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ça va mieux en l'écrivant !...

... ENCORE FAUT-IL LE LIRE AVANT !

L'ordre du jour, d'Eric Vuillard, prix Goncourt 2017

Publié le 14 Octobre 2018 par Alain Schmoll dans Littérature, romans, critique littéraire, lecture

Octobre 2018 

Face à face !

  

En novembre 2017, je publiais la chronique suivante :

 

Une plume d’une élégance et d’une verve éblouissantes … pour les vingt-cinq premières pages. Juste pour les vingt-cinq premières pages ! Empreints d’une ironie jubilatoire, deux chapitres sont consacrés à la réception, le 20 février 1933, des principaux patrons allemands par Goering et Hitler, Chancelier du Reich depuis à peine trois semaines.

 

Eric Vuillard saute ensuite à 1937 et à tout autre chose : l’Anschluss, l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne. Une opération menée par l’armée nazie sans tirer un coup de feu et réussie malgré un gros cafouillage logistique, dont l’auteur fait ses choux gras. Il raconte l’Anschluss sous l’angle d’anecdotes qu’il semble trouver insolites et amusantes. Elles ne m’ont pas séduit, ces petites histoires, relatées de manière bavarde et pesante, bien éloignée du style enlevé du début du livre.

 

Episode clé de la montée en puissance de l’Allemagne nazie et de sa préparation à la guerre, l’Anschluss est révélateur des méthodes d’Hitler, fondées sur le bluff, la menace et le trucage. Il montre que ses passages en force réussissent du fait de la veulerie ou de la compromission du plus grand nombre, et grâce à l’appui de quelques sympathisants infiltrés.

 

Tout cela, on le sait. Alors quel est le sens de ce livre si bizarrement (dé)structuré et comptant à peine cent soixante pages ? La presse se pâme en vagues dithyrambes : « Un texte de longue portée en dépit de sa brièveté ! ». Interviewé, Éric Vuillard déclare, sans être autrement explicite : « L’histoire est une autre manière de regarder le présent » et « Dans une période trouble, la littérature permet d’y voir plus clair… ». Nous voilà bien avancés !

 

Au lecteur donc de chercher la clarté. Chacun la sienne. La mienne ne sera peut-être pas la vôtre.

 

Depuis La Fontaine, on sait que « la raison de plus fort est toujours la meilleure ». Gangsters et dictateurs se griment en loups féroces pour imposer leur loi – « sans autre forme de procès » ou par des simulacres de procès – aux agneaux que nous sommes, nous braves gens démocrates. Face à leurs intimidations, nous croyons qu’il suffit d’être tolérant pour que tout s’arrange. Nous avons oublié que dans La Fontaine, l’agneau est dévoré sur le champ.

 

Quel est le seuil à partir duquel, si l’on ne réagit pas, la tolérance devient compromission ? A partir de quand, faut-il changer de registre, ne plus céder aux provocations et aux agressions ? Et, question non moins importante, jusqu’à quand est-ce encore possible ?

 

A partir de quand et jusqu’à quand ! Tout au long des années trente, les industriels allemands auraient dû se poser la question. Honte à eux d’être restés soumis jusqu’à la fin de la guerre, et d’en être arrivés à piocher des déportés dans les camps de concentration, pour en faire des esclaves dans leurs usines. Sans oublier ceux qui, comme IG Farben, ont été des complices actifs des crimes contre l’humanité.

 

En revanche, est-il logique de nous fonder sur ce que nous savons aujourd’hui – les monstruosités des nazis pendant la guerre – pour juger l’événement du 20 février 1933 ? Ne faut-il pas le replacer dans le contexte alors calamiteux de l’Allemagne, après le krach de 1929 : sept millions de chômeurs, hyper-inflation paupérisant la classe moyenne, persistance du traumatisme de la défaite de 1918. Une démocratie à peine instituée, déjà affaiblie, prise en étau entre l’extrême-droite et l’extrême-gauche.

 

L’extrême-gauche, c’était le communisme. La révolution bolchévique de 1917 en Russie avait frappé les esprits. L’extrême-droite, c’était le national-socialisme. L’incendie du Reichstag, coup d’envoi du lancement à grande échelle des exactions nazies, n’aura lieu que huit jours plus tard. On connaissait les intentions anti-juives d’Hitler, qui avait publié Mein Kampf, mais qui aurait pu imaginer ce qu’on appela plus tard la Shoah ? Qui aurait prévu que treize ans plus tard, six millions de Juifs auront péri dans les conditions que l’on sait ?

 

Comme l’observe Eric Vuillard, les grands patrons allemands se sont juste adaptés au contexte qui s’imposait à eux, comme le font généralement les chefs d’entreprises. En tant qu’hommes, ils ont juste plié devant une pression forte, comme la plupart de leurs congénères.

 

Comment aurions-nous réagi à leur place ?... Soyons conscients qu’il y a quelques mois, nous avons, nous aussi, été à deux doigts de devoir choisir entre l’extrême-gauche et l’extrême-droite.

 

Aujourd’hui, l’histoire nous est connue. Vigilance !

FACILE     oo    J’AI AIME… UN PEU

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Forêt obscure, de Nicole Krauss

Publié le 5 Octobre 2018 par Alain Schmoll dans Littérature, romans, critique littéraire, lecture

Octobre 2018,

Il m’arrive de m’assoupir le soir, au cinéma, au théâtre ou à l’opéra. Ce n’est pas par ennui. C’est au contraire parce que l’harmonie de ce que je perçois me détend. Je perds le fil, mais je suis bien, je me relâche, je pique du nez.

 

J’ai à plusieurs reprises ressenti la même chose dans Forêt obscure, le dernier roman de Nicole Krauss, un ouvrage très joliment écrit (et traduit). En relisant plusieurs fois certaines passages touffus et obscurs pour essayer en vain d’en comprendre le sens, je finissais par ne plus percevoir que l’effet murmurant et lénifiant de la musique des mots.

 

L’auteure, dont le roman L’histoire de l’amour m’avait enchanté, a écrit là un livre difficile d’accès, où l’on se promène, non sans curiosité, à mi-chemin entre rêverie et réalité, entre souvenir et présent, entre mythe et actualité, entre désert flamboyant et forêt obscure. Elle trace le parcours parallèle de deux personnes lasses de leur vécu, en quête d’un renouveau, d’une renaissance, d’une reconstruction, voire d’une métamorphose,… pourquoi pas d’une réincarnation.

 

Jules Epstein est un richissime avocat new-yorkais, qui s’est construit tout seul, à l’énergie. Bientôt septuagénaire, il entreprend de tout déconstruire, quitte son cabinet, divorce après trente-six ans de mariage, se désintéresse de l’image qu’il donne de lui. Comme s’il était atteint de ce que son notaire appelle le syndrome de générosité absolue, il se dépouille progressivement de tous ses biens, s’installe dans un logement misérable à Tel-Aviv, et s’évapore dans l’entourage d’un rabbin mystique qui l’avait coopté dans un cénacle de descendants du roi David.

 

L’autre personnage se prénomme Nicole. Si ce n’est l’auteure, c’est donc sa sœur jumelle, son double. Mère de deux enfants, elle envisage de divorcer de leur père. Une perspective qu’elle vit mal. Mais elle doit regarder la réalité en face : comment un intellectuel peut-il être pleinement soi-même, se consacrer aux enfants, et jouer en plus un rôle de conjoint parfait ? Une difficulté que Jonathan Safran Foer, l’ex-mari de l’auteure, pointait aussi du doigt dans Me voici, son dernier roman.

 

Pour mettre au clair ses idées, Nicole s’est échappée pour un temps en Israël. Depuis l’hôtel Hilton de Tel-Aviv, elle est projetée dans une étonnante odyssée, sur les traces de Franz Kafka, le génial écrivain juif de la Mitteleuropa, qui, lui aussi, étouffait dans son carcan familial. Elle entre en possession de ses manuscrits inédits – dont la propriété a fait l’objet d’un long débat juridique, aujourd’hui arbitré en faveur de la Bibliothèque Nationale d’Israël –. Se pourrait-il qu’elle soit chargée d’une mission sur certains textes non achevés ? Elle pénètre dans un univers onirique, dans lequel Kafka ne serait pas mort de sa tuberculose à Prague en 1924. Miraculeusement exfiltré en Palestine, où le climat lui aurait été bénéfique, il se serait métamorphosé – non, pas en cloporte ! – en jardinier de talent et aurait fini ses jours dans une petite cabane dans le fond d’un désert. Un lieu isolé, parfait pour la méditation, où elle ira au bout de son introspection.

 

Dans une interview, Nicole Krauss clarifie son parti de mettre en scène son double : « Invitons-la dans un univers de fiction pour voir ce qu’il lui arrive lorsqu’elle est soumise à toutes sortes d’expériences imaginaires. Voyons comment sa personnalité se transforme, se développe, et quelles en sont les conséquences. Voyons ce qu'il en sort d'intéressant, en espérant que le lecteur fasse la même expérience pour lui-même ».

 

Espérons que Nicole Krauss en aura tiré des enseignements profitables. Pour ma part, malgré les difficultés rencontrées en tant que lecteur de Forêt obscure, je n’éprouve pas le besoin de suivre le même chemin.

 

TRES DIFFICILE     oo    J’AI AIME… UN PEU

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L'homme surnuméraire, de Patrice Jean

Publié le 5 Octobre 2018 par Alain Schmoll dans Littérature, romans, critique littéraire, lecture

Octobre 2018,

Ce roman, œuvre de l’écrivain français Patrice Jean, est surprenant. Il s’avère bien plus complexe et profond qu’il n’en donne l’impression dans les premières pages. Il est en fait constitué de deux fictions qui se chevauchent, mais qui ne s’articulent pas comme les romans enchâssés habituels. Essayons d’expliquer.

 

L’homme surnuméraire commence par une histoire banale, développée sous une forme très classique. Serge Le Chenadec, un banlieusard de la classe moyenne, se laisse dériver chaque jour dans un peu plus de médiocrité. Marié depuis vingt ans, père de deux adolescents qui ne lèvent pas le nez de leur smartphone, il devient quasiment transparent à leurs yeux et à ceux de Claire, son épouse, une jolie femme qui « bovaryse », sous l’influence d’une amie militant pour une liberté féminine décomplexée. Incapable de réagir, Serge se sent peu à peu devenir l’homme surnuméraire, celui qui est de trop.

 

Surprise !... Il apparaît que la déliquescence du ménage Le Chenadec n’est pas le propos principal du roman de Patrice Jean. Son véritable propos tourne autour du roman fictif la relatant, écrit par un écrivain fictif du nom de Patrice Horlaville, et dont le titre est aussi L’homme surnuméraire. C’est un peu compliqué – on dirait presque du Paul Auster –, mais je vais tâcher d’être clair.

 

La fiction principale prend corps dans un univers plus raffiné que celui des Le Chenadec. Son narrateur, Clément, est un beau mec d’une trentaine d’années, intelligent et lettré, mais dilettante et peu soucieux de trouver un job. Il vit confortablement avec Lise, sa compagne, une jolie et brillante universitaire qui l’entretient. Autour de leur couple, évolue un aréopage d’autres universitaires, célèbres, prospères… et plutôt condescendants. Ils papillonnent autour de Lise, et Clément les perçoit, à juste titre, comme des rivaux. Jalousie, mépris et haines réciproques !

 

A l’initiative de ce cénacle d’intellectuels très élitistes et bien-pensants, Clément est engagé par un éditeur pour un projet original : la création d’une collection de littérature « humaniste », ambitionnant de republier des livres de grands auteurs, expurgés de ce qui pourrait offenser la bien-pensance d’aujourd’hui. Il s’agit de s’affranchir de tout ce qui pourrait s’interpréter de près ou de loin comme de l’homophobie, du machisme, de l’anti-féminisme ou du racisme (rappelons-nous la polémique Tintin au Congo). On oblitère aussi les nouveaux sacrilèges, tels que mépris de classe, stigmatisation des faibles, crainte de la diversité, ou même misanthropie et pessimisme. Il faut ne pas désespérer le peuple !

 

Ces intellectuels de haut vol se piquent d’influencer aussi l’édition contemporaine. L’homme surnuméraire de Patrice Horlaville, qui leur passe incidemment entre les mains, est pour eux le type même du roman minable jonché de signaux négatifs. Clément est donc invité à prendre contact avec son auteur pour lui proposer de retravailler son ouvrage. Horlaville répondra par un chapitre supplémentaire, où il introduit ses contempteurs comme personnages, en les plaçant dans des situations ridicules et humiliantes. Un humour potache qui n’est pas ce que j’ai préféré dans le livre, qui ne manque pas par ailleurs d’ironie subtile.

 

Une ironie savoureuse qui n’épargne personne, et que Patrice Jean utilise surtout pour railler la bien-pensance et le politiquement correct dictés par une élite universitaire décrite comme bornée et arrogante. Le phénomène ne date pas d’hier puisqu’il fondait la dramatique de La tache, roman publié par Philip Roth au début des années deux mille.

 

Dans un ouvrage dont il faut saluer l’originalité et l’imagination, Patrice Jean n’hésite pas à brocarder d’autres aspects de la production littéraire d’aujourd’hui. Un chapitre raconte en mode « new romance » les aventures extraconjugales de Claire. Des réflexions philosophiques sont présentées dans un langage abscons. Les tribulations des Le Chenadec sont racontées par Horlaville dans un style très maniéré. Et quand Clément prend la plume, son expression décontractée du début laisse peu à peu la place à une orthodoxie littéraire un peu surannée. Un style qui me met mal à l’aise, car il m’évoque certains hommes politiques affectionnant l’imparfait du subjonctif pour vitupérer eux aussi contre la bien-pensance… Espérons qu’il s’agit là aussi d’un pastiche et pas d’une nostalgie.

DIFFICILE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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Chanson douce, de Leila Slimani, prix Goncourt 2016

Publié le 27 Septembre 2018 par Michèle dans Littérature, romans, critique littéraire, lecture

Septembre 2018,

Face à face !

En novembre 2016, Michèle publiait sur Babelio la chronique suivante :

Tout a été dit déjà sur le livre de Leïla Slimani, et j'arrive après la bagarre – après le carnage plutôt. 


Je viens de le lire d'une traite, ce matin, pour ne pas penser à ces lendemains gueule-de-bois des élections américaines ni à ces autres lendemains gueule-de-bois bien français qui nous attendent dans quelques mois…

Je dois dire que le remède est souverain : j'ai été emportée par ce thriller terrible dont les premières pages, atroces, nous disent d'emblée à quoi il faut nous attendre. Sans rien enlever, pour autant, à la terrible fascination d'un récit dépouillé, factuel, ni à la pertinence de l'analyse impitoyable du lent processus de désagrégation et d'entropie qui fait de Louise, nounou trop parfaite, une folle infanticide.

Le récit de Leïla Slimani, en effet, démonte brillamment le mécanisme d'une impitoyable aliénation sociale, morale, sentimentale et psychique qui transforme une pauvre créature sans amour en machine à tuer.

Ce qui, à chaud, me frappe plus que tout, est l'importance que prend, dans cette folie dévastatrice, le manque douloureux, béant, d'un « quelque part où aller ». Une citation en exergue de Dostoïevski indique déjà cette piste : « Car il faut que tout homme puisse aller quelque part ».

Toute femme aussi.

Sans lieu à elle - 
c'est-à-dire sans lieu conforme à ce qu'elle est -, Louise, vraie maniaque d'ordre, de propreté, de confort, - qu'elle dispense si bien et si miraculeusement dans son lieu de travail - est vouée à l'inexistence ou à la vie machinale des bêtes et des fous.

C'est pourquoi la vue de l'homme qui défèque sans vergogne dans la rue, devant la porte de son misérable appartement où la douche pourrie s'est effondrée, la renvoie à une vision terrible de son propre avenir.

Si elle perd son travail, si la famille qu'elle a investie, charmée, circonvenue, ne refait pas un autre bébé pour l'occuper, s'ils ne l'emmènent pas en vacances dans cette île-mirage de Sifnios où elle rêve de trouver asile, si la voisine de ses patrons ne lui permet pas de gagner quelques sous supplémentaires pour payer les dettes qui l'accablent, Louise sait qu'elle ira grossir la cohorte des sans domicile fixe, des clochards et des fous qu'elle voit errer dans les rues de Paris.

Et quand cette menace se précise, elle bascule dans la folie meurtrière.

Le crime est atroce.

Les « patrons », Myriam et Paul, sont pitoyables mais pas vraiment coupables :  dévorés par leur travail, ils ont tout délégué à Louise, lui ont tout abandonné : enfants, maison, repas, loisirs, intimité…Elle semble avoir tous les pouvoirs, cependant il leur reste un terrible privilège : la congédier. Ils se sentent gênés d'avoir cette toute-puissance sur l'existence fragile et dévouée de celle qui est devenue une sorte d'esclave domestique consentante. Pire encore : ces jeunes bobos se sentent culpabilisés de trouver leur parfaite nounou, cette « pauvre Louise » taillable et corvéable à merci, petit à petit envahissante, malsaine et secrétant un malaise diffus sur lequel ils ne mettent un nom que quand tout est trop tard.

Un livre sans parti pris, sans pathos, sans jugement qui donne à voir et à toucher du doigt non pas le processus d'une maladie mentale - même si Louise, comme on l'apprend, a souffert autrefois de dépression grave, de « mélancolie délirante » et s'est fait interner - mais le processus d'une aliénation sociale, qui condamne la femme surtout si elle est fragile, pauvre, seule et mère célibataire et si elle se frotte à un monde qui n'est pas le sien : « Paul et Myriam ferment sur elle des portes qu'elle voudrait défoncer. Elle n'a qu'une envie : faire monde avec eux, trouver sa place, s'y loger, creuser une niche, un terrier, un coin chaud. »

Rectifions l'aphorisme de Blaise Pascal : tout le malheur des hommes est de ne pouvoir avoir une chambre où demeurer tranquille.

Tout le malheur des femmes comme Louise est de ne pas avoir quelque part où aller. Et tout le malheur qu'elle déchaîne vient de ce que personne ne l'ait compris ou vu à temps.

ooooo   MICHELE A AIME PASSIONNEMENT

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Chanson douce, de Leila Slimani, prix Goncourt 2016

Publié le 27 Septembre 2018 par Alain Schmoll dans Littérature, romans, critique littéraire, lecture

Septembre 2018,

Face à face !

En novembre 2016, je publiais la chronique suivante :

Un livre qui commence par la fin : une scène particulièrement atroce. Découverte d’un carnage. Mort d’un bébé, agonie d’une petite fille, effondrement et hurlement d’une mère, suicide raté de la meurtrière, nounou des enfants... Trois pages. Fin du premier chapitre... Circulez, s’il vous plaît, y a plus rien à voir...

 

S’inspirant d’un terrible fait divers qui défraya la chronique à New York il y a quelques années, l’auteure, Leila Slimani, raconte le glissement vers le désastre d’une femme et de la famille qui l’avait recrutée pour s’occuper des enfants.

 

Un jeune couple moderne. Ils s'aiment ; ils sont passionnés par leur job ; ils adorent leurs enfants, sans pour autant que l’un des deux veuille leur sacrifier sa carrière. Une famille comme il y en a beaucoup aujourd'hui. Myriam et Paul sont des bobos, plutôt bien-pensants, jusqu'à culpabiliser quand leurs intérêts les poussent à enfreindre leurs principes moraux.

 

Pour choisir la nounou des enfants, iIs ont vu plusieurs candidates. Louise leur a plu. Elle est... « normale, ... blanche, quoi ! » aurait dit Coluche ; pas Philippine, pas Ivoirienne, pas Marocaine ; et pas non plus obèse aux cheveux gras...

 

Bingo ! C’est l’oiseau rare. Parfaite avec les enfants, Louise s'avère aussi femme de ménage méticuleuse, femme de chambre attentionnée, cuisinière émérite. Une disponibilité de tous les instants. Enfants et parents s'attachent à Louise, qui leur devient indispensable. Louise, de son côté, prend racine dans la famille.

 

Des troubles dans le comportement de Louise attirent peu peu l'attention du lecteur, puis des parents, sans pour autant déclencher de leur part une véritable réaction de méfiance. Le lecteur, connaissant le dénouement, comprend qu’il s'agit de jalons dans la progression vers le drame. On lui apprend aussi que Louise est à la dérive depuis des années, sur le plan affectif comme sur le plan financier. S’accrocher à la famille comme à une bouée de sauvetage est devenu un réflexe de survie. Quand comprend-elle que cela ne peut pas durer ?

 

Chanson douce n’est pas un thriller ; absence de suspense, même si Leila Slimani confère à sa narration une atmosphère de tension, au moyen de phrases très courtes conjuguées au présent. C’est typiquement un roman noir, selon la définition que j’en donnais dans une récente chronique : une forme de littérature populaire, où un fait divers tragique se produit dans un univers de misère et de souffrance propre à faire disjoncter des individus fragiles.

 

Nous sommes en plein dedans. Louise souffre à la fois d’aliénation mentale et d’aliénation sociale.

 

Le débat s’ouvre : laquelle de ces deux aliénations préexiste à l’autre ?...

 

Le parti de Leila Slimani est clair : ce sont les marques et les menaces d’exclusion sociale qui font basculer Louise dans la folie meurtrière. Louise est une victime ! La construction du récit épargne au lecteur tout sentiment de rejet à son égard. Le carnage est consommé avant le début du livre. Et à la fin de la dernière page, Louise appelle juste : « Les enfants, venez. Vous allez prendre un bain. » Ne manque-t-il pas quelque chose ? ... Occultation d’une scène montrant une femme monstrueuse, en train d’égorger sauvagement un bébé et une petite fille se débattant désespérément...

 

Considérer la misère sociale d’une psychopathe comme la cause de sa démence, c’est entrer dans la culture de l'excuse. C’est une forme de bien-pensance que je trouve agaçante. C’est attribuer à la société et à ses travers – incontestables ! – la responsabilité des perturbations mentales de chacun. Nous sommes tous soumis à des formes de souffrance sociale sans pour autant devenir des assassins. L’aliénation sociale de Louise fait certes exploser ses barrières, ses « garde-fou » pourrait-on dire –  jamais le mot n’aura été plus approprié ! Mais c’est son déséquilibre mental qui l’avait conduite à l’exclusion... Et il ne faut surtout pas se tromper de victimes...

 

Chanson douce soulève une autre question. La période des fêtes et des cadeaux approche. Offrir le prix Goncourt est une pratique courante. Peut-on offrir celui-ci à n’importe qui ?

FACILE     ooo   J’AI AIME

 

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Un monde à portée de main, de Maylis de Kerangal

Publié le 14 Septembre 2018 par Alain Schmoll dans Littérature, romans, critique littéraire, lecture

Septembre 2018,

Mon embarras est grand ! Maylis de Kerangal est une femme de lettres brillante. Je reconnais objectivement que l’écriture d’Un monde à portée de main est une performance littéraire, peut-être même une prouesse. A sa lecture, je suis pourtant resté… de marbre, sans émotion. Aussi froid que tous ces marbres dont les personnages du livre savent si bien reproduire l’apparence.

L’auteure s’est immergée dans le monde de la peinture en décor, du trompe-l’œil, de la fabrication de l’illusion. Un monde professionnel où l’on reproduit à la main, en deux dimensions, ce que l’œil perçoit en trois dimensions, et même plus, car il s’agit aussi de prendre en compte les patines du temps, du vieillissement, ainsi que les marques d’agression ou d’usure par les éléments, l’eau, le feu, les intempéries, les chocs, les frottements... Un métier d’art qui exige des savoir-faire multiples, transmis par apprentissage et assimilés par l’expérience. Celles et ceux qui les ont acquis peuvent imiter l’aspect d’un matériau et d’un végétal, donner l’illusion d’un relief et d’une perspective, redonner sa jeunesse à une fresque et à une œuvre d’art ancienne. Des faussaires de génie !

 

Le travail ne supporte pas l’imperfection et nécessite une minutie infinie. Ce n’est pas sans répercussion sur le mental de femmes et d’hommes, qui utilisent autant leur cerveau que leur main. Paula, Jonas et Kate sont enterrés vivants dans un métier dont leurs proches ne saisissent pas la noblesse, ni même la portée ou la complexité. Ils passent d’un chantier à l’autre et semblent perdus dès lors qu’ils ont des moments de liberté.

 

Le travail littéraire effectué par Maylis de Kerangal se compare à celui de ces façonniers de l’impossible, de ces besogneux sublimes noyés dans le détail d’exécution. Elle travaille avec la même implication, mais son domaine, ce sont les textes, les phrases et les mots. Elle analyse tout, répertorie tout, dans les moindres détails, sans rien laisser de côté.

 

Le résultat est un documentaire intéressant. Mon activité professionnelle m’a parfois amené à côtoyer ces artisans, ces artistes – je ne sais comment les dénommer –, sur un chantier de monument historique, de résidence ou d’hôtel de luxe, dans un studio de cinéma ou dans un parc d’attraction. Leur approche diffère suivant les lieux. Leur démarche intellectuelle et manuelle est toujours impressionnante. Leur solitude est souvent à la mesure de leur concentration mentale.

 

Dans son précédent roman, l’excellent Réparer les vivants, le style de Maylis de Kerangal était aiguisé comme un bistouri, sec comme un geste chirurgical. Une écriture qui s’accommodait bien d’une histoire de greffe d’organe, course contre la montre depuis la mort cérébrale d’un donneur jusqu’au réveil du greffé. Un parcours aussi délicat humainement que techniquement, où toutes les tâches devaient être effectuées très rapidement et sans erreur, ce qui donnait au livre le caractère dramatique et émotionnel d’un thriller.

 

Dans Un monde à portée de main, les énumérations sans fin et répétées d’outils, de couleurs, de pâtes, de bois, de marbres, et j’en passe, m’ont assommé… Elles relèguent au second plan la pâle intrigue amoureuse censée donner un caractère romanesque au livre.

 

A Lascaux, où elle œuvre à un « fac-similé ultime », Paula s’est demandé « si les peintures continuaient d’exister quand il n’y avait plus personne pour les regarder ». J’ai pensé à Michel Legrand et aux « chansons qui meurent aussitôt qu’on les oublie ». Parallèle entre peinture et musique. Les peintres en décor sont-ils des créateurs ? Sont-ils des interprètes ?

 

Dans la grotte de Lascaux IV, Paula préfère oublier le présent. Son esprit se fond dans la grotte de Lascaux tout court, parmi d’autres peintres en décor, dont juste vingt mille ans la séparent…

 

Moi aussi, je préfère oublier.

DIFFICILE     oo   J’AI AIME… UN PEU

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37, Etoiles filantes, de Jérôme Attal

Publié le 14 Septembre 2018 par Alain Schmoll dans Littérature, romans, critique littéraire, lecture

Septembre 2018,

Sensible à la magie des mots, Jérôme Attal promène sa plume sur des terrains de toutes sortes : romans, nouvelles, poèmes, chansons – qu’il interprète parfois ! –, sans oublier les scénarios de films. Son dernier roman, 37, étoiles filantes, est l’occasion d’une agréable déambulation culturelle et romanesque dans les rues et les cafés de Montparnasse, un quartier qui, dans les années trente, était le centre névralgique de la vie intellectuelle et artistique à Paris.

 

J’ai ainsi croisé nombre de personnalités qui comptent dans l’histoire de l’art et dans l’Histoire tout court. Ils sont juste de passage et l’auteur les présente sous leur identité complète, nom et prénom. En revanche, les personnages principaux de l’ouvrage sont couramment désignés par leur seul prénom – Alberto, Jean-Paul, Diego, Henri-Pierre –, comme si moi, lecteur, j’étais devenu leur intime par la seule grâce de Jérôme Attal ; pardon, je veux dire : de Jérôme.

 

Tout tourne autour du sculpteur Alberto Giacometti, un géant ombrageux, dissimulant sa sensibilité derrière une grivoiserie dont le bon aloi n’est pas évident. Entre deux aventures féminines, il est à la recherche brouillonne de son style. En 1937, Alberto est loin d’avoir atteint la notoriété qui sera la sienne vingt-cinq ans plus tard, lorsqu’il aura réalisé L’homme qui marche, dont l’original est de nos jours la sculpture la plus chère du monde. Pour l’instant, Alberto serait plutôt l’homme qui marche en boitant à l’aide d’une béquille, car une voiture lui a roulé sur le pied et il porte un plâtre. Ceci dit, une béquille, ça peut servir à beaucoup de choses...

 

Jean-Paul, c’est Sartre. Le futur pape de l’existentialisme est déjà le binoclard strabique et grimaçant dont la postérité sacralisera l’image à partir des années cinquante. Mais pour l’heure, il n’est qu’un simple prof de philo de lycée, en négociation avec son éditeur pour la publication de La nausée, son premier roman. Tout à son envie frénétique de démontrer sa supériorité intellectuelle, il tient des propos qui ne lui valent pas toujours des amis. C’est d’ailleurs le cas pour Alberto.

 

Diego est le frère d’Alberto. Il est sculpteur, lui aussi. Les deux frères vivent et travaillent ensemble dans un minuscule atelier à peine salubre. Timide et introverti, Diego n’est qu’un simple comparse, étouffé par la personnalité d’Alberto.

 

Beaucoup plus âgé, Henri-Pierre Roché (dont je dois avouer que j’ignorais le nom) promène avec élégance son personnage d’esthète bienveillant, de touche-à-tout talentueux, de riche marchand d’art et de séducteur impénitent.

 

Autour d’eux papillonnent des femmes : Isabel, Nelly, Olga, Julia, et d’autres. Séduisantes, séductrices, mystérieuses, elles sont modèles, mondaines, artistes... ou femmes fatales. Certaines pourraient être des espionnes : c’est l’année 37, des puissances étrangères menaçantes activent des réseaux de renseignement. La tension monte. Les groupes et les partis politiques extrémistes grondent.

 

A Montparnasse, on préfère ne pas savoir. On s’amuse, les cafés sont pleins. Accompagnés de leur cour, artistes confirmés ou en devenir vivent la tête dans les étoiles sans souci du temps qui file. On parle, on parle, on chante. Avec humour, Jérôme Attal n’hésite pas à placer, dans la bouche de l’un(e) ou l’autre, des formules paraissant bien senties mais ne voulant rien dire : « la liberté c’est juste la possibilité non négociable de choisir sa propre servitude » ou « s’expliquer sur tout sans avoir le besoin de se faire un avis sur rien ». Parfois, c’est une sentence artificiellement prémonitoire : « dans le monde moderne, les cages d’escalier seront les nouveaux territoires apaches ».

 

La lecture de 37, étoiles filantes est un surprenant moment de plaisir. Les personnages virevoltent dans des péripéties tantôt cocasses, tantôt émouvantes. L’ensemble forme une fantaisie légère et jubilatoire. La syntaxe et le vocabulaire sont éblouissants.

 

Un récit à nul autre pareil, une écriture aérienne, une atmosphère germanopratine (l’esprit de Montparnasse ne s’est-il pas, après la guerre, déplacé à Saint-Germain-des-Prés ?). Voilà qui est de bon augure pour un grand prix littéraire cet automne.

GLOBALEMENT SIMPLE ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT

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La tache, de Philip Roth

Publié le 29 Août 2018 par Alain Schmoll dans Littérature, romans, critique littéraire, lecture

Août 2018, 

La tache est à mon sens le livre de Philip Roth qui marquera le plus sa mémoire. Son synopsis est étonnant d’intelligence et d’originalité. Je l’avais lu avec plaisir lors de sa parution, en 2002. A la relecture, je le trouve foisonnant, plus complexe que dans mon souvenir, définitivement passionnant.

 

En première approche, le roman est l’histoire extraordinaire d’un Américain de fiction né en 1926. Au prix d’une incroyable mystification qu’il avait gardée secrète, Coleman Silk s’était construit un destin différent de celui qui lui avait été attribué à la naissance. Un destin choisi qui, selon toute vraisemblance, était meilleur. Comme le dira sa sœur à la fin du livre, « il n’a pas pu attendre les droits civiques pour jouir des siens, alors il a sauté une marche ».

 

Mais tous les destins sont tragiques. L’homme, à la fois coupable et innocent, n’échappe pas à la fatalité. Il est même parfois puni par où il a péché. A l’automne de sa vie, Coleman se retrouve accusé à tort de racisme dans un contexte de « politiquement correct » exacerbé. Ça le détruit.

 

Après sa transgression originelle, Coleman Silk avait réussi tout ce qu’il avait entrepris, parce qu’il continuait à transgresser, parce qu’il bousculait les codes. Doyen d’une université américaine en déclin, il l’avait redressée en réorganisant, en restructurant, en transformant – tel un dirigeant macronien ! Une réussite qu’il n’avait su mener sans une forme d’arrogance, suscitant du ressentiment chez ceux qui avaient perdu au change ou qui étaient restés fascinés par des actes qui les dépassaient. Il avait alors suffi pour eux de saisir l’opportunité d’un malentendu orchestré : l’utilisation d’un mot au sens double que, dès lors que certains sonnaient la charge, les autres feignaient d’interpréter comme les y incitait leur veulerie, leur intérêt ou leur jalousie.

 

Mortifié, enragé, révolté par la tache, la souillure, dont on l’a marqué injustement, Coleman transgresse de plus belle. Il noue une relation sexuelle avec une femme de ménage illettrée ayant la moitié de son âge. Imaginez les réactions dans son entourage, alors que l’Amérique de 1998 est en pleine affaire Clinton Lewinsky – une autre histoire de tache ! Philip Roth s’en donne à cœur joie… Le roman prend fin tragiquement au moment où le Sénat refuse la destitution du président Clinton. Moments de réhabilitations !

 

La construction narrative est complexe. Comme souvent, Philip Roth met en scène son double, Nathan Zuckerman, un vieux romancier solitaire à son image. A la différence de Pastorale américaine, où il introduit l’histoire puis disparaît, Zuckerman joue un rôle actif dans la narration de La tache, en entremêlant dès le début ce que Coleman Silk lui dévoile lors de plusieurs rencontres amicales, et ce qu’il apprendra plus tard en enquêtant après sa mort, découvrant alors par hasard son secret. Bien sûr, le narrateur fait ensuite son travail de romancier et reconstitue à sa manière les pièces manquantes du puzzle.

 

Dans La tache, Philip Roth alterne les passages narratifs classiques et les digressions, où il fait place longuement – parfois trop ! – aux élucubrations et vociférations des personnages essentiels. Des tourmentés, des névrosés, des gens qui savent ou ne savent pas lire, mais dont les cerveaux sont malades !... Comme peut-être les nôtres !...

 

Philip Roth adapte son écriture à leur personnalité, n’hésitant pas à leur laisser la parole. A côté de Coleman Silk, il y a Faunia, sa maîtresse, femme de ménage de trente-quatre ans prétendument illettrée, une femme qui s’assume avec dignité dans un rôle de femme perdue, après avoir subi tous les malheurs et commis toutes les fautes imaginables. En face d’eux, Lester, l’ex-mari de Faunia, un ancien du Vietnam, revenu fou furieux au pays, un homme fruste resté haineux, violent et psychopathe malgré les années. Sans oublier la jeune et jolie directrice du département littérature de l’université, Delphine Roux, une française de grande famille, surdiplômée, écartelée entre ambition professionnelle et recherche d’un conjoint idéal, grotesque dans sa fascination pour Coleman, ce qui la conduit à chercher à le détruire.

 

En affichant, par l’intermédiaire de Zuckerman, sa sympathie et sa compassion pour le personnage de Coleman Silk, Philip Roth n’hésite pas à dévoiler sa vision critique d’une société américaine en quête d’une pureté introuvable. Un panorama d’une actualité particulièrement vibrante aux Etats-Unis comme dans la plupart de nos sociétés occidentales !

 

DIFFICILE     ooooo   J’AI AIME PASSIONNEMENT

 

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Pastorale américaine, de Philip Roth

Publié le 29 Août 2018 par Alain Schmoll dans Littérature, romans, critique littéraire, lecture

Août 2018, 

Philip Roth, récemment décédé, est reconnu comme l’un des grands romanciers américains de notre temps. Publié en 1997 et salué par de nombreux prix littéraires, Pastorale américaine est considéré comme l’un de ses chefs d’œuvre. Dans ce livre de quatre cent cinquante pages, l’auteur se penche sur le mythe de la famille américaine idéale, pour en montrer la vanité, la superficialité et la fragilité.

 

En le voyant, qui pourrait penser que Seymour Levov est le petit-fils d’un modeste immigrant juif installé à Newark, banlieue de New York ? Dès l’adolescence, sa belle gueule de grand athlète blond aux yeux bleus lui vaut le surnom de « Suédois ». Sportif de haut niveau au comportement exemplaire, le Suédois est l’idole de ses camarades universitaires. Plus tard, il dirige la prospère entreprise familiale de fabrication de gants, conscient de ce qu’on appellerait aujourd’hui sa responsabilité sociétale. Avec son épouse Dawn, une reine de beauté, il forme un couple parfait, aux valeurs morales irréprochables. Ils habitent une grande maison traditionnelle en pierre, entourée de cinquante hectares de terrain, où Dawn élève des bovins. Bref, une famille modèle, des riches bobos, ou plutôt, puisque nous sommes en Amérique, l’image de ce que le narrateur préfère appeler des pionniers d’opérette.

 

Leur fille unique, Merry, est la prunelle de leurs yeux. Ses grands-parents en sont gâteux. Mais voilà qu’à l’adolescence, Merry se rebelle contre ses parents, la société capitaliste américaine et sa sale guerre du Vietnam, dans un crescendo qui l’amène à poser une bombe dans un endroit public... Boum ! La poste et le magasin général sautent, un homme est tué. Merry disparaît... C’était l’année 68.

 

Le paradis du Suédois vole en éclat. Sa confiance en lui aussi. Purgatoire de l’incompréhension, du déni et de l’absence. Lorsqu’il faut bien se rendre à l’évidence, enfer de l’auto-culpabilisation. Quelle faute a-t-il commise ? Quand a-t-il péché pour mériter cela ? Qu’a-t-il fait pour que sa fille ait ainsi « le diable en tête » ? Tout part en vrille…

 

Comment Philip Roth construit-il son roman ? Il confie la narration à Nathan Zuckerman, son avatar. Comme lui, Zuckerman est un romancier sexagénaire. Comme lui, il a vécu dans les quartiers juifs de Newark. Mais ce n’est qu’un personnage de fiction. Il raconte que dans son enfance, cinquante ans plus tôt, il avait admiré les exploits de Seymour le Suédois, personnage de fiction lui aussi. Revoyant le Suédois en 1995, Zuckerman retrouve chez lui la même superbe que dans sa mémoire, mais marquée d’une superficialité lisse qui pourrait dissimuler une blessure profonde. Lors d’une soirée d’anciens étudiants, il découvre la nature du drame familial vécu par le Suédois près de trente ans auparavant. A partir de ces quelques données, le narrateur va construire la biographie complète de Seymour Levov dit le Suédois, et imaginer le détail des événements de l’époque. Imperceptiblement, on passe dans un second récit, celui de la pastorale américaine proprement dite.

 

Pour donner tous les éléments de compréhension au lecteur, l’auteur multiplie les retours en arrière et les longues digressions, au risque parfois de l’égarer. Lorsque j’avais lu Pastorale américaine, il y a une vingtaine d’années, j’en avais trouvé la lecture difficile, parfois pesante, notamment dans la première partie. Cette fois-ci, j’ai pris beaucoup de plaisir à redécouvrir le livre et à me laisser promener avec patience dans ses méandres : ils ne sont que littérature. Et à partir de la deuxième partie, on reste suspendu aux événements dramatiques vécus par Seymour et sa famille.

 

L’écriture est directe, empreinte d’une ironie et d’une autodérision lucides. Mais quand le narrateur, Zuckerman, se place dans la subjectivité des personnages, il parle avec leurs mots pour exprimer leurs pensées, leurs souvenirs, leurs troubles, leurs angoisses, leurs désespoirs. Les phrases viennent par flots, personnelles, spontanées, parfois rabâchées, comme nous nous y laissons aller lorsqu’un sujet nous obsède, ou quand nous nous imaginons en train de nous justifier auprès d’une personne dont nous pensons qu’elle pourrait nous juger. Ainsi l’extraordinaire dialogue fantasmé que Seymour le Suédois rêve avoir avec Angela Davis, la redoutable et médiatique militante des Black Panthers !

 

Vingt ans après sa publication, Pastorale américaine est d’une actualité étonnante. 1968 avait été l’année de la révolte de la jeunesse un peu partout dans le monde. Les réquisitoires prémâchés, vomis par Merry et ses camarades contre le capitalisme et la société blanche occidentale, sont identiques, au mot près, à ceux que l’on entend de nos jours. Même sentiment lorsque le paradis construit par le Suédois achève de s’effondrer en 1973 : la famille Levov suit à la télé les retransmissions des auditions du Watergate devant le Sénat. Des millions d’Américains prennent conscience qu’ils ont reconduit à la Maison-Blanche un homme douteux qui leur fait honte.

DIFFICILE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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Une Odyssée - Un père, un fils, une épopée, de Daniel Mendelsohn

Publié le 15 Août 2018 par Alain Schmoll dans Littérature, critique littéraire, lecture

Août 2018,

Deux livres récents rendent hommage à Homère, ce grand poète grec à l’identité unique ou plurielle mystérieuse. Je conseille de lire Une odyssée, de Daniel Mendelsohn, après Un été avec Homère, de Sylvain Tesson. Je publie en même temps mes critiques de ces deux ouvrages très complémentaires.

 

Une odyssée – un père, un fils, une épopée ! De quoi ce titre à rallonge est-il le nom ? Daniel Mendelsohn, écrivain, intellectuel, enseigne le grec dans une université new-yorkaise. Il anime des séminaires sur l’Iliade et l’Odyssée pour des étudiants de première année ; des séances hebdomadaires d’une demi-journée sur un semestre. Dans le livre, il revient sur un séminaire consacré à l’Odyssée, quelques années plus tôt, en présence de son père, un homme de quatre-vingt-un ans qui s’y était inscrit de son propre chef et l’avait suivi avec assiduité. Après la dernière séance, l’auteur et son père décidaient d’embarquer pour une croisière culturelle en Méditerranée « sur les traces d’Ulysse »…

 

Le poème de l’Odyssée, on le sait, relate les aventures d’Ulysse, roi d’Ithaque, ses dix années d’errance en Méditerranée après les dix années précédentes au siège de Troie, ses rencontres fantastiques d’île en île, avant son arrivée finale à Ithaque, chez lui, où il exécute les prétendants à sa succession, sans s’embarrasser de sommations inutiles. Retour à l’ordre des anciens jours auprès de Pénélope, sa fidèle épouse, et de leur fils Télémaque, vingt ans.

 

On trouve de tout chez Mendelsohn. Il met l’accent sur l’étude lexicale du poème : son analyse étymologique à la manière des exégèses hébraïques de rabbins érudits, séduira les philologues et les hellénistes (je ne suis ni l’un ni l’autre). Une approche de l’Odyssée à l’opposé de celle de Sylvain Tesson ! Me revient d’ailleurs une sentence de ce dernier, peut-être bien une pique pour un livre considéré comme concurrent : « Quand on tient un diamant dans les mains, on ne s’éberlue pas de la structure moléculaire du carbone, on s’émerveille des reflets »… Et pan !...

 

Mais quand, plus loin, Mendelsohn entreprend de décoder ce qu’il appelle la stratégie narrative homérique, il fait étinceler comme personne toutes les facettes du diamant. Pour l’amateur de romans que je suis, ça devient absolument passionnant.

 

Il faut bien comprendre que la lecture intégrale du poème, même traduit en français, est réservée à quelques hauts lettrés. Treize mille vers ! Comptez cinq cents pages, truffées de métaphores, de formulations cryptées, d’envolées lyriques. Les lecteurs de mon niveau doivent se contenter de résumés des aventures d’Ulysse. Des résumés complets, mais sèchement factuels. Frustrant !

 

Et voilà qu’avec Mendelsohn, on décrypte l’extraordinaire travail de composition narrative effectué par Homère afin d’assurer la cohérence des péripéties qui s’enchaînent et celle des attitudes des personnages. Un travail de romancier ! Les applications étudiées au cours du séminaire et rapportées dans le livre dévoilent toutes les richesses de l’Odyssée, un véritable roman-monde insérant la biographie complète d’un homme, Ulysse, dans la cosmologie métaphysique de son temps, sans oublier les sujets du quotidien auxquels Homère attache de l’importance, comme les relations fils-père – je vais y revenir ! – ou les petites choses qui assurent la cohésion d’un couple avec les années…

 

La lecture du livre donne l’impression d’être présent au séminaire, de participer au jeu des questions-réponses entre le maître et son auditoire, des jeunes gens tout juste sortis de l’adolescence, auxquels s’est joint un vieux monsieur apportant un complément d’éclairage qui les enchante, contrairement aux inquiétudes de son fils. Certaines scènes sont jubilatoires.

 

Les relations fils-père ! Au début, je ne voyais pas l’enjeu d’un tel livre. Encore un écrivain, m’étais-je dit, qui étale ses difficultés familiales en public, plutôt que d’aller consulter un psy !... Je faisais erreur. Ces relations fils-père sont fondamentales chez Homère, convaincu qu’un père garde toujours une part de mystère pour un fils. Pour Daniel Mendelsohn quinquagénaire, le séminaire et la croisière sont l’occasion ultime de découvrir un père. Au même titre que Télémaque, qui n’avait jamais connu le sien, Ulysse étant parti quelques semaines seulement après sa naissance. Au même titre qu’Ulysse lui-même, qui découvre à son retour un père très âgé, et ressent l’inexorabilité de sa mort prochaine… Jay Mendelsohn, père de Daniel, décédera dans l’année suivant le séminaire.

 

Finalement, un livre riche, passionnant et émouvant.

DIFFICILE     oooo   J’AI AIME BEAUCOUP

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