selon lui réservés aux gentlemen.

 

Dans un premier temps, j’ai souri aux certitudes du personnage, à son flegme inébranlable, à son idéal d’une perfection composée. Hors de son service, l’apparence et le comportement de Mr Stevens le font prendre pour un « Monsieur » par les gens simples. Mais les plus avertis ne s’y trompent pas. Même chose pour sa façon de s’exprimer, dont j’ai salué la syntaxe, mais qui, trop formelle, trop parfaite, dégage une impression d’insignifiance un peu ridicule, à l’instar de ce que dénoterait pour un graphologue une écriture trop calligraphiée.

 

Mon sourire s’est effacé, lorsque sur instructions de Lord Darlington, qui admettra plus tard le regretter, Mr Stevens raconte avoir licencié, sans le moindre état d’âme, deux servantes juives, juste parce qu’elles étaient juives. Jusqu’où aurait pu aller un homme de son genre, quelques années plus tard, s’il avait servi dans un pays occupé par les Nazis ?

 

Au fond, derrière les apparences artificielles qu’il cultive, la destinée assumée par cet homme vieillissant aux manières de vieux garçon s’avère pathétique. On l’imagine terminer comme son père, grand majordome lui-aussi, seul dans une minuscule chambre sans confort sous les combles d’une demeure somptueuse.

 

Pour éviter de voir la vérité en face, Mr Stevens se targue d’un « sentiment de triomphe » personnel vers la fin de sa narration. Il faut surtout y voir l’humour, la finesse et la maîtrise d’un grand écrivain.

FACILE     ooooo   J’AI AIME PASSIONNEMENT

 

(*) : Pour aller sur ma critique de L'ordre du jour, cliquez ICI

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L'insouciance, de Karine Tuil

Publié le 31 Octobre 2016 par Alain Schmoll dans Littérature, romans, critique littéraire, lecture

Octobre 2016,

Un livre d’une rare puissance, à la fois expressive, moraliste et romanesque.

Tout au long des cinq cents pages, j’ai été captivé par l'enchaînement des péripéties, impressionné par la dramaturgie géopolitique dans laquelle elles prennent place, fasciné par la critique de la fresque sociale parisienne plantée comme décor.

Construit comme un thriller, le récit met en scène, à tour de rôle, trois hommes incarnant trois univers différents. Ces hommes – et leurs univers – s’entrecroiseront tout au long du récit et se rejoindront au final dans des circonstances qui s'avèreront tragiques, en tout cas pour l’un d’eux.

Un premier chapitre fracassant. Je l’ai lu le souffle coupé, maxillaires serrés, tous muscles noués. 2009 : retour d'expérience d'opérations en Afghanistan, en compagnie de Romain Roller, un jeune sous-officier des forces françaises. C’est l’un des trois hommes clés de l'intrigue. Prise de conscience de l’extrême sensation de vulnérabilité sur le terrain, de l'incertitude du futur immédiat, de la fragilité des destinées ; violence de la guerre, sordide de la guérilla comme de la lutte anti-guérilla. Envie de vivre, mais comment ? Peur et culpabilité. Stress post-traumatique assuré.

Deuxième personnage : Osman Diboula. Quand on est noir, en France, est-on visible ou invisible ? Pas inutile de faire l’inventaire des opportunités et des menaces. Sans avoir fait d’études, Osman est sorti par le haut d’un rôle d’animateur dans une cité de la banlieue parisienne. Grâce à son entregent et à son sens des bons offices, il a réussi à intégrer un cercle proche du Président – ... un Président parfaitement identifiable ! –. Totalement imprégné du virus de la politique, il est à l’affût du moindre coup médiatique. Mais attention aux embûches !....

François Vély, cinquante ans, richissime homme d’affaires franco-américain. Un charismatique patron du CAC 40, brillant, dominateur, ambitieux. Comme il se doit, grand amateur et collectionneur d’art contemporain. Dans le privé, c’est un homme élégant, subtil, cultivé, courtois, charmeur. Tout pour lui !... Élevé dans la religion catholique. Son père, une personnalité très honorablement connue, était né Paul-Elie Lévy... Rien ne devrait résister à François Vély. Pourtant un drame familial a déjà commencé à entraver sa marche en avant. Et il payera cher une erreur de jugement involontaire.

Ces trois hommes ont une caractéristique commune. Leurs univers – respectivement la guerre, la politique, la finance internationale – les coupent de la réalité du quotidien. Autour d’eux, les femmes sont plus pragmatiques. Elles savent faire la part des choses et prendre leurs responsabilités. Elles observent les événements avec lucidité, et même avec une certaine férocité...

Ainsi en est-il de l’auteure, Karine Tuil. Elle ne pratique pas la langue de bois, ne concède rien au politiquement correct ou à la commisération, ne manifeste aucune complaisance pour aucun bord.

Pas de complaisance envers les jeunes des banlieues qui dérivent vers la délinquance, le communautarisme, la radicalisation et la haine ; ni pour l’hypocrisie des mœurs de la grande bourgeoisie élitiste condescendante, aveugle ou insensible à ce qui se trame hors de ses cénacles.

Pas de complaisance pour les médias et la démesure insensée de leur pouvoir sur les réputations, ni pour les réseaux sociaux et leur diffusion massive de calomnies et de messages de haine.

Pas de complaisance pour les propos racistes ou antisémites, qu’ils proviennent de milieux bourgeois traditionnels ou de communautés frustrées par ce qu’elles qualifient de « deux poids, deux mesures ».

Pas de complaisance non plus pour ceux qui se jettent dans une pratique orthodoxe du judaïsme. Ni envers ceux qui, ayant pris leurs distances avec leur identité, protestent « mais je ne suis pas juif ! » au lieu de dénoncer la nature des insultes antisémites qui les visent... Au fond, retour de l’éternel débat : c’est quoi, être Juif ? Est-ce se considérer comme tel ? Est-ce être considéré comme tel par les autres, juifs ou non-juifs, antisémites ou pas ?...

L’écriture de Karine Tuil s'autorise une certaine liberté syntaxique, dans de longues phrases, au demeurant tout à fait fluides. Une petite préciosité par ci par là : quelques mots inusités, dont le sens se déduit du contexte, ce qui n'empêche donc pas la lecture de L’insouciance d’être accessible à tous.

Dans ce roman riche et complexe qui m’a passionné au point de regretter qu’il s’achève, les personnages masculins ne résistent pas au sentiment de leur culpabilité. L’attitude finale de Marion Decker, le personnage féminin principal, évoque ce que l’on appelle la résilience.

Quand nous survivons aux épreuves, aux violences, aux horreurs, nous restons meurtris, déformés, disloqués. Notre insouciance s’est envolée. Mais nous sommes vivants, ouverts à l’amour. Survivre c’est vivre, tout simplement.

GLOBALEMENT SIMPLE     ooooo   J’AI AIME PASSIONNEMENT

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