Mai 2019,
Difficile d’inventorier toutes les émotions qui m’ont traversé en lisant Né d’aucune femme, un roman où l’auteur, Franck Bouysse, a puisé son inspiration dans la mémoire lointaine de son Limousin natal. Des fermes anémiques, un bourg et son église, un curé qui parcourt sa paroisse en voiture à cheval ; plus loin, au-delà des hameaux, dans la forêt, une grande demeure semblable à un château, puis un ancien monastère transformé en asile où, en ce temps-là, on n’enfermait pas que les fous ; et aussi une usine, la forge, symbole de la révolution industrielle du dix-neuvième siècle.
Une fois le cadre posé, tout à vraiment commencé pour moi par le sombre pressentiment d’une histoire sordide, suivi d’un malaise diffus à la lecture des premières pages des cahiers de Rose, quatorze ans, tout juste nubile, vendue par son père parce qu’il ne peut pas nourrir sa femme et ses quatre filles. Pas besoin d’être grand clerc pour imaginer les arrière-pensées de l’acquéreur, un notable, maître de forge, tout puissant localement. Un homme brutal, dépourvu d’humanité, dont on découvre progressivement l’ignoble projet concocté à l’initiative de sa mère, une vieille femme sèche et revêche. L’ogre et la sorcière d’un conte cauchemardesque pour adultes.
Tout au long du livre, j’ai été tiraillé entre deux pulsions contradictoires. Captivé et bouleversé par l’intrigue, digne d’un thriller, j’étais poussé à tourner les pages et à me précipiter vers la suite des péripéties. En même temps, fasciné par les personnages et par l’écriture, je ne pouvais m’empêcher de relire deux fois, trois fois, certains passages.
Car l’écriture de Né d’aucune femme est indissociable des personnages et des chapitres titrés qui leur sont consacrés.
La plupart de ces chapitres sont la retranscription des cahiers écrits par Rose pour laisser un témoignage de son calvaire. Un texte poignant et attendrissant, rédigé par une jeune fille qui n’était pas allée à l’école, que sa mère, révèle-t-elle, faisait juste lire et recopier des passages des Evangiles. Une syntaxe de langage parlé populaire, simple, naïf, de moins en moins naïf d’ailleurs au fil des pages, car Rose ne manque pas de bon sens. Intégrés à la narration sans autre façon, les dialogues sont tellement expressifs, que j’entendais Rose parler, tour à tour désespérée et effrontée, digne, dissimulant une détermination qui surprendra…
Deux autres narrateurs dans le livre, et chacun son style. Edmond, le palefrenier factotum, un homme jeune, costaud et pourtant déjà détruit, jette des phrases au débotté. Gabriel, le curé, doué d’une plume lyrique et introspective, enrobe toute l’histoire comme en un testament spirituel, quarante ans plus tard. Les chapitres dédiés aux deux derniers personnages, le père et la mère de Rose, font l’objet d’une narration classique, dans une tonalité sombre ; comme si ces fermiers miséreux ne pouvaient s’exprimer en dehors de dialogues hachés par des silences hurlant leur désespérance.
Tous, hommes et femmes, sont d’un réalisme tranchant. L’auteur dévoile leurs failles, chez les uns des perversités monstrueuses, intolérables ; chez les autres, des faiblesses tout simplement humaines, comme celles qui façonnent notre destin malgré nous.
Je n’avais jusqu’à présent rien lu de Franck Bouysse, un romancier qui, depuis quelque temps, affole le baromètre de la critique. Pour un écrivain quinquagénaire, s’incarner dans le personnage d’une jeune fille comme Rose est une performance littéraire exceptionnelle. J’ajoute que Né d’aucune mère réunit tous les attraits qu’il m’est possible d’espérer trouver dans un roman : une histoire qui m’a profondément secoué, une plume qui m’a enchanté, des portraits psychologiques percutants, un suspense insoutenable, des rebondissements qui m’ont surpris – malgré des indices pourtant glissés ça et là, et que je n’ai pas su déceler –.
Né d’aucune femme est un roman éblouissant, d’une force incroyable. J’en suis à me demander quel plaisir je pourrai encore trouver à lire d’autres romans…
GLOBALEMENT SIMPLE ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT