Décembre 2016,
José Saramago est un intellectuel et écrivain portugais, gratifié d’un prix Nobel de littérature en 1998. Son roman La lucidité, qui date de 2004, est surprenant à double titre. C’est à la fois une histoire extravagante et un exercice de style cocasse. Le sujet est de surcroît particulièrement d’actualité chez nous, en ces temps de scrutins à répétition.
Le premier chapitre est un chef-d'œuvre burlesque à lui tout seul.
Journée d’élections municipales dans la capitale d’un pays occidental démocratique. Un bureau de vote comme nous en connaissons. Des tables, des isoloirs, une urne. Registres, bulletins, enveloppes. Les officiants habituels : un président, des assesseurs, un secrétaire, des représentants des partis, des suppléants ; chacun est très pénétré de sa mission.
Ah, peut-être des électeurs, aussi ? Et bien non, justement, personne ! A seize heures, à peine une vingtaine de bulletins dans l’urne, en comptant ceux des officiants, totalement décontenancés. La description de leur comportement, de leurs réflexions, de leurs propos, fait l’objet d’une prose amphigourique irrésistible... J’y reviendrai.
Soudain, déferlement d’électeurs qui se présentent tous en même temps à leurs bureaux de vote. Files à perte de vue, attentes interminables. Les caméras de télévision s'activent, les micros aussi ; questions et commentaires fusent. A l’annonce de ce raz-de-marée citoyen, les politiques se rengorgent.... Une allégresse quelque peu prématurée. Après la fermeture du scrutin, on décompte plus de soixante-dix pour cent de bulletins blancs !
Le pouvoir se veut serein. Il apparente le phénomène à ce qu’on pourrait appeler un bug, un incident mineur qu’on ne cherche pas à comprendre : on réinitialise. Le scrutin est invalidé, les électeurs sont invités à revoter la semaine suivante. Rebelote ; quatre-vingt-trois pour cent de bulletins blancs ; et dix de der, ça devient sérieux...
Chez nous, hommes et femmes politiques feraient mine de méditer sérieusement sur la situation, de battre leur coulpe, la main sur le cœur, le regard au fond du fond le plus profond de nos yeux, le sourire plus franc et plus candide que jamais. On nous aurait « compris » !...
Et bien non, il n’est pas du tout certain que cela se passerait ainsi. En tout cas, ce n’est pas comme ça que cela se passe dans La lucidité.
Le gouvernement considère que la situation pourrait menacer la démocratie. Il n’a pas tort, mais il faut bien trouver une explication à l’inexplIcable. Peu à peu, une certitude s’installe dans l’esprit du chef de l’Etat, du chef du gouvernement et des ministres régaliens. Il y a tout lieu de penser qu’il s’agit d’une provocation, d’un complot contre l’Etat. Peut-être une subversion fomentée par des éléments anarchistes. Ou une déstabilisation manigancée depuis un pays étranger.
Qu’en pense la population ? Pas grand chose ; rien qui ébranle la bonne humeur générale ; quelques uns se gaussent... Rira bien qui rira le dernier ! Au pouvoir, la paranoïa gagne. Proclamation de l’état d’exception, puis de l’état de siège. Délocalisation en province du gouvernement et des principales administrations, l’armée étant déployée aux portes de la ville, désormais ex-capitale, afin que nul habitant n’en sorte... Jusqu’où cela ira-t-il ?
Pour conter cette histoire absurde à l’humour de plus en plus noir, un pastiche jubilatoire de prose administrative et juridique ; une phraséologie volontairement ampoulée, encombrée de circonlocutions surréalistes, constellée de clichés éculés et de langue de bois. Des phrases très longues, insérant dialogues, monologues intérieurs et digressions diverses dans une ponctuation inhabituelle. La lecture est limpide et très expressive. Savoureux.
Savoureux, mais lassant à la longue. Les exercices de style les plus courts sont les meilleurs. Sinon, ils finissent par prendre le pas sur le sens profond de l’ouvrage.
Mais peut-être n’y a-t-il pas dans La lucidité, cette fiction imaginée par Saramago, d’autre sens profond qu’une absurdité kafkaïenne pessimiste et prémonitoire.
Ce serait plus grave qu’il n’y paraît. Car s’il advient un jour que la réalité rejoint la fiction, il nous faudra ne pas nous laisser aveugler par des exercices de style.
Et prendre la mesure concrète de cette inspiration du poète René Char : « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil ».
DIFFICILE ooo J’AI AIME