Octobre 2018,
Ce roman, œuvre de l’écrivain français Patrice Jean, est surprenant. Il s’avère bien plus complexe et profond qu’il n’en donne l’impression dans les premières pages. Il est en fait constitué de deux fictions qui se chevauchent, mais qui ne s’articulent pas comme les romans enchâssés habituels. Essayons d’expliquer.
L’homme surnuméraire commence par une histoire banale, développée sous une forme très classique. Serge Le Chenadec, un banlieusard de la classe moyenne, se laisse dériver chaque jour dans un peu plus de médiocrité. Marié depuis vingt ans, père de deux adolescents qui ne lèvent pas le nez de leur smartphone, il devient quasiment transparent à leurs yeux et à ceux de Claire, son épouse, une jolie femme qui « bovaryse », sous l’influence d’une amie militant pour une liberté féminine décomplexée. Incapable de réagir, Serge se sent peu à peu devenir l’homme surnuméraire, celui qui est de trop.
Surprise !... Il apparaît que la déliquescence du ménage Le Chenadec n’est pas le propos principal du roman de Patrice Jean. Son véritable propos tourne autour du roman fictif la relatant, écrit par un écrivain fictif du nom de Patrice Horlaville, et dont le titre est aussi L’homme surnuméraire. C’est un peu compliqué – on dirait presque du Paul Auster –, mais je vais tâcher d’être clair.
La fiction principale prend corps dans un univers plus raffiné que celui des Le Chenadec. Son narrateur, Clément, est un beau mec d’une trentaine d’années, intelligent et lettré, mais dilettante et peu soucieux de trouver un job. Il vit confortablement avec Lise, sa compagne, une jolie et brillante universitaire qui l’entretient. Autour de leur couple, évolue un aréopage d’autres universitaires, célèbres, prospères… et plutôt condescendants. Ils papillonnent autour de Lise, et Clément les perçoit, à juste titre, comme des rivaux. Jalousie, mépris et haines réciproques !
A l’initiative de ce cénacle d’intellectuels très élitistes et bien-pensants, Clément est engagé par un éditeur pour un projet original : la création d’une collection de littérature « humaniste », ambitionnant de republier des livres de grands auteurs, expurgés de ce qui pourrait offenser la bien-pensance d’aujourd’hui. Il s’agit de s’affranchir de tout ce qui pourrait s’interpréter de près ou de loin comme de l’homophobie, du machisme, de l’anti-féminisme ou du racisme (rappelons-nous la polémique Tintin au Congo). On oblitère aussi les nouveaux sacrilèges, tels que mépris de classe, stigmatisation des faibles, crainte de la diversité, ou même misanthropie et pessimisme. Il faut ne pas désespérer le peuple !
Ces intellectuels de haut vol se piquent d’influencer aussi l’édition contemporaine. L’homme surnuméraire de Patrice Horlaville, qui leur passe incidemment entre les mains, est pour eux le type même du roman minable jonché de signaux négatifs. Clément est donc invité à prendre contact avec son auteur pour lui proposer de retravailler son ouvrage. Horlaville répondra par un chapitre supplémentaire, où il introduit ses contempteurs comme personnages, en les plaçant dans des situations ridicules et humiliantes. Un humour potache qui n’est pas ce que j’ai préféré dans le livre, qui ne manque pas par ailleurs d’ironie subtile.
Une ironie savoureuse qui n’épargne personne, et que Patrice Jean utilise surtout pour railler la bien-pensance et le politiquement correct dictés par une élite universitaire décrite comme bornée et arrogante. Le phénomène ne date pas d’hier puisqu’il fondait la dramatique de La tache, roman publié par Philip Roth au début des années deux mille.
Dans un ouvrage dont il faut saluer l’originalité et l’imagination, Patrice Jean n’hésite pas à brocarder d’autres aspects de la production littéraire d’aujourd’hui. Un chapitre raconte en mode « new romance » les aventures extraconjugales de Claire. Des réflexions philosophiques sont présentées dans un langage abscons. Les tribulations des Le Chenadec sont racontées par Horlaville dans un style très maniéré. Et quand Clément prend la plume, son expression décontractée du début laisse peu à peu la place à une orthodoxie littéraire un peu surannée. Un style qui me met mal à l’aise, car il m’évoque certains hommes politiques affectionnant l’imparfait du subjonctif pour vitupérer eux aussi contre la bien-pensance… Espérons qu’il s’agit là aussi d’un pastiche et pas d’une nostalgie.
DIFFICILE oooo J’AI AIME BEAUCOUP