Mars 2020,
Ouf ! L’idée de relire Belle du Seigneur m’avait fait peur. Peur de m’enterrer dans ses mille cent pages et ses cent six chapitres, peur de ne pas retrouver l’enthousiasme de mes premières lectures, il y a trente ans et cinquante ans. Eh bien, si ! Je persiste et je signe. Mille cent pages magiques, un roman monument, au sommet de la littérature francophone.
Au cœur de l’ouvrage, la rencontre à Genève, dans les années trente, d’une femme et d’un homme qui vont s’aimer… disons, à la folie ! Ariane est une jeune femme très belle et très sexy, du genre femme-enfant à l’esprit naïf et romantique, mariée à un médiocre qu’elle n’aime pas. Solal est un Don Juan irrésistible, un homme beau, riche, brillant, cynique et manipulateur.
Les amants voudront prolonger indéfiniment l’intensité passionnelle et esthétique de leur relation, à l’écart des gargouillements et des exhalaisons du quotidien. Condamnés à être sublimes, attendrissants et… ridicules, ils s’enferreront dans la vision idéalisée d’une vie à deux et rien qu’à deux, imaginée par la Belle et complaisamment acceptée par son Seigneur, sincèrement amoureux, mais trop cynique pour ne pas être lucide... Tolstoï et Anna Karénine avaient bien prévenu !
A la lumière de certain débat actuel, je m’amuse – sans autre commentaire – du discours de Solal sur les femmes, qu’il accuse d’adorer la force protectrice de l’homme, son pouvoir de tuer. Un héritage de l’humanité des premiers temps, et plus loin encore, de ce qu’il appelle la « babouinerie ».
Au-delà de la romance, qui me fait moins d’effet aujourd’hui que lorsque je l’avais lue pour la première fois à l’âge de vingt ans, Belle du Seigneur est aussi une croustillante comédie de mœurs. Pendant près de quatre cents pages, jusqu’à l’anthologique chapitre XXXV où Solal conquiert Ariane, l’auteur brosse avec un humour savoureux le monde petit-bourgeois de la rebutante belle-famille d’Ariane, dont le mari travaille à la Société des Nations. Adrien Deume est un petit fonctionnaire veule, combinard et tire-au-flanc, un homme fat et étriqué, et c’est avec une férocité jubilatoire peu charitable, qu’on se délecte des stratagèmes de Solal, big boss de la même SDN, pour séduire l’épouse de son subordonné.
Ayant été lui-même fonctionnaire international à Genève, Albert Cohen (1895-1981) a bien connu l’atmosphère de « ruche bourdonnante et sans miel » de la SDN, devancière de l’actuelle ONU. L’écrivain a observé les imbéciles dont le talent est « de savoir ne rien dire en plusieurs pages ». Nul n’aurait pu mieux que lui railler les inefficiences, les compromissions et les mondanités pompeuses, unissant diplomates, délégués gouvernementaux et la haute société de la cité de Calvin. Leurs bavardages artistiques ne révélaient rien d’autre, dixit Solal, qu’une appartenance à la caste des puissants. Un bouillon de culture dans lequel proliférait l’antisémitisme fulgurant des années trente. Sous leurs yeux bienveillants, l’Allemagne de Hitler fourbissait ses armes.
Alors, Albert Cohen, le Juif séfarade né à Corfou, a ressorti les Valeureux de ses précédents romans. Cinq vagabonds juifs débarqués de son île, cousins de l’élégant et noble Solal, grotesques et admirables, méprisés et méprisants, beaux parleurs en vieux français, fiers héritiers d’un peuple qui a détaché l'Homme de ses superstitions, un peuple auquel Albert Cohen a contribué à trouver un chez lui, un peuple que Solal, le Juif solaire, le demi-dieu ou chevalier merveilleux, dévoué à un Dieu auquel il ne croit pas, place au-dessus de tout et pour lequel il sacrifiera son poste à la Société des Nations.
D'un chapitre à l'autre, la narration classique alterne avec la prise de parole des personnages, Ariane, Solal, Adrien et d’autres, la plupart sous forme de monologues intérieurs. Chacun assume son langage, lyrique ou rabelaisien, tragique ou hilarant, raffiné ou déjanté, basculant parfois dans un rabâchage obsessionnel qui efface toute ponctuation. Un ton et des mots d’une justesse implacable ! Quelques développements un peu lénifiants auraient peut-être mérité d’être plus courts. Mais qui pourrait s’autoriser à émettre ce type de critique sur l’œuvre majeure d’un tel virtuose de la langue française ?
DIFFICILE ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT