Décembre 2016,
Peu connu en France, Bernard Malamud est, comme Saul Bellow et Philip Roth, une figure emblématique de ce que, à tort ou à raison, on appelle l’école juive new-yorkaise de littérature. Lui-même aurait préféré qu’on le présente tout simplement comme un écrivain américain - virgule - juif.
Le commis, considéré comme un chef d'œuvre en Amérique, date de 1957. Il vient de faire l’objet d’une nouvelle publication en français, après des années d’oubli. On peut le lire comme un roman classique ou comme un conte philosophique.
Il est courant pour Malamud de mettre en scène des familles juives immigrées d’Europe de l’Est, menant des vies besogneuses et modestes dans les quartiers périphériques de New-York. Un monde qu’il connaît bien, car ses parents, nés en Russie, tenaient une petite épicerie à Brooklyn. Dans ce microcosme, être juif a un sens. Pourtant, on n’y observe très peu les pratiques religieuses ; il est rare que l’on parle de la Shoah, ou d’Israël. On s’exprime en anglais – on est Américain ! – probablement avec un accent ... mais dans un livre, ça ne se voit pas... Juste quelques mots ou expressions en yiddish, quand leur équivalent exact est introuvable en anglais.
Morris Bober et son épouse Ida tiennent depuis des années une petite épicerie misérable qui leur permet à peine de survivre. Dans le quartier pauvre de Brooklyn où ils sont installés et dont ils ne sortent jamais, leurs conditions de vie se dégradent encore après une agression par des malfrats qui s’emparent de la caisse, pourtant bien maigre. A soixante ans, Morris est prématurément vieilli. Ida, pourtant moins âgée, est usée, elle aussi, par une vie d’anxiété et de privations.
Morris et Ida survivent grâce à l’emploi de secrétaire de leur fille, Helen, une très jolie jeune femme de vingt-quatre ans qui aurait rêvé suivre des études de littérature. Le manque de moyens et son dévouement filial l’amènent à se replier sur elle-même. Est-elle destinée à rester vieille fille ? Sa mère veille : il y a aux alentours quelques commerçants juifs dont les fils... Pourvu surtout qu’elle ne tombe pas amoureuse d’un goy !
Le goy inattendu, c’est Franck, un bad boy loqueteux. Des raisons qui lui sont propres – des remords, tout simplement ! – le poussent à s’imposer dans l’épicerie et à suppléer Morris dans un rôle de commis, pour un salaire de misère, malgré les réticences d’Ida. Le bad boy a bon fond. Il a aussi des excuses à faire valoir pour ses mauvaises actions passées : une enfance en orphelinat, une adolescence errante et erratique, des mauvais choix, faits sous pression. C’est un pauvre type, en fait.
Comme tous les pauvres types, il n’aime pas les Juifs, sans savoir pourquoi... Mais ça, c’était avant ! Car Franck est un jeune homme intelligent, capable de se remettre en question. Et il a un certain charme. Helen n’y est pas insensible. Lui tombe raide dingue... Ida est morte d'inquiétude.
Le récit est plutôt captivant. Les situations évoluent sans cesse. Dans sa charge de commis, Franck se donne un mal de chien. L’épicerie qui périclitait, se redresse, puis re-périclite... On lui trouve un repreneur, qui se défausse, qui revient... Des évènements qui ne sont pas sans incidence sur le quotidien matériel et moral de chacun. Instabilité aussi dans les états d'âme d’Helen et de Franck, dans leurs relations et dans ce que chacun représente pour l’autre... Jusqu’à la dernière page, que j’ai bien relue vingt fois pour tenter de découvrir un sens caché à une conversion aussi précipitée qu’absolue.
Est-ce ce simplement un geste, une offrande, à l’intention d’Helen ?
Est-ce, à l’inverse, un acte purement spirituel, une renonciation définitive, l’aboutissement d’un parcours de rédemption par la pauvreté et la bienveillance, inspiré par Saint François d’Assise, dont on avait raconté l’histoire à un pauvre gosse, jadis, dans un orphelinat ?
Est-ce un hommage à Morris, cet homme qui savait accorder sa confiance en dépit des apparences, cet homme soucieux d’« être un bon Juif ». Ce n’était pas question de pratique religieuse – Morris n’en observait aucune – mais de ce qu’il appelait respect de la Loi. Avoir des Valeurs – être honnête, bienveillant, généreux – et transmettre ces Valeurs à ses enfants.
Pauvre Morris : son honnêteté n’était-elle pas de la naïveté, sa bienveillance de la faiblesse ? Sa générosité n’a-t-elle pas fait obstacle au bien-être de son épouse et à l'avenir de sa fille ?
Les êtres les meilleurs seraient-ils forcément voués à des destinées perdantes ? Pour Malamud, les Juifs auraient une sorte de monopole de la bienveillance et de la souffrance.
On n’est pas obligé d'avoir le même avis, tout en trouvant beaucoup de plaisir à lire Le commis.
GLOBALEMENT SIMPLE ooooo J’AI AIME PASSIONNEMENT