Octobre 2019
Certains chefs-d’œuvre sont difficiles d’accès. Ce n’est pas le cas de Tous les hommes du roi, un roman sublime de bout en bout. J’ai été emporté d’emblée. Dès la première page, une route, toute droite, se déroule à l’infini au travers des paysages sauvages et incandescents du Sud des Etats-Unis, et sur cette route, une Cadillac noire fonce à tombeau ouvert. A bord, quelques-uns des personnages hauts en couleur du roman : le Boss, homme-clé autour duquel est bâtie l’intrigue ; Lucy Stark, sa femme ; l’obèse Tiny Duffy, souffre-douleur patenté ; le bègue et malingre Sugar Boy, chauffeur porte-flingue. Et Jack Burden, un fils de famille, journaliste éphémère reconverti dans un job d’homme de confiance. C’est lui le narrateur du roman.
L’action principale se développe à la fin des années trente. Willie Stark, dit le Boss, est un homme politique atypique. Petit agriculteur à la détermination farouche, il se présente aux élections dans l’intention de lutter contre la corruption et le chantage qui gangrènent l’Etat. Révélant un véritable talent de tribun, il est élu Gouverneur. Mais dans l’exercice du pouvoir, il se montre populiste et autoritaire, son cynisme l’amenant finalement à penser que corruption et chantage sont des moyens acceptables pour parvenir aux fins qu’il juge bonnes pour le peuple. Il est convaincu que le bien ne peut naître que du mal.
Jack Burden raconte par le menu l’histoire de Willie Stark qu’il accompagne jusqu’aux circonstances qui mettront fin tragiquement à son parcours. Les missions délicates, parfois indignes, dont il se charge pour le compte du Boss, ainsi que son observation lucide et ironique des personnages du roman, l’amènent à se pencher en même temps sur lui-même et sur sa propre histoire. Apte à juger, mais incapable de se résoudre à intervenir, il observe sans réagir les manipulations et les événements qui conduiront à trois drames tragiques. Il lui faudra du temps pour comprendre qu’il n’appartient qu’à lui de s’assumer et de donner un sens à sa vie.
Impossible de ne pas citer les autres personnages : Adam Stanton, le chirurgien pianiste, idéaliste, intransigeant et incontrôlable ; sa sœur Anne, amour de jeunesse de Jack, qui, comme ce dernier, peine à trouver sa voie ; Sadie Burke, une femme dévouée au Boss, dont l’activisme masque une frustration physique ; le juge Irwin, figure emblématique de la rigueur morale, sauf que… Sans oublier madame Burden mère, une ancienne beauté menant grand train.
La construction du roman est complexe et très finement conçue. Malgré leur diversité, les péripéties, parfois brutales et surprenantes, s’enchaînent presque logiquement tout au long des six cent quarante pages du livre. Comme si, justement, tout était écrit d’avance. L’auteur soulève de profondes réflexions philosophiques sur la fatalité, le secret, la trahison, le péché, la culpabilité. Une culpabilité propre à chacun, mais également collective dans un Sud hanté par ses démons du passé : l’esclavage, le racisme et la guerre perdue contre les Yankees.
La plume de Robert Penn Warren est éblouissante. Les journées brûlantes et les nuits étouffantes de la Louisiane donnent lieu à des images sans cesse renouvelées, toutes d’un lyrisme époustouflant. Dans son rôle de narrateur, Jack Burden use d’un ton décalé et fait mine de prendre à témoin un interlocuteur qu’il tutoie ; on ne sait pas s’il s’adresse au lecteur ou à lui-même, mais l’effet est percutant. Les nombreux personnages, dont les traits de caractère sont ciselés avec une certaine férocité, jouent des scènes captivantes dont les dialogues, alliant burlesque et gravité, sont dignes des meilleures séries noires. La traduction, revue à l’occasion d’une publication en 2017 par les éditions Monsieur Toussaint Louverture, mérite d’être saluée, car elle transpose à la perfection le langage populaire que l’on imagine dans le Sud profond.
Deux fois porté à l’écran, Tous les hommes du roi a été aussi à plusieurs reprises adapté pour le théâtre. Le roman, pour lequel je confirme et j’assume tous les superlatifs de ma chronique, avait valu en 1947 à son auteur, le poète et romancier Robert Penn Warren, le prix Pulitzer de la fiction.
GLOBALEMENT SIMPLE ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT