Octobre 2019,
Ma critique aura-t-elle un sens ? Car je ne vois pas de meilleur éclairage sur Le cœur battant du monde, que ce que l’auteur écrit lui-même dans les pages finales de remerciements. Dans son roman, Sébastien Spitzer a imaginé l’enfance et l’adolescence d’un certain Frederick Demuth, né à Londres en 1851 d’un rapport intime éphémère et clandestin entre Karl Marx et la gouvernante de la famille. Une information longtemps occultée par ceux qui tenaient à sanctifier l’image de leur idole.
Soucieuse de préserver son honorabilité, la famille, qui comptait six enfants officiels, dissimula et dénia, dès sa naissance, l’existence de ce fils illégitime, ce « bâtard » honteux. On sait peu de choses sur son enfance et son adolescence. Une zone grise qu’il appartenait à l’auteur de mettre en couleur par une histoire séduisante. Et justement, je n’ai pas été convaincu par le personnage fictif de Freddy, à peine plus par celui de Charlotte, sa bonne-maman. J’ai trouvé laborieuses, parfois tirées par les cheveux, les aventures imaginées par l’auteur.
L’ombre oppressante d’un homme plane sur l’esprit du roman. Cet homme, que ses compagnons de lutte appellent le Maure en raison de son teint mat et de la broussaille noire de son poil, c’est Karl Marx, un dieu pour une partie de l’humanité, un diable pour l’autre. Selon lui, le monde capitaliste finira par s’effondrer sous l’effet de ses contradictions. Des contradictions dont il n’est pas lui-même exempt. Son activisme révolutionnaire tranche avec son attrait pour le luxe, son mode de vie bourgeois s’accommode mal de son incapacité chronique à gagner sa vie. À Londres, où il s’est exilé avec femme et enfants, le quotidien n’est pas simple pour madame, née baronne Johanna von Westphalen, toujours prête toutefois à s’incarner en Jenny la Rouge et à prendre fait et cause pour son mari.
Dans le livre, le personnage le plus présent, c’est Engels, l’alter ego de Marx. Il est cosignataire de son œuvre, mais le grand public ignore son nom. Pas étonnant à en juger à la lecture du roman, où l’auteur le montre toujours en retrait du Maure, dont il subit le caractère dominant et dont il finance de bon cœur la vie quotidienne. Il en a les moyens financiers et il croule, lui aussi, sous les contradictions. Ce rejeton d’une riche famille d’industriels prussiens est un sentimental scandalisé par les inégalités. Ce grand patron installé à Manchester est un théoricien de la révolution prolétarienne. Ce grand bourgeois chasse à courre avec le marquis de Westminster et souffle sur les braises dans les manifestations d’ouvriers. Et son comportement de mâle n’est guère conforme à ses engagements féministes.
Le contexte historique est très intéressant. En cette seconde moitié du dix-neuvième siècle, le cœur battant du monde se situe en Angleterre, où l’industrie, en plein développement, « est le cœur sec et froid d’un monde sans cœur ». Dans les grandes villes de l’empire le plus puissant du monde, la misère la plus pitoyable côtoie l’opulence la plus ostentatoire. Des pages choquantes rappellent l’œuvre de Dickens. Riches et pauvres subissent, chacun à sa mesure, une terrible crise du textile provoquée par l’arrêt de la culture du coton, dans le Sud des États-Unis, pendant la guerre de Sécession. Tous vivent dans l’appréhension des soulèvements et des attentats commis par les indépendantistes irlandais.
Le livre est décomposé en quarante chapitres d’une dizaine de pages, chacun étant tour à tour consacré à l’un des principaux personnages. Il est presque entièrement écrit au présent, avec très peu de retours sur le passé. J’en ai été gêné, car ce parti d’écriture, dont l’objet est d’introduire directement le lecteur dans la narration, perd son effet lorsqu’on le généralise d’un chapitre à l’autre, d’un personnage à l’autre. Il supprime toute perspective temporelle, toute intuition de correspondance entre les événements. Reste l’impression de lire des chroniques indépendantes.
Peut-être le style narratif de Sébastien Spitzer est-il plus adapté au caractère objectif d’un ouvrage à vocation historique qu’à une fiction romanesque.
GLOBALEMENT SIMPLE oo J’AI AIME… UN PEU