Avril 2018,
Ecrivain britannique d’origine japonaise, Kazuo Ishiguro est le dernier Prix Nobel de littérature en date. Son roman le plus connu, Les vestiges du jour, avait obtenu en 1990 le Booker Prize, une prestigieuse récompense réservée aux œuvres de fiction écrites en langue anglaise. L’ouvrage a été adapté à l’écran par James Ivory, avec Anthony Hopkins et Emma Thompson dans les rôles principaux.
Juillet 1956, un homme raconte. Au cours d’une pérégrination dans la campagne anglaise – engagée non sans une idée derrière la tête ! –, il revient sur sa longue carrière de majordome, commencée après la première guerre mondiale à Darlington Hall, un domaine ayant appartenu à une famille de la plus haute aristocratie britannique, récemment cédé, après la mort de Lord Darlington, à un milliardaire américain.
Dans son long monologue, livré dans un langage à la syntaxe parfaite, procurant une incroyable impression de limpidité à la lecture – j’y reviendrai toutefois ! – Mr Stevens (on prononce Mister et on ne donne pas le prénom, ce serait une familiarité déplacée), Mr Stevens, donc, affiche la haute conception qu’il a de ses fonctions de « grand » majordome. Il en exprime le concept de ce qu’il appelle la « dignité », au travers de deux circonstances qui auront marqué sa vie.
La première tient aux démarches douteuses de Lord Darlington, entre les deux guerres, pour convaincre la Couronne de nouer des relations privilégiées avec le gouvernement allemand. Mr Stevens avait assuré le service lors de plusieurs dîners secrets à Darlington Hall, où des diplomates des deux bords avaient pu se rencontrer. Avaient même été réunis autour de la table, le Premier Ministre Chamberlain et les deux Ministres des Affaires Étrangères, Lord Halifax et Herr Ribbentrop, pour des discussions récemment reprises et anathématisées par Éric Vuillard dans son récit L’ordre du jour, Prix Goncourt 2017 (*), et évoquées dans le film Les heures sombres, récompensé par un Oscar pour l’époustouflante interprétation du personnage de Winston Churchill.
La seconde circonstance se rapporte à la relation tendue, guindée, strictement professionnelle, que Mr Stevens, célibataire endurci, avait entretenue pendant quinze ans avec Miss Kenton – pas de prénom non plus ! –, intendante de Darlington Hall jusqu’à ce qu’elle en parte pour se marier, en 1936. Mr Stevens serait-il passé à côté de sa chance ? Difficile de l'admettre !... Et si toutefois, malgré le temps passé ?...
Mr Stevens est complètement enfermé dans ses devoirs de serviteur de haut rang et dans son dévouement sans réserve à son employeur. Rien ne doit l’en distraire, ni les sentiments, ni les états d’âme qu’auraient pu lui inspirer les tractations blâmables dans lesquelles Lord Darlington s’était perdu. Mr Stevens se refuse à juger son employeur et maître, et s’interdit d’avoir lui-même une quelconque opinion sur des sujets selon lui réservés aux gentlemen.
Dans un premier temps, j’ai souri aux certitudes du personnage, à son flegme inébranlable, à son idéal d’une perfection composée. Hors de son service, l’apparence et le comportement de Mr Stevens le font prendre pour un « Monsieur » par les gens simples. Mais les plus avertis ne s’y trompent pas. Même chose pour sa façon de s’exprimer, dont j’ai salué la syntaxe, mais qui, trop formelle, trop parfaite, dégage une impression d’insignifiance un peu ridicule, à l’instar de ce que dénoterait pour un graphologue une écriture trop calligraphiée.
Mon sourire s’est effacé, lorsque sur instructions de Lord Darlington, qui admettra plus tard le regretter, Mr Stevens raconte avoir licencié, sans le moindre état d’âme, deux servantes juives, juste parce qu’elles étaient juives. Jusqu’où aurait pu aller un homme de son genre, quelques années plus tard, s’il avait servi dans un pays occupé par les Nazis ?
Au fond, derrière les apparences artificielles qu’il cultive, la destinée assumée par cet homme vieillissant aux manières de vieux garçon s’avère pathétique. On l’imagine terminer comme son père, grand majordome lui-aussi, seul dans une minuscule chambre sans confort sous les combles d’une demeure somptueuse.
Pour éviter de voir la vérité en face, Mr Stevens se targue d’un « sentiment de triomphe » personnel vers la fin de sa narration. Il faut surtout y voir l’humour, la finesse et la maîtrise d’un grand écrivain.
FACILE ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT
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