Avril 2018,
Putain, quel livre !... Je n’ai pas mieux pour exprimer l’effet ressenti en lisant My absolute darling ! Pourquoi d’ailleurs me priverais-je de ce mot, alors que ma liseuse le décompte plus de cent cinquante fois dans les quatre cent cinquante pages du roman. « Putain ! » vocifère Martin, chaque fois qu’il sent sa fille Julia, dite Turtle ou Croquette, lui échapper. « Putain ! » grogne Turtle, quand elle est en colère, en général après elle-même.
Lorsque je lis, je m’efforce de garder du recul afin de préserver mon émotivité. Au début de My absolute darling, je me suis tenu au-dessus de l’univers glauque de Martin et Turtle. Mais j’ai fini par être embarqué par l’immense talent de conteur et de descripteur de Gabriel Tallent, un jeune écrivain qui aura passé huit ans à écrire ce premier roman. Avec lui, j’ai arpenté des terrains flamboyants et indomptés, j’ai humé les senteurs des fleurs sauvages dans les collines, j’ai vu entre les rochers noirs le soleil rouge se coucher sur l’océan, j’ai entendu les craquements de la vieille maison et frissonné en tombant sur l’énorme veuve noire au ventre velu, j’ai suffoqué lorsque le ressac de l’océan m’a submergé et j’ai souffert dans mon corps en voyant Turtle soigner toute seule ses blessures… Et chaque fois que Turtle retombait sous le joug de Martin, j’aurais voulu crier : « Putain, Turtle !... Non ! »
Pour une large part, le roman consiste en un huis-clos entre un père et une fille, dans une maison délabrée, perdue sur une côte sauvage de Californie. Martin est un ours mal léché, un colosse pourvu d’une véritable culture littéraire, sachant aussi tout faire de ses mains. Adepte du survivalisme, il se prépare, avec Turtle, aux conditions de vie primitives et hostiles d’une post-catastrophe écologique. La maison regorge de kits de survie, de stocks de nourriture, d’outils, de médicaments. Sans oublier un véritable arsenal de flingues plus ou moins sophistiqués, que Turtle ne cesse de démonter et remonter pour les nettoyer, quand elle n’observe pas le monde par un viseur et qu’elle ne s’exerce pas au tir. Pour Martin, elle doit devenir une championne de l’autodéfense.
La relation père - fille s’avère rapidement malsaine. Martin est en fait un loser replié sur lui-même, ruminant ses échecs et sa malchance. Turtle, qu’il élève seul, est la dernière chose qu’il lui reste. Elle est son amour absolu, exclusif, ultime. En proie à un sentiment pervers, monstrueux, qui bascule dans la haine, il l’humilie, la roue de coups, la viole régulièrement. Elle a quatorze ans et ça fait des années que ça dure. Insoutenable !… Putain ! Je ne crois pas avoir jamais autant haï un personnage de fiction.
Comme tous ceux qui sont violentés par un proche, Turtle trouve des justifications à son bourreau et croit même mériter les supplices qu’il lui inflige. Bien que n’ayant jamais rien connu d’autre, elle pressent toutefois que sa situation est anormale, elle en a honte et elle la dissimule. Elle reste partagée entre le dégoût et l’adulation, entre la peur et la confiance, entre la tentation de protéger un secret et le parti pris de le révéler.
N’y a-t-il personne pour arracher Turtle à son monstre de père ? Un grand-père alcoolique et une enseignante mal dans sa peau soupçonnent la vérité mais sont trop pusillanimes pour intervenir. Un jour, Turtle rencontre Brett et Jacob, des jeunes gens un peu plus âgés qu’elle, passionnés de littérature. Leurs dialogues désopilants fascinent Turtle, même si elle a du mal à suivre. Brett est issu d’une communauté de hippies des années soixante, Jacob d’un père ayant réussi dans le high-tech et d’une mère branchée art contemporain. Peut-être l’espoir d’une libération.
Gabriel Tallent imagine et dresse des scènes incroyables, haletantes, dignes d’un thriller, comme l’apocalyptique règlement de comptes final. Ou comme ce jour de grande marée, où Turtle et Jacob, surpris dans une crique par la violence soudaine de l’océan, sont roulés dans des tourbillons, aspirés par les bas-fonds, engloutis par les déferlantes, projetés contre les rochers où s’accrochent des coquillages qui sont autant de « rasoirs de porcelaine ». Blessés, isolés pendant plusieurs jours sur un rocher inaccessible et invisible, ils ne s’en sortiront que grâce à la résilience de Turtle, à sa capacité à se nourrir et à se soigner avec les moyens du bord.
Un savoir-faire qu’elle tient de son père, qui aurait rêvé qu’elle soit capable « de vivre avec les loups et de fonder un royaume ».
DIFFICILE ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT