Août 2021,
Lorsque je découvris La Promesse de l’aube, en 2017, il m’apparut flagrant que Romain Gary s’était trouvé dans un angle mort de ma culture littéraire. Il m’aura fallu quatre années supplémentaires pour lire Les Racines du ciel. Comment ai-je pu passer aussi longtemps à côté de ce roman exceptionnel ? Il valut à l’auteur son premier prix Goncourt en 1956, le second, rappelons-le, lui ayant été décerné près de vingt ans plus tard sous le pseudonyme d’Emile Ajar.
Les Racines du ciel raconte le parcours au Tchad d’un Français, Morel (pas de prénom !), qui milite inlassablement et de moins en moins pacifiquement contre la chasse à l’éléphant. Cette activité, menaçante pour la survie de l’espèce, était pratiquée à grande échelle dans l’ancienne Afrique-Equatoriale Française par trois catégories de personnes : les peuplades locales pour la viande, les trafiquants pour l’ivoire et les amateurs de trophées exotiques pour la gloriole.
Bien au-delà de ces publics directement concernés, Morel suscite toutes sortes de sympathies, d’hostilités, de fascinations, d’inquiétudes, de soupçons et d’exaspérations. De Paris au Caire, de Washington à Moscou, chez les naturalistes scandinaves comme chez les nationalistes africains, dans un contexte géopolitique de guerre froide et de contestation de la colonisation occidentale, le retentissement de son action est immense. On cherche à l’éliminer parce qu’il trouble l’ordre public, parce qu’il entrave des intérêts particuliers, ou parce qu’il pourrait être sournoisement à la solde de l’ennemi. Certains ne le comprennent pas, parce qu’il ne s’inscrit pas dans leurs croyances. Quelques-uns s’efforcent de détourner ses objectifs au profit des leurs. Les plus retors le rejoignent sans adhérer sur le fond, parce qu’ils luttent contre les mêmes adversaires, mais jusqu’à quand le soutiendront-ils ?
Dans cette comédie humaine vibrionnante, tous les personnages jouent un rôle clé emblématique d’une institution politique, d’un groupe de pression ou d’un simple profil type d’Occidental expatrié en Afrique coloniale. Faisant fi des chronologies, jonglant avec le temps, le narrateur met au premier plan ce que « le cas Morel » inspire ou a inspiré à chacun, transcrivant des débats pris sur le vif, des échanges de souvenirs, des témoignages ultérieurs devant la justice, ou lisant directement dans les mémoires, dans les ressentis et dans les pensées. Le texte n’est ainsi qu’un assemblage de subjectivités, forcément dissonantes, au sein desquelles lectrices et lecteurs doivent trouver leur chemin pour reconstituer la cohérence des péripéties.
Il faut un certain temps pour s’adapter à la construction de l'ouvrage et pour situer les personnages – nombreux ! – les uns par rapport aux autres. Dès que l’on y voit clair, le roman devient passionnant. Tout en restant accessible, le vocabulaire de Romain Gary est riche, parce qu’il correspond à la complexité du contexte et à la variété du paysage africain. Sa plume déliée et harmonieuse raconte subtilement la flore foisonnante des forêts, l’horizon poussiéreux des déserts, les maigres points d’eau où se presse le monde animal, sans oublier les bars d’hôtels fréquentés par les Occidentaux.
On trouve tout dans Les Racines du ciel : émotions, humour, réflexions profondes sur le monde et sur le futur de l’humanité. Des questionnements d’une modernité évidente. Pour ou contre la chasse aux éléphants, le débat reste ouvert de nos jours, chaque partie assénant des arguments assortis de statistiques irréfutables. Le progrès technique est nécessaire à l’émancipation du peuple africain, mais l’exploitation utilitaire des terres s’accommode mal des dégâts commis par les troupeaux. Humanité vs nature : les utopies se fracassent toujours sur des contradictions extrinsèques.
Dans sa préface de la réédition du roman en 1980, Romain Gary se présente en pionnier de l’écologie politique. Compagnon de la Libération, il s’identifie à Morel, évoquant le Général de Gaulle et son combat solitaire en 1940 pour la reconquête de la dignité humaine.
Je vois surtout dans Les Racines du ciel un vaste et captivant roman d’aventures, brassant des profils d’hommes intemporels, dans un environnement géopolitique complexe, où il importe de préserver les valeurs humanistes essentielles, celles que Gary nomme justement les racines du ciel.
DIFFICILE ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT