Juillet 2017,
Il y a des lectures qui démarrent poussivement et qui s'avèrent finalement passionnantes.
L’intrigue de Deux hommes de bien prend place dans un contexte historique tellement particulier, qu’il est naturel d’en bien fixer les tenants et aboutissants, puis d’en explorer les perspectives, qui sont multiples. Loin de se contenter de ce programme déjà riche, Arturo Pérez-Reverte en rajoute encore : tout au long du roman, il s’attache à en dévoiler les ficelles de sa gestation.
Un récit complexe, donc. Pas étonnant qu’un minimum de patience et de persévérance soient nécessaires au lecteur pour en prendre la mesure.
La trame romanesque est inspirée d’une histoire vraie. A Madrid, dans les années 1780, deux membres de l’Académie royale espagnole reçoivent mandat de se rendre à Paris et d’en rapporter un exemplaire original de l’Encyclopédie, publiée en France depuis une vingtaine d’années. Une mission qui n’est pas considérée comme opportune dans certaines sphères d’un royaume d’Espagne très catholique, où les idées restent soumises à la censure de l’Inquisition.
Car l’Encyclopédie véhicule des idées subversives ! Cet ensemble de vingt-huit volumes, écrits par un groupe d'intellectuels supervisés par Diderot et d’Alembert, est emblématique du mouvement des Lumières, qui se propage sur toute l’Europe. L’intention est que chacun puisse accéder à une connaissance ouverte, fondée sur la raison, l’échange d’idées et l’observation expérimentale, par opposition à l'obscurantisme, la superstition et l'intolérance, privilégiés alors par la religion et la monarchie.
Des routes inconfortables et peu sûres, une vie parisienne recelant moult embûches – dans les salons de la haute société comme dans les ruelles des quartiers populaires ! –, d’impitoyables manigances ourdies par les adversaires du projet. On imagine bien que l’expédition des deux académiciens espagnols n’aura pas été de tout repos. Leurs aventures sont contées en mode cape et d’épée, scènes de duel et de galanterie incluses. C’est plaisant et l’auteur sait faire monter la pression dans les moments dramatiques.
Le contexte historique est l’occasion d’ouvrir le débat, avec les principaux personnages qui confrontent leurs idées et expriment leurs convictions. Que de questions difficiles à trancher ! Raison et révélation sont-elles compatibles ? Peut-on concilier idéal de liberté et exigences de la foi ? Le progrès exclut-il le respect des traditions ? Les corps doivent-ils s’émanciper en même temps que les esprits ?... Les échanges n’en finissent pas entre les deux Espagnols, des intellectuels lettrés qui découvrent la vie parisienne avec les mêmes yeux que les Persans de Montesquieu, soixante ans plus tôt. Un attelage qui évoque aussi Don Quichotte et Sancho Pança, les héros mythiques de l'œuvre mère de la littérature romanesque espagnole.
Justement, voilà que le romancier Pérez-Reverte nous divulgue les secrets de son travail de composition. Point de départ : un fait historique mineur, banal, oublié. Consultation d’archives, confrontation avec des observations in situ. A l’imagination ensuite d’entrer en jeu : il faut retracer des événements effacés des mémoires, reconstruire des personnages dont ne reste que le nom. Modelage de l’écriture pour imposer au lecteur un rythme en harmonie avec celui des péripéties. Ne pas oublier l’année de travail ingrat, à lire et relire, ajouter, supprimer, corriger, réviser sans fin…
Avant d’écrire des romans et d’être lui-même membre de l’Académie royale espagnole, Pérez-Reverte avait été journaliste ; un correspondant de guerre, du genre baroudeur droit dans ses bottes. Toute ressemblance avec l’un de ses deux héros, celui qu’on appelle l’Amiral, est-elle vraiment fortuite ? Un homme grand, sec, au caractère ferme, ouvert aux Lumières, mais qui ne transige pas avec ses valeurs, même si elles vont parfois à l’encontre de ses idées...
Un mot sur un autre personnage du roman, un abbé plus ou moins défroqué, prêchant à Paris la révolution dont les présages se laissent entrevoir. Etouffé par les rancœurs, il appelle à la disparition d’un art de vivre dont il profite en parasite. Un humaniste ? Certainement pas ! Ce n’est pas l’amour de l’humanité qui l’anime, c’est le mépris qu’elle lui inspire. Que les têtes tombent !... Ce personnage réel de l’époque, pseudo-philosophe aigri et radical, ruminait sa haine de ses confrères, lesquels, selon lui, le privaient de la reconnaissance qu’il estimait mériter. La Révolution Française lui aura permis de régler ses comptes... avant de le conduire à l’échafaud à son tour.
Qu’en pensent ceux que l’on entend aujourd’hui, sur les ondes, exhaler leurs frustrations personnelles, tout en s’arrogeant le droit de parler au nom du peuple ?
Ce n’est pas le cas d’Arturo Pérez-Reverte, érudit, humaniste, européen. Un homme de bien, en somme.
DIFFICILE oooo J’AI AIME BEAUCOUP
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