Août 2023,
Plusieurs romans policiers portés à l’écran avec succès — Mystic River, Shutter Island, parmi d’autres — ont établi sa réputation. Ecrivain, scénariste, dramaturge, Dennis Lehane est né dans le sud de Boston, un quartier populaire où différentes communautés ont longtemps vécu repliées sur elles-mêmes. C’est là qu’il situe les péripéties de son dernier roman, Le Silence, à l’été 1974, lors d’émeutes dont il a été le témoin, enfant, et qui l’ont marqué. Pour mettre un terme à la ségrégation raciale dans les écoles et aux inégalités s’en suivant, un juge fédéral venait d’exiger de la Ville de Boston qu’à la rentrée scolaire prochaine, des enfants des quartiers blancs soient conduits chaque jour par bus dans des lycées fréquentés par une majorité d’enfants noirs, et inversement.
A Commonwealth, une cité de logements sociaux paupérisée, où vit une importante communauté ouvrière d’origine irlandaise, le jugement provoque des réactions très violentes, exacerbées par la mort mystérieuse et violente d’un jeune Noir à la station de métro voisine. La population, de condition très fruste, se dresse violemment contre les institutions, professant ouvertement un racisme primaire. Une manifestation d’envergure est prévue devant le City Hall. On s’attend à des heurts avec la police.
Dans le même tempo, une jeune fille blanche ne rentre pas chez elle. Est-ce une simple fugue ou sa disparition est-elle liée à la mort du jeune Noir ? A-t-elle une bonne raison de s’être enfuie ou a-t-elle été victime d’un mauvais coup ? Sa mère, Mary Pat, une femme de Commonwealth, aide-soignante dans une résidence pour personnes âgées, endurcie par une bonne série de malheurs, mène son enquête avec obstination, au risque d’enfreindre le sacro-saint silence qui régit le quartier.
Le quartier est gangrené par la drogue et par la bande de Marty Butler, le caïd local qui détient l’exclusivité de son commerce et qui ne recule devant rien, pas même le meurtre, pour préserver sa prospérité. Constituée d’enfants de la cité, la bande de Butler joue un rôle de protection et d’assistance sociale auprès de la population, en échange de son silence sur les événements crapuleux ou criminels. Le silence : un pacte implicite de solidarité communautaire face aux institutions et face à la police.
Le Silence est un polar noir, dont l’écriture, de style cinématographique, rend la lecture très captivante. Les péripéties sont relatées au présent, dans un langage d’une sobriété sèche. Une large part est laissée aux dialogues, bruts, incisifs, truculents. Leur gouaille parfois empreinte d’humour m’a fait penser à Michel Audiard. Ils sont accompagnés de textes narratifs, qui pourraient être les commentaires off d’un observateur ou les indications d’un script.
Les personnages sont dépeints de près, tant dans leur aspect physique que dans leur fonctionnement mental. La plupart des chapitres sont consacrés aux réflexions, aux démarches et aux actes de Mary Pat, une femme à laquelle on s’attache, parce qu’elle est à la fois sensible et forte, désespérée et jusqu’au-boutiste, solidaire des siens et consciente de l’altérité. Mary Pat connaît ses failles, ses limites, ses fautes, il lui faut bien s’accommoder de l’étroitesse d’esprit d’une communauté blanche populaire, qui recrée, à chaque génération, une culture de frustration, de haine, de racisme.
Les autres chapitres donnent un éclairage inquiétant et cocasse sur quelques malfrats hauts en couleur de la bande de Butler. Ils permettent aussi de découvrir le lieutenant de police Michael Coyne, que tout le monde appelle Bobby sans qu’on sache pourquoi. Un bon flic qui s’efforce de faire son devoir d’homme, de citoyen et de policier. Un observateur lucide et tolérant des travers de l’humanité, conscient qu’une poignée de collègues pourraient se laisser aller à des dérives.
L’auteur, qui apparaît derrière le personnage de Bobby, ne juge personne. Il connaît le sens de l’Histoire et expose les états d’âme d’une communauté considérée comme privilégiée parce que blanche, luttant pourtant pour survivre dignement, en prise à des décisions politiques dont la justification peut être légitime et dont l’application peut être mal ressentie. L’enfer est pavé de bonnes intentions, dit-on. Cinquante ans plus tard, nous le voyons tous les jours dans notre actualité.
FACILE oooo J’AI AIME BEAUCOUP